Les Shakers, la secte qui a eu une influence démesurée sur la société américaine
En Nouvelle-Angleterre, musées paysans et monuments historiques témoignent de l’influence architecturale, agricole et esthétique des Shakers sur la culture américaine.
Le village shaker de Hancock, dans le Massachussetts, abrite de nombreux bâtiments agricoles historiques datant du 19e siècle construits par les Shakers, une secte protestante. Ce clan, qui dérive des fameux Quakers, n’a jamais compté énormément de membres mais a eu une influence démesurée sur les innovations architecturales, esthétiques et agricoles aux États-Unis. Plusieurs musées et sites historiques de la Nouvelle-Angleterre permettent de découvrir leur mode de vie.
Quand les Shakers arrivent à New York en 1774, le mélange particulier de coutumes anglaises, d’ardeur au travail, et de dévotion protestante qui les caractérise les relègue immédiatement au rang de parias. Rumeurs et mythes émergent alors : le groupe est austère, a tout d’une secte, rejette la technique et a un mode de vie chaste et non viable. On ne s’étonnera pas dès lors qu’à son apogée au 19e siècle, le clan ne compte que 5 000 membres répartis en 19 communautés. Malgré tout, les Shakers auront une influence démesurée sur la culture américaine.
De nos jours, deux anciennes colonies shakers situées dans les forêts délimitant l’ouest du Massachussetts et l’est de l’État de New York, ainsi qu’un musée ambitieux qui devrait bientôt ouvrir ses portes, permettent de découvrir autrement l’héritage de la secte mais également de dissiper les idées fausses à leur sujet tout en faisant la preuve de l’esprit tenace de ces personnes ordinaires qui s’acharnaient à vivre une vie hors du commun.
Le village shaker de Hancock, dans le Massachussetts, sur une carte postale de 1914.
De ses inventions diverses et variées (textiles, meubles et équipement agricole) à son architecture conçue avec minutie, la culture shaker résiste aussi bien au temps que les fondations de pierre qui jonchent le paysage du nord-est américain. « On a affaire à un groupe religieux radical », commence Jennifer Trainer Thompson, directrice du Hancock Shaker Village, à Pittsfield, dans le Massachussetts. « Et pourtant ils ont cette influence qui résiste à l’épreuve du temps. »
Pour se familiariser avec les innovations et les inspirations de ce groupe, les voyageurs peuvent mettre les voiles vers les terres bucoliques et les petites villes de la Nouvelle-Angleterre. Entre les granges désolées mais stupéfiantes et les musées exposant des artéfacts intacts, il est facile de se rendre compte pourquoi les « humbles dons » des Shakers ont eu une influence aussi importante.
SCHISME CHEZ LES QUAKERS
Les Shakers se sont départis de la branche principale du quakerisme dès 1747, à Manchester, en Angleterre. Le nom du groupe vient de ses pratiques cultuelles extatiques (tremblements, danse et glossolalie). Les membres de cette secte émigrent en Amérique en 1774 pour fuir la persécution et s’installent dans la nature près de l’actuelle ville d’Albany, dans l’État de New York. Puis de nouvelles branches vont aller s’installer jusqu’en Floride au sud, jusque dans le Maine au nord et jusque dans l’Indiana à l’ouest.
Agriculteurs pour la plupart, les Shakers ont l’esprit d’initiative. Ils inventent le balais plat, la scie circulaire et la machine à laver à roue. Ils opèrent un commerce de distribution de graines. Mais on les connaît peut-être surtout pour un style de meubles et d’ébénisterie iconique aux lignes épurées dont on raffole encore de nos jours. Des centaines d’années avant qu’on ne parle de durabilité, les Shakers ont recours à des méthodes respectueuses de l’environnement : ils font tout pour que l’eau reste potable, captent la puissance de l’eau, et pratiquent ce qu’on appelle aujourd’hui l’agriculture régénératrice.
Cette réplique de l’école du village telle qu’elle était au 19e siècle accueille aujourd’hui des activités pour les enfants.
