Restitution d'œuvres pillées pendant la colonisation : les trésors de la discorde
Les conservateurs se rendent compte que rendre les artefacts pillés à leurs pays d'origine ne ferme pas les musées, mais ouvre de nouvelles portes.
Vers 1900, des fonctionnaires et négociants coloniaux – comme le marchand autrichien assis à côté du sultan bamoun Ibrahim Njoya – couraient le monde à la recherche d’oeuvres d’art et d’objets rituels.
Portés par les vents depuis le Sahara, une fine poussière rouge recouvre tout à Foumban. Nous sommes en février, et les pluies printanières arriveront dans un mois. En attendant, les jours se ressemblent dans cette ville camerounaise d’environ 100 000 habitants : un soleil voilé, une chaleur sèche et, sur la route principale, une cacophonie de klaxons et de motos rugissantes.
Cette région d’Afrique fut un temps une colonie de l’Allemagne, dont la mainmise brève mais brutale dura de 1884 à 1916. Comme d’autres puissances coloniales, elle créa des collections ethnologiques pour conserver, étudier et exposer des objets venus des territoires annexés. Si collectionner est un penchant qui a de profondes racines dans l’histoire de l’humanité, les musées tels que nous les connaissons aujourd’hui sont essentiellement une invention du XIXe siècle, pensée pour exposer le fruit des explorations et conquêtes européennes.
Le sultan Nabil Njoya du peuple bamoun, au Cameroun, est assis sur un trône commandé par son arrière-grand- père (en photo à l’arrière-plan). C’est une réplique d’un siège obtenu par les autorités coloniales allemandes en 1908 dans des circonstances aujourd’hui contestées. L’original est exposé dans un musée à Berlin.
Sous le colonialisme, collectionner tourna à l’obsession. Les objets n’arrivèrent pas dans les musées par hasard. Anthropologues, missionnaires, négociants et militaires coopéraient avec eux afin de rapporter des merveilles et des richesses en Europe. Les conservateurs confiaient même des listes de ce qu’ils souhaitaient aux expéditions coloniales armées.
En 1907, des fonctionnaires allemands envoyèrent un message au sultan Ibrahim Njoya, roi des Bamouns au Cameroun. Ils laissèrent entendre qu’un cadeau à l’empereur Guillaume II à l’occasion de son cinquantième anniversaire serait le bienvenu – plus précisément, une réplique exacte du remarquable trône d’Ibrahim Njoya. Hérité de son père, ce trône était appelé Mandu Yenu, d’après les deux figures protectrices qui ornaient son dossier.
Ibrahim Njoya demanda à ses sculpteurs et artisans de fabriquer une reproduction de Mandu Yenu. Quand il devint évident que cette copie ne serait pas prête à temps pour l’anniversaire de Guillaume II, le sultan fut persuadé de remettre l’original. Il se trouve depuis dans les collections du musée d’ethnologie de Berlin.
L’arrière-petit-fils d’Ibrahim Njoya, Nabil Njoya, est devenu sultan des Bamouns en 2021. Quand je le rencontre devant le palais royal à Foumban, en 2022, le souverain de 28 ans sort son téléphone et me montre les photos d’un étudiant portant une casquette de l’équipe de basket des Nets du New Jersey – des selfies qu’il a pris pendant ses études supérieures à New York.
Un nouveau musée à Foumban, au Cameroun, reprend un emblème du royaume bamoun : un serpent à deux têtes surmonté d’une araignée. Des objets sacrés peuvent y être empruntés pour des cérémonies traditionnelles.
Dans le Cameroun d’aujourd’hui, le titre royal de Nabil lui confère peu d’autorité, mais un pouvoir symbolique. Selon la coutume bamoune, le pouvoir de chaque sultan est transmis par le trône qu’il construit à son successeur. Tant que Mandu Yenu demeure à Berlin, « il y a un chaînon manquant » dans la lignée. Assis sur le trône que son père a fait faire pour lui, Nabil explique qu’il ne reproche pas aux Allemands les actes de leurs ancêtres. Il souhaite seulement reprendre possession du trône de son arrière-grand-père. « Aucun de nous n’était né à l’époque, mais je crois que nous avons l’obligation de résoudre le problème », dit-il, espérant que le retour du trône au pays fera partie de son legs.
Peu de gens ont entendu parler de Mandu Yenu en Allemagne. Ils sont encore moins nombreux à situer Foumban sur une carte. Mais, si des objets venus d’ailleurs ont fait les gros titres, ces dernières années, ce trône incarne l’avenir complexe, incertain et plein d’espoir d’une démarche inédite dans le monde.
