Les secrets de Camp Century, la base américaine creusée sous un glacier du Groenland

Ce véritable exploit d'ingénierie, qui symbolise les excès de la Guerre froide, est resté secret pendant des décennies. Longtemps, même le gouvernement danois du Groenland ignorait son existence.

De Neil Shea
Publication 30 janv. 2025, 14:20 CET
Des ouvriers testent l'une des quinze trappes d'évacuation de la station polaire. Lorsque cette photographie a ...

Des ouvriers testent l'une des quinze trappes d'évacuation de la station polaire. Lorsque cette photographie a été publiée dans un numéro de National Geographic en mai 1962, le camp a été célébré comme une merveille d'ingénierie. Sa véritable mission en tant que base nucléaire pour la Guerre froide était encore classée secret défense.

PHOTOGRAPHIE DE W. Robert Moore, Nat Geo Image Collection

Par une journée glaciale d’octobre 1960, une équipe de techniciens de l’armée américaine se tenait dans le ventre d’un glacier pour effectuer les derniers préparatifs destinés à donner vie à un réacteur nucléaire.

Il s’agissait d’un modèle expérimental, petit et capricieux, et bien sûr, l’énergie atomique n’en était encore qu’à ses balbutiements. Entourés de murs de neige qui étouffaient leurs voix, reflétaient les faisceaux de leurs lampes et absorbaient le tic-tac de leurs compteurs Geiger, les hommes savaient qu’une seule explosion de radiations pourrait leur être fatale. Un plafond de tôle ondulée s’élevait au-dessus de leurs têtes, tandis que sous leurs pieds s’étendait une plaque de glace de plus d'un kilomètre d’épaisseur datant du Pléistocène. Lorsque la réaction en chaîne se déclencha enfin, il y eut un éclair de soulagement, voire un cri de triomphe dans la salle de contrôle voisine. Cependant, seulement quelques minutes plus tard, l’équipe se démenait déjà pour arrêter le réacteur : il y avait une fuite dans les profondeurs de la glace, et des neutrons radioactifs se répandaient dans l’obscurité.

La technique des tranchées couvertes consiste à creuser une tranchée dans le sol au-dessus de laquelle ...

La technique des tranchées couvertes consiste à creuser une tranchée dans le sol au-dessus de laquelle est déposée une arche métallique, qui est ensuite recouverte avec la neige provenant de l'excavation.

PHOTOGRAPHIE DE U.S. Army Corps of Engineers

Il est difficile d’imaginer ce que ressentaient ces hommes qui, enfermés dans un glacier du Groenland, s’efforçaient d’allumer un réacteur. Personne avant eux n’avait été aussi parfaitement suspendu entre l’ère glaciaire et l’ère atomique. Personne n’avait jamais fait ce qu’ils étaient en train de faire… ou n’essaierait jamais de le reproduire. Aux yeux du public, l’objectif de cette mission élaborée était de mettre en avant l’ingéniosité américaine au travers de la construction d’une vaste base militaire sous la glace, baptisée Camp Century. Les États-Unis espéraient ainsi prouver au reste du monde qu’ils étaient capables de transformer l’environnement le plus froid et le plus rude de notre planète en un lieu habitable, et le résultat fut concluant. La première station militaire au monde alimentée par l’énergie nucléaire et creusée dans un glacier s’avéra être une immense réussite d’ingénierie ainsi qu’une véritable victoire contre les éléments.

Une fois Camp Century opérationnel, des journaux et des magazines, dont National Geographic, envoyèrent des journalistes visiter l’avant-poste et ses nombreux tunnels, tous éclairés grâce à l’énergie du réacteur, dont la fuite avait été réparée à l’aide de briques de plomb et de beaucoup d’inventivité ingénierique. Ce que les journalistes ne savaient pas, tout comme la plupart des soldats vivant dans la station, qui pouvait accueillir jusqu’à 200 personnes, c’est que Camp Century servait en réalité de couverture pour un projet secret de l’armée américaine, alors lancée dans la Guerre froide

