L'avortement n'a pas toujours fait polémique aux États-Unis
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, l'avortement n'a pas toujours été illégal aux États-Unis, ni même controversé. C'est au cours du 19e siècle que la vision de cette pratique a évolué, provoquant les débats qui sont encore très vifs aujourd'hui.
Jusqu'au 19e siècle, aucune loi n'interdisait l'avortement aux États-Unis et, lorsque ces lois devinrent de plus en plus restrictives, de nombreuses femmes cherchèrent à avorter en secret. Le chirurgien George T. Strother, que l'on voit à droite avec une patiente, défia la loi de Virginie contre l'avortement et fut arrêté en 1954. L'homme qui tourne le dos est un médecin qui accompagna la police lors d'une descente dans l'établissement médical de Strother.
Les discussions pour le moins clivantes sur l’avortement ont été ravivées suite à la fuite d’un projet d’opinion majoritaire de la Cour suprême des États-Unis par le juge Samuel Alito, qui vise à annuler la décision Roe v. Wade de 1973 affirmant le droit à l’avortement dans la totalité du pays. Dans son projet d’opinion, Alito s’appuie sur les travaux de certains historiens et conclut que le droit à l’avortement n’est pas enraciné dans « l’histoire ou la tradition » du pays.
Mais cette vision de l’Histoire fait l’objet de débats importants. Bien que les interprétations diffèrent, la plupart des spécialistes qui se sont penchés sur l’histoire de l’avortement soutiennent que l’interruption volontaire de grossesse n’a pas toujours été illégale, ni même controversée aux États-Unis. Voici ce que disent ces experts sur la relation longue et compliquée du pays avec l’avortement.
Instruments utilisés pour les avortements clandestins, tels que représentés en 1935 dans Woman, An Historical, Gynaecological and Anthropological Compendium. Selon le Musée de la contraception et de l'avortement, établi à Vienne, lorsque l'avortement est illégal, les médecins et les femmes elles-mêmes ont tendance à utiliser tous les instruments à leur disposition pour effectuer la procédure.
Norma McCorvey, 35 ans, pose pour une photo à Terrell, au Texas, le 21 janvier 1983. Mme McCorvey est plus connue sous le nom de « Jane Roe », nom fictif qu'elle utilisa lors de son procès historique contre la loi anti-avortement du Texas. L'arrêt historique de la Cour suprême Roe v. Wade rendit l'avortement légal dans tout le pays.
AVANT LES LOIS SUR L’AVORTEMENT
Dans l’Amérique coloniale et les premiers temps de la république, il n’existait aucune loi sur l’avortement. Les autorités ecclésiastiques désapprouvaient cette pratique, mais elles la traitaient comme une preuve de sexe illicite ou prémarital, et non comme un meurtre, écrit Carla Spivack, historienne du droit à l’Université de droit de l’Oklahoma, dans le William & Mary Journal of Race, Gender, and Social Justice.
Certaines régions poursuivaient en justice les cas d’avortements. Par exemple, dans le Connecticut des années 1740, des procureurs jugèrent un médecin et un homme du Connecticut pour un délit lié à la mort de Sarah Grosvenor, qui était décédée suite à un avortement raté. Cependant, l’affaire portait sur le rôle des hommes dans la mort de la femme, et non sur l’avortement en lui-même, et de telles poursuites étaient rares.
Une publicité de Planned Parenthood datant des années 1980 dénonçe une proposition présentée au Sénat américain qui codifierait la croyance selon laquelle la vie humaine commencerait dès la conception. Les militants et les législateurs qui furent consternés par l'arrêt Roe v. Wade de la Cour suprême passèrent des années à tenter de le renverser par des amendements constitutionnels et d'autres lois.
En réalité, selon Lauren MacIvor Thompson, historienne des droits des femmes et de la santé publique, et professeure adjointe à l’université d’État de Kennesaw, « l’avortement au cours du premier trimestre aurait été très, très courant ».
Cela s’explique en partie par la manière dont la société percevait la conception et la vie.