Ces dernières décennies, une nouvelle génération de conservateurs et de directeurs de musées, souvent poussés par des militants et des dirigeants politiques, cherchent à déterminer plus précisément la provenance des objets de leurs collections. Ils sont aussi un nombre croissant à aller plus loin – et à embrasser un processus appelé restitution, retirant des œuvres, des objets rituels et des dépouilles humaines de leurs vitrines et entrepôts, et les rendant à leurs populations d’origine. Ainsi, l’Allemagne a transféré en 2022 la propriété de centaines d’objets à la Commission nationale des musées et monuments du Nigeria, la France a remis au Bénin vingt-six artefacts et le Metropolitan Museum of Art, à New York, a conclu un accord avec la Grèce pour lui rendre des dizaines de sculptures.
« Vers 1900, les nations européennes étaient en concurrence pour avoir les plus grandes collections ethnologiques, affirme Bénédicte Savoy, professeure d’histoire de l’art à l’université technique de Berlin. Aujourd’hui, c’est à celle qui sera la première à restituer ces objets. »
Surplombant Athènes, le Parthénon était le temple le plus important de la ville ; ce monument était orné de statues en marbre et d’une frise représentant une fête en l’honneur d’Athéna. La Grèce était dirigée par l’Empire ottoman au début du xixe siècle quand l’ambassadeur britannique et comte d’Elgin Thomas Bruce obtint l’autorisation d’emporter « des pierres comportant des inscriptions anciennes, et des figures ». Lord Elgin s’appropria environ la moitié des sculptures et une grande partie des bas-reliefs de la frise, et les expédia à Londres. La Grèce exige de longue date leur restitution, faisant valoir l’illégitimité de l’accord conclu par lord Elgin avec une puissance d’occupation.
Les « marbres d’Elgin » furent achetés par le Parlement britannique et remis aux collections en plein essor du British Museum, où les visiteurs ont afflué pour les voir dès 1817. Ils symbolisent aujourd’hui l’impasse dans laquelle se trouvent les demandes de restitution. Toutefois, le musée a récemment appelé à un nouveau « partenariat avec le Parthénon » et affiché sa volonté d’échanger avec le gouvernement grec sur « les moyens d’y parvenir ».
De nombreux conservateurs espèrent que ce changement inaugurera une nouvelle ère de coopération entre les musées et les populations et pays d’où proviennent ces collections. Les détracteurs de ces restitutions craignent de leur côté qu’elles déclenchent un effet domino qui démantèlera les musées « universels », dont les collections internationales offrent un aperçu unique de l’interconnection de notre monde.
Si les cinq dernières années ont bouleversé la façon dont les musées voient leurs collections, l’étincelle de la révolution est partie de France. En novembre 2017, le président Emmanuel Macron s’est rendu à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso, qui faisait jadis partie de l’Afrique-Occidentale française. Dans un auditorium rempli d’étudiants, il a reconnu les « crimes » de la colonisation européenne, puis son discours a pris un tour inattendu : « Je ne peux pas accepter qu’une large part du patrimoine culturel de plusieurs pays africains soit en France. Il y a des explications historiques à cela, mais il n’y a pas de justification valable, durable et inconditionnelle […]. Je veux que, d’ici cinq ans, les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique. »
En regardant ce discours depuis sa galerie d’art au Bénin, Marie-Cécile Zinsou, qui est à la tête d’une fondation d’art contemporain africain, a été stupéfaite. « Personne ne l’a vu venir. C’était un coup de tonnerre », se souvient-elle. Un an plus tôt, une demande du président béninois pour récupérer des objets emportés par des soldats français dans les années 1890 avait essuyé un refus catégorique. « La France avait toujours dit non », précise la spécialiste.
Peu après, le président français a sollicité Bénédicte Savoy et l’universitaire sénégalais Felwine Sarr afin qu’ils rédigent un rapport sur les collections coloniales de la France. Dans celui-ci, les deux chercheurs ont appelé l’Hexagone à restituer des objets pris par son armée à l’époque coloniale, ainsi que des œuvres emportées par les armées d’autres pays et conservées dans des musées français. Ils ont aussi plaidé la restitution d’artefacts acquis lors d’expéditions « scientifiques » lancées en Afrique au début du XXe siècle afin de collecter des pièces pour les musées français.
Du Ghana à la Grèce, d’anciennes colonies réclament qu’on leur rende leurs biens depuis parfois cinquante ans, voire plus. Les pouvoirs publics, les musées et les médias ont enfin tendu l’oreille.