Ce projet, caché même au gouvernement danois du Groenland, resta secret pendant des décennies. En réalité, l’ambition des Américains dans la région n’était pas tant de développer une énergie nucléaire portable que de transformer la calotte glaciaire en une base tentaculaire pour ses missiles balistiques. Selon des documents aujourd’hui déclassifiés, l’armée justifia l’utilisation de la région par son « adaptabilité unique » au déploiement nucléaire, celle-ci étant éloignée, proche de la Russie et difficile à cibler. Connu sous le nom de « projet Iceworm », le plan prévoyait de remplir les tunnels de Camp Century de voies ferrées capables d’abriter et d’acheminer secrètement jusqu’à 600 missiles nucléaires qui devaient ensuite pouvoir être dirigés vers l’Union soviétique par-dessus le pôle.

les plus populaires

    voir plus

    De nos jours, il ne reste plus rien de cet audacieux projet militaire. Camp Century fut abandonné par l’armée, et ses tunnels écrasés et engloutis sous la glace. Cependant, grâce à plusieurs jarres conservées dans des congélateurs et oubliées pendant des décennies, le projet laissa derrière lui un étonnant héritage : les derniers vestiges d’un projet scientifique réalisé dans la base militaire, qui offrent désormais aux chercheurs un aperçu préoccupant de l’ère plus humide, plus sauvage et plus chaotique qui pourrait bien nous attendre sous l’effet du changement climatique.

    campcentury_aerial_radar_lrg

    L'année dernière, la NASA a accidentellement capturé cette image du camp lors d'un survol destiné à étudier la calotte glaciaire du Groenland.

    Image composite de Michala Garrison, Jesse Allen, Chad Greene, NASA Earth Observatory

    Pendant les sept années durant lesquelles la base fut opérationnelle, son personnel travailla et vécut dans un isolement extrême. Camp Century se trouvait à plus de 200 kilomètres de l’avant-poste humain le plus proche, la base aérienne de Thulé. Les cargaisons de nourriture, de carburant et d’équipement étaient transportées sur d’immenses traîneaux appelés des « swings », et c’est également par ce moyen que les humains pouvaient atteindre le camp.

    Selon Austin Kovacs, ingénieur de recherche de l’armée désormais octogénaire qui passa plusieurs saisons à Camp Century, le voyage à bord de ces « swings » prenait de nombreuses heures dans de bonnes conditions, et plusieurs jours lorsque la météo était plus rude, comme en cas de blizzard, de tempête de neige ou de froid intense. Il arrivait même que de longs convois se perdent dans le paysage infini de l’Arctique. Pourtant, le vrai risque, c’était l’ennui au camp, se souvient-il. « On pensait souvent que la base était dangereuse, mais non, c’était confortable. Et parfois, c’était même très, très monotone. »

    Les hommes vivaient dans des baraquements préfabriqués et installés sous la glace. Kovacs, qui travaillait dans la tranchée 33, faisait des recherches et étudiait les fondations qui devaient soutenir de grands bâtiments sur les calottes glaciaires polaires. Il n’y avait ni soleil, ni chant d’oiseau, ni air frais. Des films étaient projetés dans le cinéma de la base au moins une fois par semaine. La bibliothèque ne proposait qu’une modeste collection de livres. Les hommes se douchaient et se rasaient dans une salle de bain commune, et mangeaient dans une cantine lumineuse. Tous les déchets, des ordures aux eaux usées, en passant par les produits chimiques industriels et même l’eau radioactive utilisée pour refroidir le réacteur, étaient rejetés dans le glacier, où ils se trouvent encore aujourd’hui, gelés. Du moins pour l’instant.

    Ils buvaient l’eau tirée d’un puits creusé dans le glacier. Un jour, Kovacs et ses camarades descendirent le long du câble d’acier du puits et arrivèrent dans une énorme caverne sombre et exiguë. Cette expérience leur apporta les sensations fortes qui leur manquaient dans leur quotidien monotone.