De nombreux historiens et historiennes s’accordent à dire qu’à une époque bien antérieure à la fiabilité de nos tests de grossesse actuels, l’avortement n’était généralement pas poursuivi ou condamné jusqu’au moment du quickening, c’est-à-dire le moment où une femme enceinte commençait à sentir les premiers coups et mouvements du fœtus. À l’époque, le quickening était sans doute la seule preuve irréfutable de la grossesse. En 1841, un médecin écrivit que de nombreuses femmes ne calculaient même pas la date de leur accouchement avant d’avoir senti les coups du bébé, ce qui se produit généralement au cours du deuxième trimestre, et parfois même au bout de vingt semaines de grossesse. C’est à ce moment-là que le fœtus était généralement reconnu comme un bébé ou une personne.
Leslie J. Reagan, historienne de l’université de l’Illinois, écrit dans son livre When Abortion Was a Crime que, jusqu’au milieu du 19e siècle, « ce que nous identifierions aujourd’hui comme un avortement précoce provoqué n’était pas du tout appelé un "avortement". Si une grossesse précoce prenait fin, on disait qu’elle avait "disparu" ou que les menstruations avaient été "rétablies". »
LES PREMIÈRES MÉTHODES D’AVORTEMENT
À l’époque, les femmes qui ne souhaitaient pas poursuivre leur grossesse avaient de nombreuses options. Des herbes comme la sabine, la tanaisie et la menthe pouliot étaient courantes dans les potagers et pouvaient être concoctées et auto-administrées pour, dans le langage de l’époque, faire disparaître les « obstructions » ou provoquer les menstruations.
Des activistes protestent contre la candidate démocrate à la vice-présidence, Geraldine Ferraro, lors d'un arrêt de campagne à l'université du Texas à Arlington, le 20 septembre 1984. La position pro-avortement de Ferraro fut très controversée pendant cette campagne.
Des manifestants anti-avortement se mêlent à une foule de partisans de Ferraro lors d'un rassemblement à Boston plus tard ce mois-là. Mme Ferraro, qui était catholique, avait déclaré qu'elle était personnellement opposée à l'avortement mais qu'elle ne souhaitait pas imposer ses vues aux autres Américains.
« C’était une décision qu’une femme pouvait prendre en privé », explique MacIvor Thompson.
Une femme enceinte pouvait consulter une sage-femme ou se rendre à la pharmacie locale pour acheter un médicament breveté ou un dispositif de douche vaginale en vente libre. Si elle possédait un livre comme le Hand-Book of Domestic Medicine de 1855, elle aurait pu l’ouvrir à la section sur les « emménagogues », les substances qui provoquent des saignements utérins. Si le texte ne mentionne pas explicitement la grossesse ou l’avortement, il fait référence au fait d'« encourager le déversement mensuel de l’utérus ».
Bien qu'elles varient, les principales raisons pour lesquelles les femmes interrompaient leurs grossesses étaient le manque de contraception fiable, le déshonneur de porter un enfant hors-mariage, ainsi que les dangers de l’accouchement. Bien que les taux de natalité étaient élevés (en 1835, une femme donnait en moyenne naissance à plus de six enfants au cours de sa vie), de nombreuses femmes souhaitaient limiter le nombre de fois où elles devaient porter un enfant. À une époque précédant les procédures médicales modernes, il était largement entendu que l’accouchement était très dangereux. Selon les mots de l’historienne Judith Walzer Leavitt, « les femmes savaient que si la procréation ne les tuait pas, elles ou leurs bébés, elle pouvait les mutiler à vie ».
Avec le Capitole des États-Unis derrière elle, une manifestante pro-avortement descend Pennsylvania Avenue avec une pancarte sur laquelle on peut lire « Je suis sage-femme et je suis pro-choix » lors de la Marche pour la vie des femmes, qui eut lieu le 9 mars 1986 à Washington, DC. Il s'agissait de la première marche pour les droits des femmes organisée par la National Organization for Women depuis la défaite de l'Equal Rights Amendment en 1982.
