Le mur d’Hadrien, frontière de l’Empire romain, fête ses 1 900 ans
Aujourd’hui encore, on découvre des vestiges de ce mur qui traversait la Grande-Bretagne d’un bout à l’autre et délimitait la frontière de l’Empire romain.
Jalonné par les vestiges d’un milecastle (une petite fortification), le mur d’Hadrien file à travers les collines d’Haltwhistle, dans le comté anglais de Northumberland. Cette année, l’édifice romain fêtera ses 1 900 ans.
Le mur d’Hadrien indiquait autrefois l’extrême-limite de l’Empire romain en province de Bretagne. C’est aujourd’hui une étape obligatoire sur la route d’Édimbourg ou de Glasgow, respectivement capitale et plus grande ville d’Écosse. On peut dire que depuis deux mille ans, de l’eau a coulé sous les aqueducs.
Cette chaîne de murs, de fossés, de tours et de forts traversant la Grande-Bretagne de la mer du Nord à la mer d’Irlande n’a rien perdu de son caractère fascinant. Cette année, 1 900 ans après le début de sa construction, des soldats en armure l’arpenteront à nouveau et feront résonner des instruments antiques par-delà ses remparts.
Le journaliste Joe Sills et l’archéologue Raven ToddDaSilva franchissent un pan tortueux du mur, à l’est de Sewingshield Crags. À droite se trouve le parc national du Northumberland où l’on trouve les eaux les plus pures comme les ciels les plus sombres.
Ces cérémonies sont une excellente occasion de s’y rendre et une meilleure occasion encore de faire une randonnée sur le mur. Plus de 100 000 personnes fréquentent chaque année son attraction la plus populaire : le gigantesque fort romain de Housesteads, construit à flanc de coteau. En revanche, seules 7 000 personnes par an osent parcourir le mur dans sa totalité.
Le règne de l’empereur Hadrien (de 117 à 138 ap. J.-C.) a coïncidé avec l’apogée de l’Empire romain. Empereur conquérant (le territoire romain n’a jamais été aussi étendu que sous son règne), il était un éminent bâtisseur de monuments, qu’il s’agisse de l’opulente villa Hadrienne à Tivoli, près de Rome, ou des fortifications marquant la lisière de son empire.
La construction du mur a commencé sous le règne d’Hadrien, en 122 ap. J.-C. Celui-ci traverse les comtés de Northumberland, de Cumbria et de Tyne and Wear. Cet édifice situé tout près de la frontière écossaise est le sentier parfait pour les randonneurs à la recherche d’une route directe ne nécessitant pas de carte. Bordé d’ouvrages de pierre et de haies, son parcours file à travers routes, prés, bois et rochers escarpés et n’a cessé d’être foulé depuis l’Antiquité.
MONTEZ AU CRÉNEAU
Le nombre relativement faible de randonneurs parcourant le mur de bout en bout est une occasion rêvée d’entrer en contact avec un passé lointain en se fondant dans un paysage qui a peu changé depuis 2 000 ans.
Après le décès de mon père des suites du Covid-19, cet environnement s’est imposé comme l’endroit idéal pour faire le deuil, pour se souvenir et, comme il l’aurait souhaité, aller de l’avant. Ma route sera donc celle du Hadrian Wall’s Path, un des seize Sentiers nationaux d’Angleterre et du Pays de Galles. Du fort romain d’Arbeia, dans la banlieue côtière de Newcastle, mon parcours s’achèvera aux abords marécageux de Carlisle, près de Bowness-on-Solway.
Botillons robustes aux pieds et sac plein à craquer sur le dos, je suis rejoint par l’archéologue Raven Todd DaSilva. Ensemble, nous allons prendre la route d’est en ouest. Pas besoin de cartes magnétiques pour rentrer dans nos chambres d’hôtel, nous nous contenterons de nos tentes. Cela nous permettra d’économiser de l’argent et de nous faire une meilleure idée de ce à quoi pouvaient ressembler les friches du mur à l’époque romaine.
En avançant sur notre itinéraire antique, en quête de découvertes sur ces terres qui ont constitué la frontière nord-ouest de l’Empire romain pendant près de 300 ans, nous nous apercevons que nous ne sommes pas seuls.
