Crise sociale en Corée du Sud : la jeune génération en quête d’un avenir plus juste
En Corée du Sud, les jeunes générations sont dans une impasse et sont obligées de renoncer à certains pans de leur avenir.
Des lycéens coréens, en train de faire une excursion sur l'APR 2, 2014 à Busan, Corée du Sud
« Les jeunes Coréens emploient eux-mêmes le terme N포 세대 (po sedae) depuis 2015 pour désigner la génération qui ne parvient pas à s’épanouir à cause de la conjoncture économique », souligne Marion Gilbert, docteure en sociologie, spécialiste de la Corée du Sud et chargée de cours à l’INALCO, à l’Université Paris Cité et à l’Institut Catholique de Paris. « Le N faisant référence à toutes ces choses qu’ils ont dû délaisser faute de moyens financiers ». Pour réussir, la génération N포 세대 doit faire face à des défis dans de nombreux domaines, à commencer par l’éducation.
LA FIÈVRE DE L’ÉDUCATION
Il existe en Corée du Sud ce que Marion Gilbert qualifie de « fièvre de l’éducation », qui pousse les élèves, dès le plus jeune âge, à étudier autant que faire se peut, afin d’intégrer les meilleures universités du pays, qui plus tard leur ouvriront les portes d’un emploi dans une grande entreprise qui leur assurera plus d’avantages et de protections sociales.
Ici, le problème n’est pas une mauvaise éducation, mais au contraire, un trop-plein d’éducation qui pousse les élèves à travailler constamment en sacrifiant leur santé mentale et physique. De manière générale, pour toutes les classes sociales, il est de coutume que l’enfant suive dès l’école élémentaire, en plus de l’école publique, des cours dans des académies ou instituts privés appelés 학원 (hagwon), qui donnent cours jusqu’à très tard le soir, aux alentours de 22 heures.
Ces établissements ont la réputation d’avoir un coût très élevé. Selon l’agence de presse Yonhap, « les chiffres publiés par Statistiques Corée (KOSTAT) démontrent que les dépenses faites dans l’éducation privée par les parents ont atteint en 2023 leur plus haut niveau jamais enregistré ». En moyenne, « les dépenses mensuelles par élève dans l’éducation extrascolaire ont progressé de 5,8 % sur l’année 2023. »
« Le décalage entre les chiffres publiés par les autorités publiques et ce que les parents déclarent réellement dépenser dans l’éducation de leurs enfants est conséquent », affirme Kim Hui-Yeon, maître de conférences en sociologie à l’INALCO au département des études coréennes. Certes, les 학원 (hagwon) ne sont pas obligatoires, mais ne pas s’y inscrire engendre un retard conséquent par rapport aux autres élèves, en plus du stigmate social qu’ils subissent. En effet, dans ces lieux, « il ne s’agit pas de réviser ce qu’ils ont appris à l’école, mais d’avancer plus vite que ce qu’ils apprennent à l’école, une avance qui peut aller jusqu’à un ou deux ans ».
Au-delà du fardeau financier que cela représente pour les parents, ce mode de vie a des conséquences bien plus graves sur la santé mentale des élèves et étudiants. Dans un climat de compétitivité extrême entre les élèves, le suicide est la première cause de mortalité chez les jeunes âgés de dix à trente-neuf ans. Selon les données publiées par Statistiques Corée (KOSTAT), en septembre 2022 « 43,7 % des dix à dix-neuf ans ont commis un suicide, 56,8 % pour les personnes dans la vingtaine, et 40,6 % dans la trentaine », informe l’agence de presse Yonhap.
En Corée du Sud, la psychologie et la psychothérapie pourraient être une des solutions envisagées, mais consulter un psychologue, si tant est qu’on en ait les moyens, est un stigmate lourd à porter, encore souvent associé à la folie.
UN CHÔMAGE ÉLEVÉ CHEZ LES JEUNES
En Corée du Sud, le taux de chômage chez les jeunes est aussi très élevé. L’entrée sur le marché du travail s’avère d’autant plus difficile que le nombre d'offres d’emploi diminue et que la compétitivité augmente. Depuis l’épidémie de Covid-19, la pénurie d’emplois s’est aussi aggravée.
Kim Hui-Yeon tente d’expliquer le phénomène ainsi : dans la continuité d’un souci d’excellence, les 취업 준비생 (chwieop, junbisaeng), littéralement « étudiants préparant leur emploi », après avoir été diplômés, consacreraient un certain temps, qui peut aller jusqu’à plusieurs années pour trouver l’emploi pour lequel ils ont tant étudié. « Ces chercheurs d’emploi mettent la barre assez haut et sont extrêmement exigeants puisque là encore, leur premier emploi est vu comme une marque qui va les poursuivre tout au long de leur carrière », explique-t-elle.
Pour Marion Gilbert, ce chômage peut aussi s’expliquer par « une volonté chez les jeunes de ne plus vivre comme des esclaves ». Par exemple, « ils ne souhaitent plus faire autant d’heures supplémentaires que ce que font régulièrement les générations plus âgées, ils ne souhaitent plus participer à des repas d’entreprises après le travail », même si l’on remarque une tendance générale à la baisse ces dernières années de ces pratiques. « Plus de jeunes osent démissionner pour trouver des meilleures conditions de travail ».