Leur apparence très conventionnelle (les femmes portent des robes couvrant le corps du cou aux chevilles et les hommes des costumes trois pièces) dissimule pourtant des intentions progressistes d’un point de vue social. Les communautés de « frères » et de « sœurs » sont séparées en « familles », chacune dirigées par un homme et une femme. Tous les membres ont un statut équivalent et les convertis noirs sont traités de la même manière que les blancs. Bien que les familles biologiques soient acceptées, les hommes et les femmes vivent séparément et font vœu de chasteté.
De nombreux musées shakers mettent actuellement en avant l’inclination du groupe pour l’égalité et la durabilité. Mais pour Jerry Grant, directeur de la recherche et des collections pour le Musée Shaker de Chatham, dans l’État de New York, il y a un autre thème qui rend cette communauté plus actuelle que jamais. « Il est difficile de s’effacer devant l’intérêt de tous. Il est évident que nous manquons cruellement de cela de nos jours », se lamente-t-il.
À LA RECHERCHE DU PARADIS SUR LES HAUTEURS DE MOUNT LEBANON
À New Lebanon, sur un ruban de vallée serpentant entre les montagnes Taconic, le groupe créé Mount Lebanon, première communauté shaker officielle, siège de l’autorité religieuse et lieu sacré. Celle-ci prospérera jusqu’au début du 20e siècle.
Les derniers Shakers ont quitté le village en 1947, mais une certaine « vivacité » y demeure. « Nous avons créé un environnement propice au spirituel qui demeure intact aujourd’hui encore », indique Frère Arnold Hadd, un des deux derniers pratiquants vivant à Sabbathday Lake, ultime village shaker du pays situé près de New Gloucester, dans le New Hampshire.
Mount Lebanon, classé Site historique national, est en grande partie occupé par la Darrow School qui incorpore de nombreux thèmes shakers dans son programme, et notamment des ateliers pratiques sérieux. « La communauté, voilà le thème principal ici. C’est ce dont les jeunes parlent après avoir obtenu leur diplôme », affirme Andy Vadnais, le directeur de l’école.
Le campus s’étire sur près de 150 hectares de prés verdoyants avec vue sur les montagnes. Les visiteurs peuvent explorer la plupart de ses dix-sept structures shakers datant de la fin du 18e siècle. La voûte en berceau de la bibliothèque, construite en 1785, est un des exemples les plus éminents de l’architecture vernaculaire de l’État de New York. C’était autrefois un temple et on y trouve trois portes d’entrée : une de chaque côté pour les frères et les sœurs et une au centre pour « le monde ».
Les deux derniers Shakers du monde habitent le village de Sabbathday Lake, dans le Maine.
De l’autre côté d’un étang se trouve un bâtiment haut de plafond aux airs de grange qui sert à tanner le cuir (encore un autre métier pratiqué par les Shakers). L’été, on peut profiter de son acoustique stellaire lors du festival de musique classique Tannery Pond Concerts.
En remontant la route, on tombe sur les ruines de Sassafras Farm. Quand Carol Reichert et Jerome Shereda ont acquis cette propriété de 32 hectares en 2020, seuls l’Atelier des frères et la Fabrique de chaises (deux vestiges d’une des huit « familles » de Mount Lebanon) étaient reconnaissables.
Après avoir déblayé des branches d’arbre et des déchets s’étant accumulés pendant des dizaines d’années, le couple a mis au jour la fondation en pierre, en grande partie intacte, d’une grange de 750 mètres carrés, une glacière enterrée depuis longtemps, ainsi que les ruines de l’Atelier des sœurs et un barrage abritant une minuscule cascade.
Un nouveau système de sentiers traverse les bois et mène au cimetière shaker où quarante âmes sont enterrées comme elles ont vécu : ensemble. Un simple monument où l’on a gravé le mot « Shakers » indique leur dernière demeure.
