Au Japon, l'Ode à la joie est un chant de Noël
Chaque année en décembre, plusieurs centaines de concerts mettant à l'honneur la Neuvième symphonie, avec ses messages de paix, d'espoir et de joie, se tiennent à travers le Japon.
En février 2006, cinq mille choristes amateurs se sont réunis à Tokyo, au Japon, pour chanter le quatrième et dernier mouvement de la neuvième symphonie de Beethoven, Ode à la joie. La reprise en chœur de cette pièce musicale du compositeur allemand célébrant l'unité et la fraternité est devenue une tradition des Fêtes de fin d'année au Japon depuis plus d'un siècle.
Retranché derrière ses fils barbelés au beau milieu de la forêt, le camp de prisonniers de cette île japonaise semble être un point de départ bien étrange pour l'une des plus grandes chorales du monde. C'est pourtant bien derrière ces murs que dans l'ombre de la Première Guerre mondiale, une interprétation impromptue de la neuvième symphonie de Ludwig van Beethoven a tant séduit le cœur des Japonais qu'elle a donné naissance à une tradition qui enchante encore de nos jours les fêtes de fin d'année.
Chaque année en décembre, plusieurs centaines de concerts mettant à l'honneur la Neuvième symphonie, avec ses messages de paix, d'espoir et de joie, se produisent à travers le Japon, dans des salles allant du centre commercial au foyer communautaire. Dans la plupart de ces performances, des chorales sont invitées à entonner l'Ode à la joie, la partie chantée du quatrième mouvement de la symphonie.
Cette gravure du compositeur germano-autrichien Ludwig van Beethoven date de 1882. Sa Neuvième symphonie a été jouée pour la première fois en Asie il y a plus de cent ans par des prisonniers de guerre allemands au Japon.
Le concert le plus attendu est celui donné au Suntory Hall d'Osaka, le Suntory 10,000 Freude qui réunit généralement 10 000 chanteurs amateurs et professionnels. « La relation entre les Japonais et la Neuvième de Beethoven relève à la fois du lien social et musical, » témoigne le chef d'orchestre Jeffrey Bernstein. « Pour eux, chanter l'Ode à la Joie est une manière de communier. »
La curieuse histoire de cette mélodie née en Europe devenue l'air incontournable des Fêtes japonaises débute en Allemagne, il y a plusieurs centaines d'années. Dans le sillage de la pandémie de coronavirus qui avait contraint les autorités à suspendre la plupart des représentations, pourrait-on s'attendre à voir son règne prendre fin ?
DES RACINES EUROPÉENNES
Beethoven est né à Bonn, une ville allemande bordant le Rhin, au mois de décembre 1770. En 1792, il emménage à Vienne, en Autriche, afin d'y étudier la musique sous la direction du célèbre compositeur classique Franz Joseph Haydn. Durant ses années à Vienne, la carrière du jeune Beethoven connaît un essor phénoménal avec diverses représentations dans les théâtres et les auditoriums de la ville, notamment l'opéra Theater an der Wien et le palais Lobkowitz, un édifice baroque depuis transformé en musée. Malgré tout, le compositeur ne parvient pas à trouver l'harmonie dans sa vie personnelle.
« Tout au long de sa vie, il a eu de nombreux problèmes de santé. Il voulait trouver l'amour mais ne l'a jamais trouvé. Il voulait fonder une famille mais n'en a jamais eu », raconte l'auteur et réalisateur Kerry Candaele, dont le film Following the Ninth documente l'impact mondial de la dernière symphonie de Beethoven. « Il était l'un des plus grands maîtres de la musique et a perdu l'audition. »
Selon certains historiens, il aurait fallu toute une vie à Beethoven pour écrire la Neuvième symphonie, achevée quelques années avant sa mort, en 1827. L'inspiration lui est venue de l'œuvre du poète et philosophe allemand Friedrich Schiller, qui a écrit Ode à la joie en 1785, un poème adressant un message universel de fraternité, de joie et de liberté. Avec les mots de Schiller intégrés au quatrième mouvement, la première de la Neuvième est donnée au Theater am Kärntnertor de Vienne en 1824 et devient la première symphonie au monde à introduire des sections chantées.