Par conséquent, l’interruption volontaire de grossesse était répandue et, selon certaines estimations, jusqu’à 35 % de toutes les grossesses du 19e siècle se terminaient par un avortement.
Pour les femmes asservies, l’avortement était plus strictement réglementé, car leurs enfants étaient considérés comme des propriétés. Dans le Journal of American Studies, l’historienne Liese M. Perrin écrit que de nombreux esclavagistes étaient paranoïaques à l’égard de l’avortement dans leurs plantations. Elle rapporte qu’au moins un esclavagiste aurait enfermé une esclave et l’aurait privée de ses privilèges parce qu’il la soupçonnait d’avoir provoqué elle-même sa fausse couche. Pourtant, les soins médicaux des esclaves étaient généralement confiés à des sages-femmes noires qui pratiquaient la médecine populaire. Et l’on sait qu’au moins quelques femmes asservies utilisaient des abortifs, mâchant des racines de coton ou ingérant des substances comme du calomel ou de la térébenthine.
Les femmes blanches des classes moyennes et supérieures, quant à elles, avaient un avantage lorsqu’il s’agissait de détecter et de traiter les grossesses non désirées au 19e siècle. En raison de leurs rôles strictement définis dans la société, le foyer, ainsi que les questions de santé reproductive, étaient un domaine réservé aux femmes. C’étaient donc elles, et non les médecins, qui détenaient et transmettaient les connaissances sur la grossesse, l’accouchement et la contraception. « Cela leur donnait l’opportunité de prendre leurs propres décisions en matière de santé reproductive », dit MacIvor Thompson.
LA CRIMINALISATION DE L’AVORTEMENT
Le siècle vit cette situation changer lentement, les premières lois sur l’avortement entrant lentement en vigueur. La plupart visaient les médicaments brevetés non réglementés et les avortements pratiqués après le quickening. La toute première loi, codifiée dans le Connecticut en 1821, punissait toute personne qui fournissait ou prenait du poison ou « toute autre substance nocive et destructrice » dans l’intention de provoquer « la fausse couche de toute femme alors enceinte et ayant dépassé le quickening ».
Les médicaments brevetés posaient un problème particulier : ils étaient disponibles sans ordonnance et leurs producteurs pouvaient les fabriquer avec les ingrédients de leur choix et en faire la publicité comme bon leur semblait. Beaucoup de ces médicaments étaient des abortifs et étaient vendus comme tels, ce qui inquiétait particulièrement les médecins.
Alors que les médecins se professionnalisaient au milieu du 19e siècle, ils affirmèrent de plus en plus que seuls les médecins masculins autorisés, et non les sages-femmes, devaient s’occuper des femmes tout au long du cycle de reproduction. C’est alors qu’ils commencèrent à dénoncer l’avortement.
C’est le gynécologue Horatio Storer qui lança le mouvement. En 1857, un an à peine après avoir rejoint l’American Medical Association, qui avait alors à peine dix ans, Storer commença à pousser le groupe à explorer ce qu’il appelait « l’avortement criminel ». Selon lui, l’avortement était immoral et provoquait une « insanité » chez les femmes car il interférait avec la nature. Il fit pression pour que l’association considère l’avortement non pas comme un acte médical, mais comme un crime grave, qui rabaissait la profession dans son ensemble.
Influent au sein de l’association, il rassembla ses collègues médecins dans une croisade anti-avortement appelée Physicians Campaign Against Abortion. La prise de position publique des médecins contribua à justifier un nombre croissant de lois pénales.
Pour ses opposants, l’avortement était un mal aussi bien social que moral. L’afflux d’immigrants, la croissance des villes et la fin de l’esclavage suscitèrent des craintes nativistes selon lesquelles les Américains blancs ne faisaient pas assez d’enfants pour éviter la domination de groupes qu’ils jugeaient indésirables. Cela incita des médecins comme Storer à affirmer que les femmes blanches devaient avoir des enfants pour le « destin futur de la nation ».