Le mur a fait les gros titres l’été dernier lorsqu’on en a découvert un pan entier sous les rues de Newcastle. Finalement, nos racines antiques ne sont jamais très loin de la modernité.
Ce promontoire situé près de Crag Lough, non loin du Sycamore Gap Tree, formait un poste de guet naturel ainsi qu’une fortification pour se protéger des tribus celtiques qui venaient du nord.
À moins de deux kilomètres de St James’ Park, mythique stade de 52 000 places accueillant des rencontres de Premier League, des ouvriers chargés de la maintenance du réseau d’eau qui posaient des tuyaux ont découvert un pan du mur d’Hadrien de près de trois mètres, enfoui à environ 50 centimètres sous l’asphalte. Heureusement, ils ont modifié le parcours de leurs tuyaux et laissé les pierres intactes.
Le mur d’Hadrien fait figure de membre singulier parmi les sites inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Ces fortifications ne sont jamais tombées dans l’oubli ; elle se sont simplement fondues parmi les nouveaux groupes venus peupler ses contours. Des pierres provenant du mur jonchent d’ailleurs les terres agricoles voisines et ont servi à construire des chapelles et des routes.
« Aujourd’hui, on ne procède en général plus de cette façon, analyse Raven Todd DaSilva. Nous mettons l’histoire à part, derrière une barrière, mais les choses ne se sont pas toujours passées comme ça. »
Elle rappelle qu’avant la révolution industrielle, la société entretenait un lien différent avec son propre passé. Avant le 19e siècle, on séparait rarement l’Histoire du présent, ce qui explique en partie pourquoi cette découverte a reçu tant d’écho. Quand les Romains sont partis, vers l’an 400, des dirigeants, des généraux et des prêtres de la région se sont accaparés une bonne partie du mur. Les vestiges visibles sont peu nombreux dans les zones métropolitaines.
Mais loin de la ville, le long du filon-couche de Whin Sill, le mur est bel et bien là. Une parade de moutons passe d’ailleurs au pied de ce sill. Il n’est pas rare d’apercevoir du bétail et des auges lorsqu’on s’éloigne de Newcastle. Une fois au grand air, le randonneur a tout le loisir d’esquiver les bouses de vache en faisant des pas de danse sur la bordure de l’Empire.
LES PROUESSES TECHNIQUES ROMAINES
Porches voûtés, piliers de ponts et terrassements parsèment la route vers l’ouest. C’est un chemin sur lequel on progresse laborieusement, et il faut attendre plusieurs jours pour que l’étalement urbain de Newcastle laisse place aux terres arables et aux champs.
Dans un pâturage près de Chollerford, Raven se met soudain à courir sous la pluie vers de petits monticules recouverts d’herbe qui trahissent la présence d’un milecastle, une petite fortification. Quelques heures plus tard, dans un pré des environs d’Hexham, nous dévissons une flasque pour fêter l’apparition du mur : les monticules qui scandaient notre périple jusqu’alors se sont transformés en rangées de pierre nous arrivant à la taille.
Trois nuits de camping et 65 kilomètres plus tard, le Soleil se met à rayonner sur la campagne anglaise. L’aurore se lève sur un sanctuaire dédié à Mithra où nous pataugeons.
Des comédiens en costume d’époque incarnant des soldats de la légion romaine prennent la pose sur le fort romain de Birdoswald, dans le nord de l’Angleterre.
Datant d’environ 200 ap. J.-C., l’endroit que nous foulons était certainement isolé du monde à l’époque romaine. À l’intérieur de ce sanctuaire souterrain, des soldats pratiquaient les rituels d’une religion qui avait réussi à se frayer un chemin de la Grande-Bretagne jusqu’au Moyen-Orient. Ici, les sacrifices et les cérémonies se tenaient en l’honneur de Mithra, dont l’effigie érodée, réplique de l’original, vit désormais à ciel ouvert.