ÉCHANGE CULTUREL EN TEMPS DE GUERRE
Malgré sa popularité en Europe, la Neuvième symphonie n'est pas jouée en Asie avant près d'un siècle plus tard, dans la plus improbable des salles. Au cours de la Première Guerre mondiale, le Japon est l'allié de la Grande-Bretagne et capture des troupes ennemies sur l'île chinoise de Qingdao, sous occupation allemande. Environ 1 000 soldats allemands sont transportés à Naruto, une petite ville de la préfecture de Tokushima, plus habituée à l'accueil des pèlerins bouddhistes qu'aux prisonniers de guerre européens.
Au camp de prisonniers de Bandō, le commandant encourageait les soldats capturés à participer à des activités, comme la gestion d'une boutique, la publication d'un journal ou encore la pratique d'un instrument. Le 1er juin 1918, le prisonnier allemand Hermann Hansen mène les 45 musiciens en résidence de l'orchestre de Tokushima, doté pour la plupart d'instruments de fortune, et un chœur de 80 voix masculines d'autres prisonniers de guerre dans une interprétation de la Neuvième symphonie. La nouvelle du concert est arrivée aux oreilles du riche politicien et mécène de la musique classique Yorisada Tokugawa, qui s'est rendu au camp quelques mois plus tard pour assister à une nouvelle représentation. Les musiciens japonais de l'actuelle université des arts de Tokyo n'interpréteront la Neuvième de Beethoven qu'en 1925.
Les relations intermittentes entre le Japon et l'Allemagne ont repris de plus belle durant la Seconde Guerre mondiale, tout comme leur fascination partagée pour Beethoven. En décembre 1943, la remise des diplômes de l'université de Tokyo aux étudiants mobilisés pour partir en guerre comporte une interprétation de l'Ode à la joie. Pendant la guerre, les impérialistes japonais utilisent la symphonie à des fins de propagande nationaliste ; l'œuvre a également eu la malchance d'être désignée comme la symphonie préférée d'Adolf Hitler.
Susanne Hake tient une photo de son grand-père, Hermann Hake, photographié alors qu'il était prisonnier pendant la Première Guerre mondiale au Japon. Avec d'autres prisonniers allemands, il a joué la Neuvième symphonie de Beethoven en 1918 dans un camp de Bandō, l'actuelle ville de Naruto. C'était la toute première fois que la dernière symphonie de Beethoven était jouée en Asie.
« Depuis sa première représentation en 1824, la Neuvième est devenue une pièce si emblématique qu'elle a su séduire une multitude de mouvements et d'individus, » indique Candaele. « Le plus connu d'entre eux était Hitler, qui avait même demandé à ce qu'elle soit jouée à son anniversaire. Il la considérait comme de la musique aryenne, ce qui est étrange au regard des paroles de l'Ode à la joie. Candaele évoque notamment des phrases comme « Tous les humains deviennent frères » et « Ce baiser au monde entier ! ». « Comment y voir un message de suprématie aryenne ? »
Cet amour voué à la Neuvième symphonie par Hitler n'a pas suffi à empêcher les idéaux révolutionnaires d'Ode à la joie de résonner dans le cœur des peuples luttant contre des régimes totalitaires à travers le monde. Sous la dictature de Pinochet dans les années 1970, les femmes chiliennes l'entonnaient dans sa version espagnole, Himno a la Alegria, dans les rues de Valparaiso et à l'intérieur même du camp de concentration de Tres Álamos. En 1989, la Neuvième symphonie jaillissait à pleine puissance des haut-parleurs de fortune installés par les manifestants sur la place Tiananmen, à Pékin, en Chine.
La même année, le 25 décembre, l'illustre chef d'orchestre américain Leonard Bernstein, fils d'immigrés juifs ukrainiens, dirigeait la symphonie dans l'enceinte néo-classique majestueuse du Konzerthaus de la place Gendarmenmarkt, pour célébrer la chute du mur de Berlin. Bernstein avait notamment changé le mot Freude (joie) pour Freiheit (liberté).