UNE NATION D’HORS-LA-LOI
Au début du 20e siècle, l’historien James C. Mohr de l’Université de l’Oregon dans son livre Abortion in America écrit que « les États-Unis avaient achevé leur transition d’une nation sans aucune loi sur l’avortement à une nation où l’avortement était légalement et officiellement interdit ». À peine dix ans plus tard, tous les États du pays avaient adopté des lois contre l’avortement, bien que nombre d’entre elles prévoyaient des exceptions pour les grossesses mettant la vie de la mère en danger.
Avec l’aide d’Anthony Comstock, un inspecteur postal américain, l’accès à des informations autrefois courantes sur la manière de mettre fin à une grossesse non désirée était également devenu plus difficile. Le Comstock Act de 1873 rendait illégal l’envoi de littérature jugée « obscène », qui comprenait notamment les informations sur l’avortement ou la contraception, par la poste ou au-delà des frontières des États.
« Les Américains comprenaient que l’avortement et la contraception allaient de pair », explique MacIvor Thompson.
La combinaison des lois contre l’obscénité, des lois pénales et du Pure Food and Drug Act de 1906, qui rendait illégal la fabrication, la vente ou le transport de drogues ou de médicaments faussement étiquetés ou « nocifs », rendit de plus en plus difficile l’accès des femmes aux formes d’avortement plus sûres.
« Les sanctions légales en place eurent un effet dissuasif », estime MacIvor Thompson. « Et pourtant, tout comme 100 ans plus tôt, les femmes continuaient à y recourir fréquemment. »
À l’aube du 20e siècle, les avortements chirurgicaux clandestins étaient devenus plus courants, pratiqués discrètement par des médecins qui faisaient de la publicité par le bouche-à-oreille auprès de celles qui pouvaient se payer leurs services. Celles qui ne pouvaient pas se le permettre utilisaient de vieilles recettes à base de plantes, buvaient des mélanges créatifs, utilisaient des douches vaginales avec des substances comme des produits désinfectants, ou tentaient d’extraire les fœtus par elles-mêmes.
Les défenseurs et défenseuses du mouvement en faveur de la légalisation de la contraception utilisèrent même des méthodes d’avortement qui sont désormais illégales. Margaret Sanger, pionnière de la contraception, déclara avoir eu l’idée de faire de la sensibilisation autour de la contraception sa carrière après avoir traité une femme qui mourut des suites d’un avortement qu’elle avait réalisé par elle-même : une pratique qu’elle qualifiait de « honte pour une communauté civilisée ».
La fréquence à laquelle les femmes avaient recours à l’avortement au 20e siècle, et celle à laquelle elles mouraient des suites d’un avortement déclenché, bâclé, ou clandestin, sont encore sujettes à débat. En 1942, la question préoccupait Halbert Dunn, le statisticien en chef du Bureau du recensement des États-Unis, qui notait que, malgré l’absence de rapports précis, « l’avortement rest[ait] manifestement l’un des plus grands problèmes à résoudre pour réduire davantage le taux de mortalité maternelle dans le pays ».
LES DÉBATS MODERNES
En 1967, l’avortement était un crime dans presque tous les États des États-Unis, et peu de dispositions étaient mises en place pour la santé des mères ou les grossesses résultant d’une agression sexuelle.
Mais tout cela changea dans les années 1970. De nombreux États commencèrent à repenser leurs lois et à assouplir leurs restrictions sur l’avortement et, en 1973, la Cour suprême trancha avec deux arrêts historiques : Roe v. Wade, mais aussi Doe v. Bolton, moins connu mais tout aussi important. Ces derniers firent de l’interruption volontaire de grossesse un droit garanti par la loi dans tous les États du pays.
Depuis, les États-Unis n’ont pas cessé de débattre du bien-fondé de ces décisions. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, des générations de femmes n’ont jamais connu la vie avant Roe v. Wade qui, selon MacIvor Thompson, « a changé la donne en termes de sécurité, d’efficacité et de disponibilité [de l’avortement] ». Seul le temps nous dira de quelle manière cette situation pourra à nouveau évoluer si Roe v. Wade venait à être annulé. Mais l’histoire longue et houleuse des États-Unis avec ce sujet offre quelques indices.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.