Ouvert en 2009, le musée de l’Acropole est la réponse grecque au Royaume-Uni, selon qui la Grèce n’avait pas d’institution pouvant accueillir les « marbres d’Elgin ». Des fragments de statues y attendent le retour des pièces manquantes, encore au British Museum.
Un lundi étouffant de juillet, je rencontre l’homme qui est sans doute le plus concerné par la promesse d’Emmanuel Macron. Le musée du quai Branly, à Paris, possède la plus grande collection ethnologique de France. Vieille de 500 ans, elle remonte à l’époque des cabinets de curiosités et compte des artefacts aussi variés que des sculptures en bois polynésiennes et des crânes surmodelés de Papouasie-Nouvelle-Guinée. C’est Emmanuel Kasarhérou qui en est le président. Sa nomination, en 2020, représente un signal fort du changement à l’œuvre dans le monde muséal. Né en Nouvelle-Calédonie d’un père kanak, il est l’un des rares dirigeants de musée en France issus d’un peuple autochtone. En 2021, Emmanuel Kasarhérou a piloté la restitution d’œuvres d’art prises par des soldats français en 1892, après le saccage d’Abomey, située dans l’actuel Bénin. Les objets, parmi lesquels deux trônes, les portes du palais et d’autres insignes de la royauté, étaient des pièces maîtresses du musée du quai Branly depuis son ouverture, en 2006.
Peu après le discours d’Emmanuel Macron, le président béninois Patrice Talon a de nouveau demandé le retour des biens. En 2020, les députés français ont adopté une loi à la portée restreinte, autorisant uniquement la restitution au Bénin de ces œuvres du trésor royal. En février 2022, elles ont été dévoilées au palais présidentiel à Cotonou. « Le patrimoine du Bénin est de retour », a alors déclaré Patrice Talon. Pendant des heures, l’élite béninoise, dont des descendants de la royauté du Dahomey, qui portaient des colliers en coraux rouges, a déambulé au milieu des objets restitués et d’une exposition d’œuvres contemporaines béninoises.
À la tombée de la nuit, les dignitaires ont progressivement quitté les lieux, faisant place au personnel. Agents de sécurité et chefs cuisiniers en toque ont respectueusement pris des selfies avec les objets historiques. Quand je suis enfin sorti par une porte de service dans la moiteur de la nuit, ils y étaient encore. Les quatre mois suivants, près de 200 000 personnes ont visité l’exposition, quitte, parfois, à patienter durant des heures dans la file d’attente.
Bénédicte Savoy était aussi présente à Cotonou à l’occasion du vernissage. Ses yeux brillaient en parcourant du regard les salles pleines de monde. La promesse faite en 2017 par Emmanuel Macron prenait forme, et les musées endossaient désormais un nouveau rôle, celui de lieux permettant d’aborder l’avenir et non plus seulement de témoigner du passé. « Avant que toutes ces restitutions ne commencent, beaucoup de gens disaient : “Si on rend quelque chose, nos musées finiront vides.” Mais je doute que cela arrive. »
Un groupe d’artistes et de chercheurs (comme ici Federico Agostinelli, à Carrare, en Italie) sculptent des répliques des oeuvres du Parthénon afin d’encourager le British Museum à restituer les originaux à la Grèce.
Tous les musées ne sont pas de cet avis. À Londres, le British Museum incarne le front du refus. Par le passé, ses responsables ont fait valoir que le monde avait besoin de musées universels ou encyclopédiques qui transcendent les divisions artificielles des frontières modernes et qui rassemblent en un même endroit des œuvres et des objets de différentes cultures, époques et lieux. L’idée date des Lumières, aux XVIIe et XVIIIe siècles. « Quel autre endroit sur notre planète regroupe sous un même toit le fruit de deux millions d’années d’activités humaines ? », a ainsi interrogé le président du musée, George Osborne, dans un discours prononcé en 2022. « Nous voulons faire de ce lieu le musée de notre humanité commune. »
L'idée séduit aisément si on a la chance de se trouver à Londres et d’avoir un après-midi à passer au British Museum. Quelques mois avant le discours prononcé par George Osborne, j’ai déambulé dans l’immense hall principal et devant la pierre de Rosette. Gravée en 196 avant J.-C., la célèbre stèle fut découverte près d’Alexandrie, en Égypte, par les troupes napoléoniennes en 1799 et transportée à Londres en 1802 après que les Britanniques eurent vaincu les Français. Tout près d’elle se trouvent des bas-reliefs assyriens sculptés il y a près de 3 000 ans, ainsi qu’une copie romaine d’une statue grecque d’Aphrodite, achetée par le roi d’Angleterre à un duc italien dans les années 1620. La biographie de chaque objet est une maelström de cultures et d’influences, un précis d’histoire mondiale.