Les universitaires y voient un fil rouge incontestable. « Toute musique d'exception joue un rôle qui dépasse le simple cadre musical, » déclare Candaele. « La Neuvième symphonie possède cette capacité à soigner et à réparer les peuples brisés et les nations morcelées. L'écouter permet de s'élever pour reconnaître le meilleur en chacun de nous. »
UN NOUVEAU DÉPART AU JAPON
Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale, la dévotion du peuple japonais pour Beethoven reste inébranlable. Sous l'occupation américaine, la musique japonaise traditionnelle est censurée, notamment le kabuki. Les films de guerre et les références à l'histoire du Japon étaient également interdits, mais étonnamment, Beethoven avait réussi à s'affranchir de la censure. En décembre 1946, alors que Tokyo se remet encore des horreurs de la guerre, les spectateurs se pressent en grand nombre pour écouter le message d'espoir porté par la Neuvième symphonie jouée par le New Symphony Orchestra sous la direction de Joseph Rosenstock, un chef d'orchestre juif polonais.
« Pour les Japonais, l'idée de survivre, de reconstruire et d'avancer est une force puissante », indique Jeffrey Bernstein, le premier Américain à diriger une interprétation de la Daiku, comme l'appellent les Japonais, dans la ville de Naruto, non loin de l'endroit où les prisonniers de guerre l'avaient jouée pour la première fois.
Bien que ce camp ait depuis longtemps disparu, il existe toujours des vestiges de l'échange culturel dont Naruto fut le théâtre il y a plus de cent ans. De nos jours, les touristes peuvent acheter des plantes et des saucisses allemandes dans une station-service baptisée « Maison de la Neuvième », construite avec les matériaux récupérés des baraques de prisonniers. Les dioramas, les photos et les vidéos de la vie dans le camp de Bandō remplissent la Maison allemande de Naruto et une statue de Beethoven trône fièrement devant une allée de cerisiers.
UNE PASSION INÉPUISABLE
Au fil des années, l'enthousiasme pour la Neuvième ne s'est pas essoufflé. Le styliste Yasu Tanano se souvient avoir appris la symphonie alors qu'il était au lycée dans les années 1960. « On chantait Ode à la joie en japonais. Les paroles et la mélodie étaient si faciles à découvrir et à mémoriser. Je fredonnais souvent la Daiku quand j'étais enfant », se souvient-il. « Tous ceux de ma génération la connaissent et s'en souviennent encore. »
En bon choriste passionné, Tanano était bien décidé à participer à la toute première Ichiman-nin Daiku (Neuvième à 10 000 voix) en 1983, un spectacle donné en commémoration de la construction de l'Osaka-jō Hall à Osaka. Pour se préparer, Tanano et les milliers d'autres chanteurs ont répété pendant plusieurs mois, apprenant même les paroles en allemand.
Des chanteurs venus de tout le Japon participent à d'immenses chorales reprenant l'Ode à la joie de Beethoven, comme celle-ci en 2008 à Tokyo.
Le jour du concert, le nombre de choristes dans l'auditorium dépassait nettement celui des spectateurs. Les hommes en costume noir et les femmes en chemisier blanc et longue jupe noire occupaient près du trois quarts des sièges, alors que l'orchestre était installé sur une scène montée au beau milieu de la salle. Même si Tanano avait déjà eu l'occasion de chanter l'Ode à la joie lors de précédents concerts, se joindre à cette chorale de 10 000 personnes était pour lui une expérience renversante. « Je ne m'attendais pas à ce que le son soit aussi puissant, » indique Tanano. « Je suis sûr que tous les choristes ont été stupéfaits. C'était incroyable, mon corps en tremblait. »
Dans les années qui ont suivi, plusieurs milliers d'amateurs et de professionnels venus de tout le Japon et même d'autres pays se sont réunis chaque année dans l'enceinte de l'Osaka-Jo Hall pour cette célébration de fin d'année. Shizuma Ueda, un ingénieur de la ville de Sakai, est tombé sous le charme après avoir regardé sa première Ichiman-nin Daiku en 2005. « J'ai vu le visage des participants et j'ai tout de suite su que je voulais chanter sur scène avec eux », raconte Ueda. Depuis, il a participé à quatorze éditions consécutives.