    Des spécialistes contrôlent le panneau de commande du réacteur nucléaire du camp, capable de produire suffisamment ...
    Vingt-deux baraquements préfabriqués étaient installés sur des plates-formes en bois surélevées pour éviter la fonte. Ces ...
    Gauche: Supérieur:

    Des spécialistes contrôlent le panneau de commande du réacteur nucléaire du camp, capable de produire suffisamment de chaleur et de lumière pour alimenter plus de 500 foyers américains moyens de l'époque, et ce tout en réalisant des économies considérables en évitant d'importer des combustibles jusqu'à cet avant-poste éloigné.

    Droite: Fond:

    Vingt-deux baraquements préfabriqués étaient installés sur des plates-formes en bois surélevées pour éviter la fonte. Ces quartiers, chauds et bien éclairés, comprenaient chacun un salon, et les hommes recevaient des visites de la mascotte officieuse du camp : un chien de traîneau baptisé Mukluk.

    Photographies de W. Robert Moore, Nat Geo Image Collection

    Tous les matins, les hommes se réveillaient avec la voix chantante d’une femme diffusée par le haut-parleur du camp. « C’était une chanson populaire à l’époque », se souvient Kovacs. « Mais au bout d’un certain temps, après des semaines et des semaines à l’entendre, c’était devenu trop. Nous voulions juste qu’elle s’arrête. » Aujourd’hui, des décennies plus tard, l’ancien ingénieur ne parvient plus à se rappeler ni le titre du morceau ni le nom de la femme qui le chantait, mais seulement la sensation qu’il avait en l’entendant dans l’obscurité. « J’aimerais me souvenir de son nom. »

    Pendant que Kovacs se concentrait sur ses recherches, certains collègues assuraient l’entretien du réacteur et étudiaient les mouvements de la neige. Au fond de la base, une équipe était chargée de forer la glace. En 1966, après plusieurs années de travail soutenu, ils avaient percé suffisamment profondément pour atteindre la surface du Groenland. Désormais à plus de 1 200 mètres de profondeur, ils prélevèrent une épaisse carotte de glace, la première à atteindre une calotte glaciaire, et continuèrent à percer jusqu’à recueillir, presque sur un coup de tête, 3,5 mètres de sédiments anciens figés dans la glace. Ils ne s’arrêtèrent que lorsque la foreuse commença à dysfonctionner.

    À l’époque, personne ne prêta attention à ces sédiments, et pourtant, ils devinrent l’une des découvertes les plus fascinantes du projet. Suite à l’abandon de la base, ils furent stockés pendant des années dans un congélateur à Buffalo, dans l’État de New York, avant d’être transférés au Danemark. Rien ne laissait penser qu’ils étaient susceptibles de renfermer des informations intéressantes, et peu d’outils, si ce n’est aucun, permettaient alors de les analyser pour le découvrir. Ce n’est qu’en 2019 que plusieurs scientifiques, dont Paul Bierman, géoscientifique et professeur à l’Université du Vermont, commencèrent enfin à les étudier.

    Ce qu’ils mirent au jour révolutionna notre compréhension de l’ancien climat du Groenland et donna un aperçu potentiel de ce à quoi notre propre avenir pourrait bien ressembler. L’équipe de Bierman découvrit que le sol contenait des morceaux de feuilles, de brindilles, de mousses et même d’insectes fossilisés. Ces restes devaient dater que d’une époque lointaine et bien différente, durant laquelle la région n’était pas encore recouverte du paysage glacé que nous lui connaissons aujourd’hui. « Il y a des choses que l’on peut apprendre sur les inlandsis que la glace elle-même ne pourra jamais nous apprendre. Tout vient de ce qui est enfermé sous la glace. »

    Les échantillons bouleversèrent radicalement la vision selon laquelle la calotte glaciaire du Groenland était âgée de plusieurs millions d’années. En collaboration avec des dizaines d’autres chercheurs, Bierman démontra qu’elle était en réalité bien plus jeune : les sédiments indiquaient que la terre située sous la base du Camp Century était encore recouverte de verdure il y a seulement 400 000 ans, époque à laquelle la masse continentale était légèrement plus chaude qu’aujourd’hui et le niveau de la mer nettement plus élevé. Ce qui ressort de ces données, explique-t-il, ce n’est pas seulement une image du passé, mais aussi, peut-être, un aperçu plus clair d’un avenir où des quadrillions de litres d’eau douce actuellement enfermés dans la calotte glaciaire du Groenland pourraient fondre et être libérés dans l’océan. Si cela se produit, les conséquences se feront ressentir dans la quasi-totalité du globe. Les villes côtières et les exploitations agricoles se retrouveront inondées, et des milliards d’êtres humains pourraient ainsi devenir des réfugiés climatiques.