Un peu plus loin, une autre salle héberge des bas-reliefs en marbre vieux de 2 500 ans, qui décoraient autrefois le Parthénon à Athènes. Chaque année, ce sont quelque 6 millions de personnes qui visitent le British Museum. La plupart d’entre elles ont probablement entendu parler au moins une fois des demandes de la Grèce visant à rapatrier les marbres – un débat qui refait surface régulièrement depuis que les sculptures ont été emportées à Londres, il y a plus de 200 ans. En décembre 2022, des rumeurs de négociations secrètes à ce sujet entre George Osborne et les autorités grecques ont fait les gros titres, mais les responsables du musée n’ont fait aucun commentaire.
Dans l’espoir de mieux comprendre la position du British Museum sur les marbres du Parthénon et d’autres objets controversés, j’ai téléchargé sur mon téléphone un parcours guidé intitulé « Collections et chemin impérial ». Déception : les artefacts faisant l’objet des revendications récentes les plus houleuses – dont la pierre de Rosette, les marbres du Parthénon, les bronzes du Bénin et l’immense moaï Hoa Hakananai‘a, volé à Rapa Nui par des marins britanniques en 1868 – brillent par leur absence.
Le musée Pitt Rivers, rattaché à l’université d’Oxford, détient plus de 500 000 objets du monde entier. Il a notamment restitué des restes d’Aborigènes d’Australie et discute d’autres restitutions notamment avec l’Afrique et l’Asie. « C’est là que la relation se noue vraiment », affirme la directrice Laura Van Broekhoven.
Avant de me rendre à Londres, j’ai tenté pendant des mois d’obtenir une interview officielle auprès du musée – en vain. Alors que d’autres établissements affrontent la question des restitutions, le British Museum semble faire l’autruche. Même les défenseurs de longue date de l’institution sont perplexes. Après en avoir arpenté les innombrables salles, je retrouve l’autrice Tiffany Jenkins autour d’un thé. En 2016, elle a publié un ouvrage en soutien au British Museum, où elle faisait valoir que les musées modernes devaient veiller à raconter l’histoire des objets anciens et de ceux qui les ont façonnés, et s’abstenir de tout positionnement politique.
À ma grande surprise, Tiffany Jenkins admet que, depuis la parution de son livre, le débat a radicalement changé et que l’institution n’a pas suivi. Il est rare, désormais, que son personnel défende les musées encyclopédiques, souligne-t-elle. Il s’est replié sur des arguments techniques, comme des accords signés au XIXe siècle avec l’Empire ottoman, qui contrôlait alors Athènes, pour justifier la mainmise sur les marbres de l’Acropole. Ou il brandit le fait que de nombreux objets ont été pris en Afrique et en Asie avant que le Royaume-Uni signe un traité interdisant le pillage, ce qui rend les acquisitions sinon éthiques, du moins légales. S’ajoute à cela une loi britannique de 1963 qui interdit au musée de retirer des objets de sa collection. « Se contenter d’invoquer des documents administratifs n’est pas une réponse, insiste Tiffany Jenkins. Si c’est ça leur argument, ils perdront. »
Pourtant, un compromis est peut-être possible. Hermann Parzinger est le président de la Fondation du patrimoine culturel prussien (SPK), une institution qui supervise plus d’une dizaine de musées à Berlin. Parmi ceux-ci figure notamment le musée d’ethnologie du Forum Humboldt, qui renferme des centaines de milliers d’objets, accumulés pour la plupart durant l’âge d’or de l’empire colonial allemand, à la fin du XIXe siècle.
En 1912, des fouilleurs allemands ont trouvé le buste en calcaire et en plâtre de la reine Néfertiti dans les ruines de l’atelier d’un sculpteur antique, à Amarna, en Égypte. Sculptée vers 1340 av. J.-C., l’oeuvre a stupéfié les archéologues. « Se passe de description, a écrit l’un d’entre eux dans son journal. Elle doit être vue. » Les scientifiques ont rapporté le buste en Allemagne, où il se trouve depuis, en dépit des sollicitations multiples de l’Égypte.
Exposé au Neues Museum, à Berlin, le buste de Néfertiti est à la fois un emblème de l’Égypte antique et une des pièces maîtresses des musées berlinois. Présenté pour la première fois à Berlin en 1924, le buste fut caché, pendant la Seconde Guerre mondiale, dans une cave, puis un bunker, puis une mine de sel, où il fut retrouvé par les « Monuments Men » des Alliés. Certains avancent qu’il fut emporté hors d’Égypte en dépit de la déontologie, car le chef de l’expédition n’en avait pas déclaré honnêtement la valeur. L’Allemagne maintient que l’acquisition était légale et affirme que la sculpture est trop fragile pour être réacheminée au Caire.