Seok-Won Choi, jeune Coréen de vingt-six ans, est à la recherche d'un emploi depuis presque un an, après avoir obtenu son diplome d'ingénierie informatique : « Comme moi, beaucoup pensent que le premier emploi n'est pas uniquement perçu comme une première expérience professionnelle, mais plutôt comme le fondement d'un parcours dans un domaine dans lequel on va grandir et exceller. Investir trop de temps dans un emploi qui ne s'aligne pas avec mes intérêts ou mes atouts peut rendre plus difficile le pilotage de ma carrière ensuite. Il est préférable de chercher un travail pendant longtemps plutôt que d'être un esclave. Pour moi, trouver un autre emploi par défaut reviendrait à abandonner ».
MARIAGE ET PARENTALITÉ
Dans la société sud-coréenne, nombreuses sont les attentes culturelles et sociales qui façonnent la vie de couple des jeunes générations. Parmi elles, un rejet du concubinage, l’investissement immobilier après le mariage, le mariage en lui-même et plus tard, l’éducation de l’enfant par la mère quitte à sacrifier sa carrière, la charge financière sur les épaules du père, entre autres. Ces mœurs restent la normalité pour les générations précédentes. En revanche, pour les plus jeunes, elles constituent un si lourd fardeau qu’il lui est préféré le renoncement au mariage et à la parentalité, comme le confirme Jihye Choi, jeune trentenaire de Suwon, située environ 30 km au sud de Séoul, travaillant dans les ressources humaines. Elle s'est mariée en 2023, mais pour autant, elle assure ne pas se projeter davantage : « Nous n'avons pas de maison à notre nom. En attendant, je ne veux pas d'enfant ».
En 2022, moins de 200 000 mariages avaient été enregistrés dans le pays, soit le taux le plus bas depuis 1970. La Corée du Sud est aussi le pays avec la plus faible fécondité de l’OCDE avec 0,72 enfant par femme en 2023. « Les jeunes femmes en particulier rejettent totalement le vieux système », estime Marion Gilbert. Avec la coutume de venir s’installer chez la famille de l’époux, le mariage est pour elles souvent synonyme d’inconfort.
Cet inconfort se fait également ressentir dans le manque de politiques publiques favorisant la parentalité. Le nombre d’infrastructures pouvant accueillir les enfants lorsque les parents travaillent est insuffisant. Le coût de ces établissements est souvent supérieur au salaire de la mère sur qui repose généralement la garde de l’enfant. À cause de ce coût, il est souvent impossible pour les mères de reprendre le travail après leur congé maternité.
De surcroît, « le climat social entre les femmes et les hommes se complique depuis déjà plusieurs années », avance Kim Hui-Yeon. Des violences faites aux femmes, perpétuées de génération en génération, ont engendré une opposition, voire une haine entre les deux genres.
« Dans les années 2010, des discours de haine envers les femmes ont mené à un certain nombre de féminicides », raconte la maître de conférences. Cette violence a par la suite donné naissance à des mouvements féministes et une défiance vis-à-vis des hommes. Le mouvement 4B par exemple, apparu dans les années 2010, encourage les femmes à se libérer des normes de genres et des attentes de la société patriarcale.
Les années 2010 ont aussi été marquées dans le pays par une prise de conscience plus importante des droits des femmes, notamment en revendiquant l’égalité salariale entre les femmes et les hommes. Pour rappel, L’OCDE place la Corée du Sud comme le pays ayant l’écart salarial entre les hommes et les femmes le plus élevé. En 2023, il était de 29,3 %.
Aussi, depuis l’élection du président Yoon Suk-Yeol – à présent destitué, « les hommes sont dans l’obligation d’accomplir leur service militaire […]. Ce faisant, ils perdent deux à trois ans par rapport aux femmes [et s'en plaignent] », explique la maître de conférences. Avec cette violence réciproque, « je vois mal comment réconcilier les jeunes et les encourager », déplore-t-elle. Néanmoins, il est urgent de faire décoller la courbe démographique dans le pays.
En 2024, des mesures sont entrées en vigueur pour tenter de résoudre la crise en cours. « Elles reposent essentiellement sur des aides financières », commente Marion Gilbert. Une pension d’un montant de 100 000 wons (66 €) est dorénavant allouée aux familles avec des enfants de moins de huit ans. Une aide financière est aussi allouée aux futures mamans qui doivent se rendre à un certain nombre de rendez-vous médicaux. Une prime est attribuée aux familles à la naissance du premier enfant. Le père bénéficie aussi d’un congé de paternité d’une durée de dix jours.
« Il reste à savoir si ces nouvelles politiques seront suffisantes pour confirmer une tendance à la hausse de la natalité dans le pays », conclut Kim Hui-Yeon.
Amandine Venot a vécu deux ans en Corée du Sud, où elle continue de se rendre régulièrement. Retrouvez l'ensemble de ses articles pour National Geographic ici.