Le mithraïsme était un culte principalement rendu par les légionnaires. Raven Todd DaSilva m’informe d’ailleurs que ce sanctuaire a été construit non loin d’un avant-poste de l’armée. Elle me guide à travers une rangée de colonnes jusqu’à un autel situé tout au fond du mithraeum. C’est à cet endroit que la lumière du Soleil entrait pour illuminer ces autels abandonnés par des artisans il y a bien longtemps et autour desquels tournaient les cérémonies avant que les premiers chrétiens ne détruisent l’endroit vers 350.
Je m’agenouille devant l’autel et serre la croix en argent que mon père tenait lors de ses derniers instants dans sa chambre d’hôpital. Je me laisse absorber par le reflet du point du jour dans ses incrustations turquoise. L’atmosphère est calme et pesante. Il est impossible d’ignorer le poids du temps au milieu de ces ruines et il est également impossible d’ignorer que les personnes assises là il y a deux millénaires nous ressemblaient beaucoup.
Nous poursuivons notre marche et passons devant une vache indiscrète qui nous suit du regard alors que nous discutons des nombreuses façons dont la vie romaine influe aujourd’hui encore sur notre existence ; des toilettes à la monnaie en passant par le langage, l’art et certains bâtiments qu’on distingue encore nettement à travers l’île.
« Les personnes qui vivaient par ici avaient de la plomberie, lance Raven. Ils avaient des fermes avec des champs ressemblant à ceux-là. Ils avaient des cuisines où ils faisaient cuire du pain et des bains remplis d’eau chaude. Les enfants avaient des jouets. Les adultes s’envoyaient des lettres. Nous avons tendance à considérer que les peuples antiques étaient moins intelligents que nous, mais ce n’est pas vrai. Leurs ressources étaient simplement différentes. »
Sur notre chemin, les ruines les plus imposantes témoignent de cela. Les thermes tentaculaires, notamment ceux des forts de Vindolanda et de Chesters, sont dotés d’équipements à faire pâlir les spas contemporains. Sols chauffants, salles de massage, vestiaires et salles d’exercice étaient à la disposition des clients. Mais aucune visite aux thermes n’était complète sans un petit tour au frigidarium, au calidarium et au tepidarium qui, comme leur nom l’indique, servaient à se rafraîchir, à se réchauffer, et à s’attiédir.
Comme beaucoup d’autres forts romains, celui de Vindolanda est doté de thermes qui permettaient de rester propre et de faire connaissance. Ici, près de Bardon Mill, dans le comté de Northumberland, on trouve deux thermes que fréquentaient aussi bien les hommes, les femmes et les enfants.
« Généralement, on ne sait pas ce qui se trouve réellement sous nos pieds, commence Raven. Pour moi, c’est le côté le plus palpitant du métier d’archéologue. On a tendance à penser qu’on en sait beaucoup, mais il y a toujours quelque chose qui attend d’être découvert et qui va nous épater. »
LES JOYAUX DU MUR D’HADRIEN
La croix de mon père est restée pendue à mon cou d’un bout à l’autre de notre itinéraire, son faix délicat battant ma poitrine quand je traversais les forts de Housesteads, de Chesters, de Vindolanda et de Segedunum.
Ce sont les forts les plus accessibles du sentier. Leurs pelouses impeccables et leurs musées fourmillent de visiteurs qui émergent des parkings. Certains portent des casques romains en plastique, d’autres boivent dans des gobelets déclinant le thème du mur.
Mais pour Raven Todd DaSilva et moi, les temps forts de cette semaine passée dans l’ombre des siècles ne peuvent pas se résumer à de simples bibelots.
Nous garderons les souvenirs des monticules boueux au milieu des prés et des reliefs de pierre baignés de lumière au sanctuaire de Mithra. Nous garderons avec nous les moments de paix sur le sentier, quand la frontière entre ce que nous voyions et ce que les humains qui passaient là voyaient il y a 2 000 ans semblait plus fine que jamais. Et surtout l’inoubliable apparition du premier pan sauvage du mur d’Hadrien, à quelques kilomètres à peine des rues bétonnées où cette fortification antique fait à nouveau parler d’elle.
Joe Sills est journaliste et vit à Memphis, dans le Tennessee. Vous pouvez le suivre sur Twitter.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.