Si l'Ichiman-nin Daiku d'Osaka est la plus grande des performances, ce ne sont pas moins de 200 concerts à plus petite échelle qui se produisent chaque année à travers le Japon. Les chorales locales d'Hokkaido à Kyushu encouragent quiconque souhaite faire entendre sa voix à les rejoindre, qu'ils soient professeurs, employés de bureau, enfants ou personnes au foyer. Les boutiques de musique vendent des partitions de la célèbre Ode à la joie et les bars organisent des karaokés pour accompagner les chanteurs d'un soir.
Pour certains Japonais, chanter Ode à la joie est une manière de communier plus largement avec l'humanité. « De nos jours, nous observons de nombreux conflits à travers le monde pour des motifs religieux ou d'appartenance à un groupe ethnique », indique Toshiaki Kamei, ancien maire de Naruto et directeur de l'All-Japan Association of Daiku Choral Societies. « Nous pensons que chanter la Daiku avec des personnes issues d'horizons différents nous aide à accepter la diversité et à promouvoir la paix dans le monde. »
DOUCE NUIT
Alors que les guerres mondiales, le fascisme et le communisme n'ont pas réussi à réduire la Neuvième au silence, la pandémie survenue il y a quelques années a dressé un obstacle majeur pour les groupes de chant. Participer ou assister à une interprétation de la dernière œuvre du prestigieux compositeur aurait été encore plus riche de sens en décembre 2020, date du 250e anniversaire de Beethoven. Une foule de festivals, d'expositions et de concerts étaient prévus dans le monde pour commémorer sa vie et son œuvre.
La pandémie a contraint les autorités à interdire toute célébration de grande ampleur et la chorale, qui propage des aérosols porteurs de virus, est particulièrement dangereuse. Au Japon, les inconditionnels du musicien allemand ont donc dû trouver une autre façon de maintenir en vie cette tradition sans pour autant menacer la santé publique.
En période de Noël, les illuminations enchantent cette rue menant à la tour de Tokyo. Le Japon a adopté de nombreuses traditions occidentales liées à Noël, notamment les décorations et les chorales.
« La pandémie est particulièrement cruelle pour ceux qui aiment chanter en groupe, car c'est une forme unique de connexion sociale pour eux », déclare Jeffrey Bernstein.
Cela n'a pas empêché certains d'essayer. En mars 2020, alors que la grande majorité de l'Europe était sous le coup d'un confinement strict, on pouvait entendre musiciens et citoyens chanter l'Ode à la joie depuis leur jardin ou leur balcon en Allemagne ou en Italie. D'un concert virtuel à l'autre, les musiciens de l'Orchestre symphonique du Colorado, du Charles County Youth Orchestra Musicians dans le Maryland ou de l'Orchestre philharmonique de Rotterdam ont entonné l'Ode à la joie telle une sorte d’hymne contre la pandémie.
Au Japon, la troupe de l'Ichiman-nin Daiku, désormais connue sous le nom de Suntory 10,000 Ninth, a tout de même donné un « concert miraculeux » le 6 décembre avec un effectif réduit de 1 000 choristes et 1 000 spectateurs, en respectant les mesures de sécurité qui s'imposaient, notamment la distanciation et le port d'un masque en plastique. Ils ont été rejoints en vidéo par 9 000 autres participants chantant depuis chez eux.
Déterminés à ne pas laisser cette crise mondiale entacher la parade en hommage à l'illustre compositeur, les organisateurs des célébrations entourant le 250e anniversaire de Beethoven ont décidé de prolonger les festivités jusqu'en septembre 2021.
Quoi qu'il en soit, même en l'absence de prodigieuse célébration, l'esprit de la Neuvième de Beethoven continue de régner. « Cette pièce musicale est née de la plume de Beethoven il y a un peu plus de deux siècles. Depuis, elle a littéralement fait le tour du monde et touché une infinité d'individus » indique Bernstein. « Son message est tellement humaniste. Un jour, nous dit le texte, nous serons tous frères et sœurs. Être humain, nous rappelle-t-il, c'est bien plus que la satisfaction de ses propres désirs, c'est créer du lien avec l'autre. »
Rachel Ng est une journaliste basée à Los Angeles et spécialisée dans le voyage et la culture. Retrouvez-la sur Instagram.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.