Carol Reichert et Jerome Shereda ont injecté près de 1,8 millions d’euros de leurs propres fonds dans Sassafras Farm. L’endroit proposera dès cet été un musée, un gîte pour la nuit, et un espace de spectacle. « Nous aimerions que les gens repartent avec une vision plus globale des contributions des Shakers à la vie américaine, explique Carol Reichert. C’est un pan incroyable de notre histoire qu’on doit à un groupe de personnes spirituelles qui ont créé des choses monumentales. »
UNE VITRINE POUR LA VIE SHAKER
À 15 minutes de route de Chatham, dans l’État de New York, le Musée Shaker abrite la plus grande collection de meubles, de préparations médicinales et d’équipement agricole shaker. Fondé en 1948 par John Stanton Williams, Sr., agent de change de Manhattan devenu gentleman farmer, le musée exposait des milliers d’artéfacts dans sa grange. (Quand il a ouvert, l’entrée au musée coûtait d’ailleurs 75 cents).
Atelier de forgeron dans le village de Hancock. Y sont exposés des outils en bois et en métal dont la secte se servait pour fabriquer des meubles et des équipements agricoles.
Aujourd’hui, le musée est en possession de 18 000 objets mais sa salle d’exposition est restreinte et ne peut être visitée que sur rendez-vous. Cela changera en 2024 : un nouveau quartier général à 16,2 millions d’euros s’installera dans un hôtel de l’ère victorienne agrandi pour l’occasion et proposera des exposés sur l’histoire shaker et des expositions sur l’influence artistique et esthétique de la secte.
Lacy Schutz, directrice générale, est impatiente à l’idée que les visiteurs découvrent des artéfacts peu communs comme cette chaussure à plateforme fabriquée pour une sœur qui avait une jambe plus courte que l’autre ou cette chaise à bascule du 19e siècle repensée en chaise roulante. « Parmi les valeurs fondamentales des Shakers, il y avait la croyance selon laquelle chacun devrait être en mesure de participer entièrement à [la vie de] sa communauté, qu’importe la validité physique et l’âge », commente-t-elle.
INTERPRÉTATION MODERNE
À 27 kilomètres de là, dans les Berkshire du Massachussetts, dans une plaine de 300 hectares, vingt bâtiments historiques impressionnants sont préservés au sein du village shaker de Hancock. Certains servent toujours aux travaux de la ferme qui se trouve sur la propriété. Le plus reconnaissable d’entre eux est une grange circulaire en pierre surmontée d’une coupole jaune maïs construite sur un talus en 1826.
Construite en 1826, la grange en pierre ronde du village de Hancock illustre bien l’architecture minimaliste quoique raffinée des Shakers.
L’été dernier, en débroussaillant un sentier menant à l’endroit du village où vivait une certaine « Famille du sud », on a découvert pour la première fois depuis soixante ans les fondations de six autres bâtiments, notamment celles d’un atelier de fabrication de sucre d’érable et d’une autre grange.
Dans les bâtiments du village qui se tiennent encore debout, des expositions reviennent sur la vie des Shakers et sur l’influence que celle-ci a sur certains artistes et designers contemporains. « Pour [les Shakers], fabriquer une chaise ne suffisait pas. Il fallait donner tout ce qu’on avait dans sa fabrication, raconte Jennifer Trainer Thompson. Quand on regarde ce bois parfaitement sculpté, ces proportions élégantes, cette simplicité qui veille à ne rien gâcher, on a une réaction viscérale. Ils incarnaient leur religion dans un objet physique. »
Parmi les artéfacts anciens d’une collection de 22 000 objets, on trouve des chaises sveltes, des outils agricoles efficaces mais aussi des capes féminines à capuche si élégantes que les fashionistas du 19e siècles les avaient adoptées. Des expositions temporaires de créations influencées par l’esthétique shaker (des céramiques de James Turrell, des vêtements Tory Burch) sont là pour montrer que la passion des Shakers pour la simplicité et les choses bien faites est encore bien vivante.
Au-delà de leur influence profonde sur les objets et l’architecture, les conceptions des Shakers en matière d’inclusion, d’égalité, de durabilité et de communauté sont des leçons dont le monde d’aujourd’hui peut s’inspirer. « Ce sont des problèmes avec lesquels nous sommes encore aux prises, et il est terriblement important de se retourner sur ce petit groupe de personnes qui se sont efforcées de faire les choses bien », conclut Lacy Schutz.
Robin Catalano est journaliste de voyage originaire de la vallée de l’Hudson et est spécialiste du nord-est des États-Unis. Suivez-la sur Instagram et sur Twitter.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.