Pendant des dizaines d’années, Hermann Parzinger et ses prédécesseurs ont fait la une des journaux pour les refus qu’ils opposaient aux demandes de restitution de l’Égypte, de la Turquie et d’autres anciennes colonies allemandes en Afrique. Toutefois, signe des temps, la SPK a choisi de restituer de nombreux objets depuis 2018, notamment la statuette d’une déesse au Cameroun, des biens rituels et culturels à la Namibie, des têtes momifiées maories à la Nouvelle-Zélande, et des dépouilles et objets funéraires de populations autochtones de Hawaï et d’Alaska, aux États-Unis.
En 2022, la SPK a participé à une immense restitution de bronzes du Bénin au Nigeria (cet ensemble de « bronzes » comporte en réalité des objets en ivoire, en bois et en laiton). En 1897, une expédition britannique armée jusqu’aux dents envahit le royaume du Bénin, renversa son roi héréditaire – l’oba – et pilla son palais à Edo (devenue Benin City). Des photographies prises après les faits montrent des soldats britanniques aux visages et aux uniformes sales, tout sourire au milieu des monceaux d’ivoire et de statues en métal. Les officiers légendèrent certains clichés du mot « butin », en lettres capitales. C’est à l’occasion d’enchères organisées pour couvrir les frais du raid que les conservateurs des musées ethnologiques allemands firent l’acquisition de centaines de bronzes.
Aujourd’hui, plus de 5 000 de ces objets sont conservés dans des établissements du monde entier au lieu de figurer dans le musée national de Benin City. « Les Britanniques se sont emparés de richesses qui se trouvaient au palais depuis des siècles, affirme Theophilus Umogbai, ancien directeur du musée. Ils ont créé un vide dans notre histoire et dans nos archives. »
Les circonstances bien connues du raid au royaume du Bénin, ainsi que des décennies de requêtes de la par de la famille royale edo et des autorités nigérianes, ont fait des bronzes un dossier test de premier plan en matière de restitution. La force de l’argument moral associée à la pression publique et politique semble faire évoluer le débat. « Nous ne voulons pas d’objets pillés dans nos collections », m’indique fermement Hermann Parzinger. Même quelques musées au Royaume-Uni ont décidé de restituer des objets, et des dons britanniques et allemands, entre autres, contribuent au financement d’un nouveau musée à Benin City conçu par l’architecte anglo-ghanéen David Adjaye.
Aux États-Unis, l’École de design de Rhode Island (RISD) acquit ce bronze d’un oba (roi) du peuple edo en 1939. Sous la pression des professeurs et des étudiants, il a été rendu au Nigeria en 2022.
Les Britanniques justifièrent leur « expédition punitive » en faisant notamment état du sacrifice de nombreux esclaves par les dirigeants du Bénin.
En juillet 2022, des représentants du gouvernement allemand ont publié une déclaration conjointe avec le Nigeria, stipulant que les droits de propriété des bronzes du Bénin conservés dans les musées outre-Rhin, soit plus de 1 000 objets, dont 500 à la SPK, devaient être transférés au pays africain. Le ministre nigérian de la Culture a évoqué « la plus grande restitution de biens du monde ». Le moment était hautement symbolique et constituait, selon Hermann Parzinger, une décision gagnant-gagnant. Nombre de ces objets resteront en Allemagne au titre de prêts à long terme pour les dix prochaines années, et d’autres y demeureront jusqu’à ce que le Nigeria construise de nouveaux musées avec des aides allemandes. Ensuite, le pays proposera des prêts tournants à l’Allemagne. « Je souhaite exposer l’art du Bénin dans mon musée, souligne Hermann Parzinger. Que ces objets soient des prêts ou qu’ils nous appartiennent n’a, au fond, pas tellement d’importance. »
En août dernier, la SPK est devenue la première institution allemande à restituer officiellement ses bronzes. Mais l’optimisme est-il de mise dans des cas plus complexes, comme celui du célèbre buste de la reine de l’Égypte antique Néfertiti ? Cette délicate sculpture a été mise au jour par des chercheurs allemands en 1912 et envoyée à Berlin, où elle se trouve depuis. Les représentants de l’État allemand font valoir qu’elle a été acquise légalement à l’époque et que les demandes de restitution n’ont pas été faites par les bons canaux.
