10 Million Names : l'IA à la recherche des dix millions de noms d'esclaves rayés de l'histoire
Le projet 10 Million Names explore les histoires orales et les archives américaines afin de retrouver le nom de 10 millions de personnes réduites en esclavage dans l'Amérique pré et post-coloniale.
Cette photographie historique présente une ou plusieurs familles d'esclaves afro-américains prenant la pause sur le perron d'une habitation en bois dans une plantation du comté de Hanovre, en Virginie.
Lorsque la journaliste Dorothy Tucker a entendu pour la première fois parler du projet de généalogie 10 Million Names, elle a immédiatement repensé aux années 1960 et à ces longs voyages en voiture au départ de Chicago vers le Sud des États-Unis, là où la famille de sa mère possédait des terres.
La propriété acquise en 1881 par son arrière-grand-père George Trice, dans le Mississippi, était spéciale pour plusieurs raisons. Tout d'abord, personne ne savait comment un ancien esclave avait pu se porter acquéreur d'une propriété de 65 hectares, mais Trice était parvenu à rassembler les 800 dollars nécessaires. Chaque été, lorsque Tucker et sa famille se rendaient à Shannon dans le Mississippi pour rendre visite à leurs proches, le séjour leur offrait bien plus que de simples vacances.
« Je me levais le matin et prenais le petit-déjeuner chez ma tante. Ensuite, je faisais quelques pas dans la rue pour profiter du déjeuner chez ma grand-tante ; puis je passais l'après-midi à jouer dans la maison de mon cousin, » nous raconte Tucker, une journaliste d'investigation primée pour CBS2 WBBM-TV à Chicago. « C'était comme ça toute la journée. Chaque maison appartenait à un proche. Je pensais que tout le monde vivait ainsi, que tout le monde possédait des terres et des propriétés. »
Tucker a fini par en apprendre plus sur cette acquisition durant les derniers mois de sa présidence au sein de la National Association of Black Journalists (NABJ). Début 2023, un membre du conseil d'administration de la NABJ, Paula Madison, dirigeante à la retraite du conglomérat NBC Universal, a informé le groupe de la création d'une nouvelle branche au sein du Georgetown Memory Project, l'initiative à l'origine des révélations sur la vente d'esclaves africains organisée en 1838 afin de financer l'université Georgetown. Le 10 Million Names Project a vu le jour dans le but de retrouver les noms de dix millions d'hommes, de femmes et d'enfants de descendance africaine qui ont été réduits en esclavage entre le 16e siècle et 1865 dans l'Amérique pré- et post-coloniale. En faisant appel à des spécialistes en généalogie, à diverses organisations culturelles et à des historiens de la famille, l'initiative espère fournir à un plus grand nombre de citoyens afro-américains des informations dont la collecte pour leurs ancêtres n'a commencé qu'à partir du recensement des États-Unis de 1870.
Avant cette année-là, les esclaves africains et leurs descendants étaient uniquement considérés comme la propriété de leurs maîtres. Si leur existence devait figurer quelque part, c'était sous la forme de documents de vente ou de biens enregistrés à l'état civil. Par ailleurs, les descendants des esclavagistes possèdent souvent de véritables mines d'information sur les esclaves achetés ou vendus dont le sort nous serait totalement inconnu autrement.
L'initiative reposera en grande partie sur l'histoire familiale transmise oralement de génération en génération et les chercheurs du 10 Million Names Project comptent également sur la contribution des familles blanches au processus de recherche à travers la mise à disposition des registres, des lettres et des bibles de famille.
Le mois dernier, Tucker a profité de la conférence annuelle de la NABJ organisée à Birmingham, dans l'Alabama, pour mettre un terme à son mandat de présidente, mais aussi pour annoncer lors du banquet des récompenses qu'elle avait pu en apprendre plus sur les aventures immobilières de son arrière-grand-père grâce à une collaboration entre l'association et l'initiative American Ancestors de la New England Historical Genealogical Society.
La conférence a également servi de décor au lancement officiel du projet 10 Million Names. Tucker considère l'initiative comme un cadeau de départ arrivant à point nommé pour ses collègues journalistes. À l'heure où les divisions ethniques s'amplifient, où les crimes haineux se poursuivent, où les tentatives de bannir certains ouvrages et de freiner les programmes d'études afro-américaines dispensés dans les écoles ou les universités se multiplient, il est primordial pour les Noirs-Américains de renforcer les connaissances sur leur histoire, indique Tucker.
« Je pense que la capacité à diffuser ces histoires et à les connaître est essentielle, » poursuit la journaliste. « En tant que journaliste, le fait d'être conscient de son histoire personnelle nous donne suffisamment de perspective pour aller plus loin lors du prochain article, que ce soit à propos du conseil scolaire, de l'Ukraine ou des prochaines élections. Vous savez, ces histoires sont des outils qui se révèlent très utiles pour nous tous. »
GENÈSE DE L’INITIATIVE
L'homme à l'origine du Georgetown Memory Project et de 10 Million Names ne s'est jamais intéressé à l'arbre généalogique de sa propre famille.
« La généalogie, pour moi, c'était comme collectionner les papillons, » déclare Richard Cellini, professeur à Harvard et directeur-fondateur du Legacy of Slavery Remembrance Program de l'université. « C'est impressionnant en raison des efforts fournis, mais je n'avais jamais vraiment saisi l'intérêt. »
Cellini est né en 1963 en Pennsylvanie centrale d'un père professeur à l'université d'État de Pennsylvanie et d'une mère au foyer. Son éducation catholique l'a conduit à l'université de Georgetown, puis à une première carrière en droit d'une dizaine d'années avant de s'orienter vers le monde merveilleux de l'informatique et des technologies. En 2015, Cellini a découvert que l'université dans laquelle il avait étudié venait de créer un groupe de travail dédié à la vente de 272 hommes, femmes et enfants organisée en 1838 afin de renflouer les caisses de l'université. En tant que Blanc américain de descendance européenne, Cellini n'a pas côtoyé ou connu beaucoup de personnes noires en grandissant, à l'école ou au cours de ses carrières dans le droit et les technologies. L'initiative a donc ouvert une nouvelle fenêtre dans son esprit.