    « Il est facile de séparer le Groenland et de dire que, puisque c’est l’Arctique, ce qu’il s’y passe ne nous concerne pas », commente Bierman. Les sédiments tracent toutefois un lien direct avec le problème critique de notre époque. « Ils nous transportent de 1966 au changement climatique mondial et aux effets qu’aura la fonte du Groenland. Ça va très loin. »

    Tandis que l'armée américaine poursuivait secrètement la mission nucléaire du camp, des scientifiques effectuaient un travail ...

    Tandis que l'armée américaine poursuivait secrètement la mission nucléaire du camp, des scientifiques effectuaient un travail moins spectaculaire en extrayant des échantillons de glace et du sol sur lequel celui-ci était construit. Aujourd'hui, leurs recherches offrent un tout nouvel aperçu des conséquences concrètes du changement climatique.

    PHOTOGRAPHIE DE U.S. Army Corps of Engineers

    Le projet Iceworm était voué à l’échec dès le départ, et ce car les glaciers se comportent comme des êtres vivants. Ils glissent, rétrécissent, grandissent et s’écoulent, et il était impossible pour qui que ce soit de les en empêcher. De ce fait, les structures construites à l’intérieur du glacier étaient trop instables et nécessitaient trop d’entretien. Les chemins de fer en acier rigide risquaient de se déformer sous l’effet du mouvement de la glace ; les missiles pouvaient donc basculer, et le réacteur nucléaire, relié à un réseau de tuyaux, d’évents et de conduits eux-mêmes en mouvement, s’en retrouvait également menacé. Des soldats armés de tronçonneuses électriques parcouraient les tunnels étroits et s’efforçaient de tailler la neige incessante. Après plusieurs années de travail acharné, l’armée américaine finit par admettre que ce projet n’était pas une bonne idée. En 1963, le réacteur du camp fut donc fermé et, trois ans plus tard, Camp Century fut laissé à l’abandon.

    Kovacs revint sur place en 1969 pour effectuer une étude, mais ne trouva que des ruines. Dans une série de photographies de la base, il capture ce qui ressemble à une catastrophe minière au ralenti : de la neige se déverse dans les couloirs, les structures en acier s’effondrent sur elles-mêmes, les poutres de bois se brisent comme des os. Ces clichés illustrent le poids écrasant et invisible du glacier.

    Pratiquement oublié pendant un demi-siècle, le camp offre aujourd’hui un exemple limpide des excès de la Guerre froide, ainsi qu’une dose de nostalgie envers une époque pleine de projets grandioses. « Pensez à toute l’énergie et aux ressources qu’il fallut déployer pour construire ces tunnels et y envoyer des soldats », commente Bierman. « C’est presque de l’ordre de la science-fiction. Personne ne songerait à faire cela aujourd’hui. »

    Malgré toute cette planification, personne n’aurait jamais imaginé que le seul héritage durable de Camp Century serait les recherches scientifiques qui y furent menées, tout cela dans le but de dissimuler les objectifs nucléaires ultérieurs du camp. L’ironie ne laisse pas indifférents les scientifiques comme Bierman. « Surtout quand on sait que ces hommes, qui foraient dans cette tranchée en 1966, n’avaient aucune idée de ce qui allait se passer, de l’importance que ça aurait. Ils continuaient simplement à creuser. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

    les plus populaires

      voir plus
      loading

      Découvrez National Geographic

      • Animaux
      • Environnement
      • Histoire
      • Sciences
      • Voyage® & Adventure
      • Photographie
      • Espace

      À propos de National Geographic

      S'Abonner

      • Magazines
      • Livres
      • Disney+

      Nous suivre

      Copyright © 1996-2015 National Geographic Society. Copyright © 2015-2025 National Geographic Partners, LLC. Tous droits réservés.