Un bronze du Bénin vieux d’environ 400 ans et conservé au musée MARKK, à Hambourg, représente un guerrier en train de désarçonner un ennemi. Nombre de ces bronzes célèbrent des hauts faits de l’histoire du royaume.
Pour Hermann Parzinger, les demandes doivent être examinées individuellement, en coopération avec les populations locales et les gouvernements des pays concernés, et en menant des recherches sur les circonstances de chaque acquisition. « De virulentes critiques contre les musées ont laissé entendre que tout était volé et illégal, mais il faut regarder les zones grises, insiste-t-il. Un musée n’est pas un lieu où l’on peut entrer et se servir dans les rayonnages. »
Alors qu’en est-il du trône d’Ibrahim Njoya, ai-je demandé. Aucun sultan bamoun n’a jamais officiellement sollicité la restitution de Mandu Yenu, pas plus que le gouvernement camerounais. Mais que se passerait-il s’ils le faisaient ? Hermann Parzinger fronce les sourcils. Ibrahim Njoya, rappelle-t-il, a bénéficié de son alliance avec les colons germaniques. Le sultan bamoun s’est enrichi grâce au commerce avec les négociants allemands et il a vaincu des rivaux locaux grâce à des armes et une aide militaire allemandes. Selon Hermann Parzinger, il est plausible que le trône ait été remis en cadeau à l’Allemagne pour la remercier.
« Quand on sait toute l’étendue de leur collaboration, j’ai du mal à croire qu’Ibrahim Njoya ne soit qu’une victime », réfléchit-il. Il marque une pause et poursuit : « Je suis sûr que nous trouverons des solutions. Avant que le trône quitte le territoire bamoun, une copie en a été faite. Peut-être peut-on envisager un échange ? »
Les fondeurs de bronze à Benin City, au Nigeria, appartiennent à une ancienne caste qui travaillait pour le palais royal. Aujourd’hui, Etinosa Aigbe, comme d’autres artisans de la « guilde », crée et vend ses oeuvres – tel ce soldat portugais (au centre).
Aujourd’hui, les conservateurs de musée rencontrent leurs homologues des anciennes colonies, parfois pour la première fois. « C’est peut-être la fin du musée du XIXe siècle, avance Bénédicte Savoy, qui ne semble pas s’inquiéter de cette éventualité. Et le début d’autre chose. » Pour tenter de me faire une idée plus concrète de cet après, je me rends à Suitland, dans la banlieue de Washington. C’est là que la Smithsonian Institution conserve l’essentiel de ses 157 millions d’objets, sur un site de stockage et de recherche qui s’étend sur plusieurs hectares. Cette collection comprend des millions d’objets collectés auprès des tribus amérindiennes durant ces 200 dernières années. Le complexe du Muséum national d’histoire naturelle (NMNH) est composé de cinq zones de stockage, d’environ 4 500 m2 chacune, sur trois niveaux. Dans une des sections, des armoires hermétiques renferment des objets issus de centaines de tribus d’Amérique.
La Smithsonian Institution accueille depuis longtemps les chercheurs désireux de consulter ses collections, mais, depuis les années 1990, le complexe du NMNH ménage aussi une place à d’autres visiteurs. Aujourd’hui, des délégations tribales se rendent régulièrement sur le site pour voir des objets confectionnés par leurs ancêtres et travailler avec les conservateurs. Une salle de réunion sert aussi d’espace pour des cérémonies. Elle comporte un placard où sont stockés de la sauge officinale séchée et du tabac que peuvent faire brûler les membres de tribus à des fins de purification avant ou après la manipulation d’objets sacrés.
Il y a trente ans, cela aurait été quasi inconcevable. Pendant des siècles, les archéologues, les ethnographes et les conservateurs de musée ont collecté avec zèle des artefacts et des ossements amérindiens. Les sépultures étaient fouillées sans le consentement des descendants. « Quand ces objets ont été acquis, les collectionneurs ne considéraient pas les populations autochtones comme des êtres humains », souligne Jacquetta Swift, responsable des restitutions au musée national des Indiens d’Amérique.
Pour les Indiens Zunis du Nouveau-Mexique, les statues en bois appelées ahayu:da représentent des frères jumeaux surnaturels et protecteurs. Aux XIXe et XXe siècles, nombre d’entre elles furent volées et vendues à des collectionneurs et musées. Dans les années 1970, des chefs zunis ont commencé à réclamer leur retour, avançant des arguments éthiques qui servent d’exemple en matière de restitution réussie. Des autels secrets comportent des ahayu:da sur Dowa Yalanne, une mesa surplombant le pueblo zuni.