Lorsque le président de l'université de Georgetown a invité les anciens élèves à se prononcer sur le sujet, Cellini a écrit un e-mail en posant une simple question qui n'avait aucun lien avec l'université : « Que sont-ils devenus ? »
D'après la réponse fournie par un membre qualifié du groupe de travail, les recherches avaient conclu que l'ensemble des hommes, femmes et enfants étaient morts peu de temps après leur arrivée dans les marécages de Louisiane où ils avaient été emmenés.
« Je me souviens avoir lu cet e-mail, et même si je ne connaissais pas grand-chose à l'histoire de l'esclavage ou à l'histoire afro-américaine, j'ai tout de suite pensé que ça n'avait aucun sens, » nous raconte Cellini. La curiosité l'a poussé à former un groupe de recherche indépendant, au départ financé par ses propres économies puis par d'autres anciens de Georgetown qui n'ont pas hésité à soutenir financièrement l'initiative. À ce jour, le Georgetown Memory Project a identifié 236 des 272 esclaves vendus par les directeurs de l'université. Le projet a également permis de retrouver plus de 10 000 descendants directs des individus identifiés dans les archives.
« La vente d'esclaves de 1838 à Georgetown m'a réellement marqué ; il s'agissait de véritables personnes avec des noms de famille et des prénoms bien réels, » indique Cellini. « Plus de 50 % d'entre eux étaient des enfants. Le plus jeune était William, il n'avait que six mois. À 80 ans, Daniel était le plus âgé du groupe. Len était malade et Stephen boitait. Tous ces détails proviennent des documents originaux. Dès cet instant, il m'était impossible de les oublier. »
RENDEZ-VOUS AVEC L’HISTOIRE
D'après les généalogistes et les historiens associés au projet, la source la plus prometteuse d'informations pourrait bien se trouver dans les histoires orales qu'ils ont déjà commencé à recueillir à travers des centaines d'entretiens. Ces témoignages contiennent des histoires fascinantes comme celles racontées à Kendra Field par sa grand-mère, Odevia Brown, sur la vie de leurs ancêtres afro-américains et amérindiens en Oklahoma. Au lycée, Field n'avait jamais vraiment aimé les cours d'histoire, mais elle avait toujours été captivée par les histoires de sa grand-mère.
« À l'université, j'ai enfin pu réaliser grâce à un merveilleux professeur que les histoires de ma grand-mère étaient aussi de l'Histoire, » témoigne Field. Après la mort de son père, Field est allée visiter ces villes historiquement noires de l'Oklahoma afin d'explorer ses racines creeks et afro-américaines. Désormais historienne, autrice et professeure à l'université Tufts, elle a également accepté le rôle d'historienne en chef du projet 10 Million Names.
De nos jours, la technologie permet aux investigateurs du projet de mener leurs recherches avec plus de rapidité et d'efficacité, notamment grâce à l'utilisation de l'intelligence artificielle. Comme nous l'explique Field, l'IA permet de localiser les registres des plantations, les publicités et les reçus des enchères. « Plus particulièrement, il y a eu beaucoup de progrès dans la reconnaissance optique des caractères, utilisée par les chercheurs pour identifier les noms dans les registres manuscrits, » indique l'historienne.
Avant, un investigateur devait trouver le document, retranscrire l'information puis consulter une autre base de données pour approfondir les recherches. Désormais, avec le développement de nouvelles bases de données comme Enslaved.org, il est nettement plus facile de localiser les individus et d'établir des connexions. « Cela signifie que nous pouvons nous rapprocher de l'objectif des 10 millions plus rapidement qu'il y a dix ans, » résume Field. De même, la collection de la bibliothèque du Congrès des États-Unis intitulée Born in Slavery: Slave Narratives from the Federal Writers' Project, 1936 to 1938 a fourni de précieux renseignements grâce aux 2 300 personnes interrogées pour ce projet.
De prime abord, l'identification de dix millions de personnes dont le statut d'êtres humains a été rayé de l'Histoire peut sembler une tâche herculéenne, mais les acteurs de cette initiative ont la conviction que l'objectif est atteignable, et ce, malgré la tourmente culturelle et idéologique qui affecte actuellement la société américaine. Pourquoi ? Parce qu'il reste certaines vérités inaliénables dans ce monde, affirme Cellini.
« Comme le disait John Adams, les faits sont têtus. Vous savez, nos frères et sœurs noirs ont toujours connu leur histoire et les Blancs ont toujours empêché les Noirs d'apprendre cette histoire. Désormais, les Blancs essaient d'empêcher d'autres Blancs d'apprendre cette histoire. »
Pour Cellini, il est clair que les Noirs américains ne sont pas les seuls à avoir la volonté ou même le besoin de connaître toute l'histoire. « Les Blancs aussi ont soif de connaissances sur le sujet. Il est de notre devoir d'opposer une résistance déterminée, de porter coup après coup afin d'obtenir la vérité. Et rien n'est plus têtu que les faits. »
Tout comme Tucker, Cellini est convaincu que ce travail de recherche est incontestablement bénéfique pour l'ensemble de la société.
« Le plus dur, ce n'est pas de trouver, » déclare Cellini à propos de l'initiative. « Le plus dur, c'est de regarder. Quand on regarde, on trouve. Et quand on trouve, c'est le monde entier qui change. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.