Qui sont les « poètes torturés » dont parle Taylor Swift ?
Le nouvel album de Taylor Swift, « The Tortured Poets Department », s’inspire d’un long héritage de la littérature romantique, allant de William Wordsworth à Emily Dickinson.
Gertrude Stein, connue pour son style d’écriture expérimental, était une écrivaine américaine dont l'appartement à Paris devint un lieu de rencontre pour les artistes et écrivains cubistes et expérimentaux. Elle fait partie des écrivains et écrivaines qui ont incarné l’esprit de la littérature romantique en se concentrant sur l’émotion, l’individualisme et la nature.
« I laughed in your face and said ‘You’re not Dylan Thomas, I’m not Patti Smith.’ » (Littéralement : « Je t’ai ri au nez et ai dit : "Tu n’es pas Dylan Thomas, je ne suis pas Patti Smith". »)
En quelques mots, Taylor Swift exprime clairement qui, selon elle, est membre du « département des poètes torturés ». Mais, tout comme la chanteuse, ces poètes s’inscrivent dans une longue lignée de romantiques ayant dépeint les réalités de leur époque.
À vrai dire, le romantisme n’est pas aussi « romantique » que ce que l’on pourrait croire. Les écrivains de ce mouvement ont eu recours au grotesque, soit à des descriptions déformées et fantastiques de leur réalité, pour décrire un monde ayant connu l’ascension et la chute de Napoléon, l’abolition de la traite des esclaves et l’essor de l’industrialisation.
Des plus connus, comme William Wordsworth et John Keats, aux moins connus, comme Charlotte Smith et Thomas Hood, ces écrivains et leurs contemporains ont contribué à façonner l’image du poète « torturé ».
John Keats est considéré comme l’un des plus grands poètes de l’ère romantique, tout comme William Wordsworth et Samuel Taylor Coleridge.
QUI ÉTAIENT LES ÉCRIVAINS ROMANTIQUES ?
Le mouvement romantique, qui est apparu à la fin du 18e siècle et a perduré tout au long du 19e siècle, constitue la toile de fond de l’archétype du poète torturé. Dans son essai du début du 19e siècle, Préface des Ballades lyriques (Preface to Lyrical Ballads), Wordsworth écrit que « toute bonne poésie est le débordement spontané de sentiments puissants ».
Les écrivains romantiques se sont souvent rebellés contre le rationalisme et l’ordre de la période des Lumières qui les a précédés, choisissant plutôt d’exagérer et de contredire la réalité. Ils mettaient à l'honneur la spontanéité, l’intuition et le sublime, et leurs œuvres exploraient souvent les thèmes de l’amour, de la nature, du surnaturel et de l’expérience humaine.
Citons également la poétesse afro-américaine Phillis Wheatley qui se servait de son art pour ériger les thèmes de la liberté et de la spiritualité au milieu des dures réalités de l’esclavage de la fin du 18e siècle. L’abolitionniste Olaudah Equiano a lui intégré des passages poétiques dans ses récits autobiographiques pour mettre en lumière le sort des personnes réduites en esclavage et plaider avec ferveur pour leur émancipation.
Leurs voix, ainsi que celles de Juan Francisco Manzano, un poète cubain dont les mots appelaient à la libération au milieu de l’oppression coloniale, et de Sor Juana Inés de la Cruz, une religieuse mexicaine dont l’exploration poétique de l’amour et de l’intellect défiaient les normes sociétales, ont élargi les horizons du mouvement romantique.
Christina Rossetti, l’une des plus grandes poétesses de l’ère victorienne, s’est souvent inspirée de sa propre foi et de ses expériences personnelles pour explorer les thèmes de l’amour, de la mort et de la spiritualité.
D’autre part, le sous-genre du romantisme noir, prévalent dans les mouvements romantiques allemand et américain, employait un langage lugubre et tragique pour explorer la relation entre le divin et l’humain. Ce basculement dans la noirceur (ou du moins dans une représentation plus explicite de celle-ci) était une réponse à l’essor du transcendantalisme, qui mettait l'accent sur la bonté, l’unité et la supériorité de l’Homme. Cela est particulièrement visible dans La Marque de Naissance (The Birthmark), une nouvelle de Nathaniel Hawthorne dans laquelle il critique la recherche de la perfection.
À la même époque, les écrivains allemands ont développé un genre d’écriture appelé Schwarze Romantik, une représentation gothique du Moyen Âge emplie de monstres et de fantômes, à l'instar du poème « Tamerlane » de l’écrivain américain Edgar Allan Poe, qui explore les thème de l’ambition et de la mortalité dans un contexte médiéval.
UNE NOUVELLE GÉNÉRATION DE POÈTES TORTURES
Tout au long du 19e siècle, les écrivains ont continué à exprimer leurs préoccupations existentielles et sociétales en explorant les thèmes de la mort, de l’impérialisme et des progrès technologiques. Des figures comme Christina Rossetti et Rudyard Kipling ont reflété les angoisses victoriennes dans des œuvres telles que « One Sea-Side Grave » et « The Female of the Species », employant un vocabulaire des sens pour évoquer des émotions profondes.
Le 20e siècle a inauguré une nouvelle ère d’expression poétique, marquée par de profonds changements dans la politique et la culture mondiales. Les poètes de la « génération perdue », dont Gertrude Stein et T.S. Eliot, critiquaient les excès du capitalisme et la dévastation causée par la Première Guerre mondiale avec des vers non conventionnels et fragmentés, tandis qu'avec son poème « Do not go gentle into that good night » (1947), Dylan Thomas faisait l'apologie poignante de la résilience face à la mortalité.
Patti Smith en coulisses avant l’événement « Arista Records Salutes New York with a Festival of Great Music », le 21 septembre 1975. Avant de se tourner vers la musique, Patti Smith s'est d'abord fait connaître pour sa poésie et ses performances artistiques.
Dylan Thomas était un poète et écrivain gallois connu pour son exploration des thèmes de l’amour, de la mort et du monde naturel.
La nouvelle génération de poètes torturés qui émerge au milieu des courants tumultueux du 21e siècle porte l’héritage de ses prédécesseurs tout en traçant sa propre voie. Les mouvements de protestation des années 1960, tels que l'opposition à la guerre du Viêt Nam, le mouvement américain des droits civiques et le mouvement de libération des femmes, ont d'autant plus catalysé l’évolution de la poésie, les artistes ayant brouillé les frontières entre la poésie et la musique comme forme de protestation.
C'est ce à quoi Taylor Swift fait référence en mentionnant Patti Smith, cette poétesse devenue chanteuse qui a contribué à l’émergence de la scène punk dans les années 1970. L’influence de Patti Smith souligne la pertinence de la tradition des poètes torturés, et atteste de la capacité de ces derniers à inspirer et à influencer les différents médiums artistiques et les différentes générations.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.