L’altération des ahayu:da, placés sur des autels en plein air, comme ici sur une photo datant de 1904, fait partie de leur rôle spirituel.
Dans les années 1970 et 1980, le lobbying de militants amérindiens a conduit à l’adoption de lois obligeant les musées à leur remettre les ossements de leurs ancêtres, ainsi que des objets sacrés. De nombreux établissements s’y sont opposés avec virulence. Les arguments évoqués à l’époque ressemblent beaucoup à ceux mis en avant dans le cadre du débat qui sévit actuellement en Europe. En effet, les anthropologues et les archéologues craignaient que la restitution des collections de restes humains ne représente une perte irrécupérable pour la science, en rendant impossible l’étude de la préhistoire du pays. D’autres ont accusé les tribus de ne pas être capables de prendre soin des objets ou de risquer de les abîmer lors de cérémonies traditionnelles. D’autres encore laissaient entendre que celles-ci s’appuieraient sur le droit pour vider les musées à des fins lucratives.
En 1989, le Congrès des États-Unis a adopté la loi sur le musée national des Indiens d’Amérique, suivie, en 1990, de la loi sur la protection et la restitution des biens culturels des tombes amérindiennes. Ces deux textes ont chargé la Smithsonian Institution et d’autres musées américains de mettre au point une procédure de restitution en concertation avec les tribus. Le NMNH a ainsi rendu 224 000 objets à 200 tribus, de même que les dépouilles de 6 492 personnes. Un processus semblable a été mis en oeuvre dans de plus petits musées à travers le pays. Mais certains artefacts sont aussi restés. Eric Hollinger, chargé de liaison avec les tribus au service des restitutions du NMNH, s’arrête au beau milieu d’une des quarante-six allées d’armoires et ouvre grande une porte, qui libère une forte odeur de bois et de cuir ancien. À l’intérieur : des couvertures, des porte-bébé décorés de perles et des vêtements en peau de bison – des présents pour un enfant cheyenne mort en 1868. À l’époque, des soldats américains qui pistaient la tribu trouvèrent le campement abandonné et la sépulture. Ils ramassèrent les offrandes et le corps de l’enfant, et envoyèrent le tout au musée de la médecine militaire. La Smithsonian Institution acquit plus tard la collection, mais les ossements de l’enfant furent égarés.
Octavius Seowtewa, un ancien du peuple zuni, se rend à la grotte de Tularosa, site sacré de la tribu, au Nouveau-Mexique. Les Zunis ont joué un rôle central dans les initiatives visant à reprendre possession d’objets tribaux, grâce notamment à l’entrée en vigueur, en 1990, de lois sur la restitution.
En 1996, des représentants des tribus cheyenne et arapaho d’Oklahoma ont conclu un accord afin que ces objets restent au NMNH « à des fins universitaires et pédagogiques, sous la responsabilité de chercheurs et du peuple cheyenne ». Les photographier ou les exposer nécessite une autorisation écrite de la tribu. C’est un exemple de coopération qui rend les deux parties responsables de l’avenir d’un bien.
« Les gens pensent que la restitution consiste à rendre les objets, note Eric Hollinger. Mais, en réalité, il s’agit d’un transfert de contrôle. »
Certaines des armoires sont dotées de systèmes d’aération car, pour les tribus, les artefacts qui s’y trouvent sont des esprits vivants qui ont besoin de respirer. Dans d’autres, les objets sont orientés dans une direction précise, conformément aux croyances tribales.
L'expérience américaine n’est pas pour autant un succès total. Dans le pays, les ossements de plus de 100 000 personnes attendent encore dans des cartons et des entrepôts cadenassés, souvent parce que les tribus n’ont pu prouver de lien de parenté direct à partir des archives muséales, ou parce que les conservateurs traînent des pieds. « Nous devons faire mieux, maintient Kevin Gover de la Smithsonian. Ce doit être une priorité pour les musées détenant des restes d’Amérindiens. »
Si les musées ethnographiques d’autrefois étaient des entrepôts figés, les institutions contemporaines cherchent de plus en plus à créer des expositions en partenariat avec les communautés locales, en leur demandant comment elles souhaitent être représentées et quels objets revêtent de l’importance à leurs yeux. Grâce à des scanners laser, Eric Hollinger et une équipe de spécialistes ont travaillé avec les Tlingits d’Alaska pour créer des répliques en 3D d’une coiffe de cérémonie endommagée. Une reproduction a été conservée en vue d’être exposée au musée auprès de l’original, et l’autre a été consacrée par les Tlingits, comme objet rituel à l’usage de la communauté.
Des vigango, poteaux en bois sculptés par les Mijikendas du Kenya et accueillant les esprits de chefs défunts, se dressent près de la conservatrice Brooke Morgan, au musée d’État de l’Illinois. Celui-ci en a restitué 37 au Kenya en 2022 et le musée de la Nature et des Sciences à Denver, 30, en 2019. Beaucoup furent dérobés et « les musées ne peuvent pas en être propriétaires », selon le conservateur du musée de Denver.
Le musée national des Indiens d’Amérique encourage les conservateurs à ajouter à leurs collections des oeuvres contemporaines d’artistes amérindiens. L’institution présente des capes en peau de bison, des ceintures wampums (en perles de coquillages) et des coiffes lakotas à plumes d’aigle, datant du XIXe siècle. Mais elle expose aussi un casque de chantier peint par un ouvrier en bâtiment mohawk, et des escarpins Louboutin recouverts de perles en verre traditionnelles par Jamie Okuma, une artiste amérindienne de Californie.
« Le musée ethnographique d’autrefois est en passe de disparaître, affirme Kevin Gover. Il a voulu figer ces cultures dans le temps, mais aucune culture ne reste immobile. Nous voulons montrer que ces communautés sont bien là, vivantes et dynamiques. »
Ce changement n’est nulle part aussi manifeste, selon moi, qu’à Benin City, au Nigeria, dans un atelier en plein air débordant de moules en argile brisés et de sculptures en laiton étincelantes.
C’est Phil Omodamwen, sixième génération de fondeurs de bronze, qui préside à l’atelier. Ses ancêtres faisaient partie d’une caste qui créait des plaques et sculptures en métal pour l’oba d’Edo. Pendant que deux assistants entretiennent le feu, Phil Omodamwen explique que les techniques qu’ils utilisent s’appuient sur celles en usage depuis cinq cents ans. Il recycle de la ferraille pour façonner de complexes sculptures en bronze et en laiton.
Lors de mon séjour dans le pays, en février 2022, l’éventuel retour d’Allemagne des bronzes occupait les conversations dans Igun Street, la rue des fondeurs. Beaucoup d’entre eux espéraient que ce rapatriement donne un nouvel élan à une tradition ancestrale. À l’ombre d’un palmier trapu, Phil Omodamwen m’explique qu’il pourrait bien être le dernier sculpteur de sa famille. Un de ses fils est comptable et l’autre consultant en cybersécurité.
Les vigango restent convoités par les collectionneurs d’art. Une fois restitués aux populations mijikendas, ils doivent être protégés des voleurs. À Chalani, village dans l’est du Kenya, Festus Thinga a construit une cage en fer pour protéger les statues de ses ancêtres.
Dans un immeuble de bureaux délabré, non loin d’Igun Street, un autre avenir se dessine avec Kelly Omodamwen, 28 ans et cousin de Phil, qui me raconte avoir grandi en regardant son père et ses oncles travailler le bronze. Après les avoir observé faire fondre des éléments de plomberie et des cymbales, il a commencé à écumer les garages pour y trouver des bougies d’allumage usagées. Durant la pandémie, il s’est mis à façonner des sculptures grandeur nature avec un chalumeau. « L’idée fondamentale, c’est l’upcycling : donner à des objets une nouvelle vie. »
Le travail de Kelly Omodamwen a été exposé à New York, Londres et Lagos, mais lui-même n’a jamais quitté le Nigeria. Il n’a jamais eu l’occasion d’observer de près les bronzes anciens. « On ne les voit que sur Internet, sur Google. Tout le monde n’a pas accès au British Museum, fait-il remarquer. Pour les gens comme moi, leur retour ouvrira des perspectives. »
Quelques mois plus tard, lors d’une visite guidée au Forum Humboldt, à Berlin, j’ai la surprise de tomber sur un visage familier. C’est Phil Omodamwen. Une de ses oeuvres les plus récentes va rejoindre les collections du musée d’ethnologie. Il montre fièrement la plaque étincelante qui est accrochée à un mur, derrière une vitrine de bustes en bronze historiques volés lors du raid de 1897. Il y a quelques jours, m’explique Phil, son rêve est devenu réalité. Des conservateurs l’ont en effet invité à manipuler des bronzes qu’il n’avait vus jusqu’alors que dans des catalogues écornés. À cette occasion, il a pu observer le dos des plaques, discuter de sa technique et de celle de ses ancêtres avec le restaurateur du musée. « Cela m’a rendu tellement heureux de pouvoir regarder ces oeuvres, confie dans un souffle Phil Omodamwen. Je peux maintenant rentrer chez moi et transmettre un message d’espoir
Article publié dans le numéro 283 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine