La thériaque : ce remède antique vient d’être recréé en laboratoire
Des chercheurs viennent de recréer de la thériaque, le médicament de choix des monarques paranoïaques, de Néron à Élisabeth Ire. Des ingrédients tels que l’opium et la chair de vipère interviennent dans sa préparation.
Aquarelle du 17e siècle représentant la préparation de thériaque chez un apothicaire. Ce remède complexe était souvent préparé en public afin de garantir une transparence totale quant à son contenu. C’était également une façon de faire son article auprès d’un public curieux.
Pendant près de 2 000 ans, les habitants du Proche-Orient et de l’Europe confièrent leur sort à un remède miracle pour se protéger des poisons, des pestes et d’une multitude d’autres maux. Ce remède universel magique était connu sous le nom de thériaque : une substance noire et collante confectionnée à partir de dizaines d’ingrédients, dont du poivre noir, du pain, de l’opium et de la chair de vipère.
Avec l’avènement de la médecine moderne, la thériaque tomba en désuétude, mais une équipe de chercheurs polonais est parvenue à recréer de la thériaque à partir d’une recette d’apothicaire datant du 17e siècle afin d’étudier les propriétés miraculeuses qu’on prêtait autrefois à ce remède.
UN REMÈDE ANCIEN
Au 17e siècle, en Pologne, la thériaque a connu un succès prodigieux. Mais sa popularité et sa portée ne se limitèrent pas à l’Europe de l’Est, et l’idée d’un « antidote universel » remonte à l’Antiquité. Si l’on se fie à des sources antiques telles que Galien et Pline, des variantes de la thériaque furent utilisées dès le 2e siècle avant notre ère au moins, et leur popularité gagna vite les cercles élitaires.
Au banquet des plus célèbres expérimentateurs de panacées, Mithridate IV, empereur anatolien et opposant de marque à l’Empire romain qui régna de 120 à 63 avant notre ère, est assis en bonne place. En effet, ce dernier était obsédé par les poisons et par leurs antidotes.
« À l’époque, on appelait l’arsenic la poudre de succession », révèle Adrienne Mayor, chercheuse universitaire du département d’étude classiques de l’Université Stanford n’ayant pas pris part à l’étude dont il est question dans cet article. Dans la biographie qu’elle consacre à Mithridate, elle retrace la quête onéreuse d’un moyen d’échapper à l’empoisonnement déclenchée par cette obsession, une quête qui mena à l’élaboration d’une recette de thériaque durable.
Hanté par l’éventualité d’un empoisonnement et conseillé par des experts médicaux venus des quatre coins du monde connu, Mithridate se voua tout entier à l’étude de la capacité du corps humain à s’immuniser contre certains poisons lorsqu’on l’expose à de faibles quantités de toxines sur de longues périodes de temps, un phénomène que la médecine moderne appelle aujourd’hui mithridatisation.
« Tout est affaire de dosage », explique Adrienne Mayor. En effet, la dose quotidienne de thériaque imprégnée de poison absorbée par Mithridate semble avoir eu l’effet escompté : il se suicida à l’âge de 70 ans après avoir empoisonné ses filles et après avoir échoué à s’empoisonner lui-même. Bien que la recette qu’il employa ait été perdue, il semble qu’elle ait été transmise à d’autres nobles dont les médecins concoctèrent à leur tour de la thériaque et s’en servirent à des fins d’expérimentation. Bien que leurs recettes aient pu varier, et qu’ils aient essayé d’y ajouter une pléthore d’ingrédients coûteux, la composition élémentaire de la thériaque comprenait généralement du miel, des épices (cannelle et cardamome), et un chapelet d’herbes, d’écorces, d’huiles, et même du bois. À un moment donné après la mort de Mithridate, on ôta le poison de la longue liste des ingrédients de la thériaque.
Cela n’empêcha pas la thériaque de devenir un incontournable pour des monarques paranoïaques comme Néron, dont le médecin remplaça le venin de serpent de Mithridate par de la chair de vipère, ou encore Élisabeth Ire. Comme l’observe Adrienne Mayor, l’opium, qui devint plus tard indispensable dans ces mixtures, « garantissait en fait l’adhésion du patient ».
UN ANTIDOTE DE TOUS LES JOURS
La thériaque dut en partie son charme à ses racines royales et, quoique coûteuse, devint un remède accessible à la quasi-totalité des roturiers. Comme l’explique Jakub Węglorz, maître de conférences en Histoire à l’Université de Wrocław, un plébéien polonais du 17e siècle pouvait, pour le prix d’un poulet, se procurer un peu de cette substance auprès d’un apothicaire agréé et suffisamment formé pour en dispenser.
Selon cet universitaire spécialiste de l’histoire de la médecine et du début de l’ère moderne qui souhaitait savoir s’il était possible de fabriquer le type de thériaque vendu en Pologne voilà des siècles, il ne suffit pas d’avoir lu des manuels médicaux concernant cette préparation. Grâce à une bourse du Centre national des sciences de Pologne, il s’est associé à un autre historien ainsi qu’à deux pharmaciens pour tenter de recréer une thériaque vieille de 400 ans. C’était la première fois que des chercheurs contemporains ayant un bagage pharmaceutique tentaient de fabriquer de la thériaque, mais aussi la première reconstitution exhaustive et la première analyse complète du remède.
Thériaque préparée à l’aide d’une recette de 1630 de Paul Guldenius, apothicaire de la ville de Toruń, en Pologne.
Pour cela, il se sont appuyés sur une recette de 1630 de Paul Guldenius, apothicaire de la ville qui devint l’actuelle Toruń, en Pologne. Ce dernier faisait partie d’un cercle restreint d’apothicaires autorisés à produire et à vendre de la thériaque, et comme ses collègues, il préparait son mélange en public avec « beaucoup de faste et de cérémonie », selon les chercheurs.
La fabrication de thériaque en public était une façon de garantir une transparence totale quant à ce qui entrait dans la composition du produit. C’était également un moyen de faire sa publicité auprès d’un public curieux. « Ils exposaient tous ces ingrédients précieux et chers » lors de leurs préparations publiques, commente Adrienne Mayor.
Rédigée en latin, la recette de Paul Guldenius répertorie les noms et les quantités de soixante-et-un ingrédients. Jakub Węglorz et son équipe se sont efforcés de décoder les noms latins et courants des composés utilisés en recoupant sa recette avec des livres contemporains et avec d’autres textes comme des journaux et des lettres.
Fort heureusement, Paul Guldenius était un rédacteur de recette scrupuleux : il a inclus le poids exact des ingrédients à ajouter. Cardamome, quatre-épices, bois, vin moelleux et pain de blé entraient dans la composition de la potion. Mais sa thériaque n’était pas qu’un fourre-tout. S’y trouvaient deux ingrédients essentiels à son efficacité et à son prestige : l’opium et la chair de vipère. L’opium avait un effet analgésique, tandis que la chair de vipère conférait, pensait-on, une immunité contre les morsures de serpents et avait censément un effet « asséchant » sur le corps. Selon la théorie des humeurs corporelles, largement acceptée en ce temps, les saveurs épicées et intenses avaient la capacité d’« assécher » les humeurs qui prédisposaient une personne à la maladie ou à l’infirmité.
RECRÉER LA THÉRIAQUE
Quatre années ont été nécessaires pour recueillir les ingrédients nécessaires à la recréation du mélange de Paul Guldenius. D’abord, les chercheurs se sont tournés vers des fournisseurs de matériaux bruts de classe pharmaceutique. Mais certaines herbes et épices n’étaient pas disponibles ou n’étaient pas cultivées dans l’Union européenne. Les chercheurs ont donc dû se mettre en quête de la plante elle-même ou d’avoir recours à des sites web spécialisés dans le jardinage pour se procurer des ingrédients.
« Même pour une chose simple, comme du safran ou de la menthe, nous nous procurions la plante nous-mêmes ou nous l’achetions auprès d’un fournisseur certifié, pas dans une épicerie », explique Jakub Węglorz.
Ensuite est venu le problème de la chair de vipère : les membres de l’équipe ne souhaitaient pas tuer des serpents eux-mêmes, et la Pologne n’est pas franchement réputée pour son abondance en reptiles. Mais les vipères vivent dans les régions montagneuses, et Jakub Węglorz a traversé la Pologne en voiture, suivant les conseils de forestiers qui l’alertaient lorsqu’ils découvraient une vipère morte de causes naturelles ou écrasée par un véhicule. Finalement, l’équipe a réuni près de 200 grammes de chair de vipère, qu’ils ont fait sécher avant de l’incorporer à la thériaque.
Il a été encore plus difficile de se procurer de l’opium. Les politiques polonaises de lutte contre le trafic de drogue sont strictes, mais les citoyens peuvent obtenir l’autorisation de cultiver du pavot à opium (Papaver somniferum). L’équipe est à l’heure actuelle encore en train d’essayer de se procurer légalement 100 grammes d’opium, composant pour l’instant exclu de leur préparation.
Après avoir étudié les effets potentiels des ingrédients de la thériaque, dont beaucoup sont connus pour leurs propriétés thérapeutiques, les chercheurs se sont mis au travail dans un laboratoire de l’Université de Wrocław ; ils ont fait bouillir, mélangé, fait sécher et enfin ajouté les composants. Deux jours ont été nécessaires pour que les experts pharmaceutiques combinent les ingrédients et les cuisinent à feu doux. Le résultat, une mélasse collante, aurait à l’époque été réparti dans plusieurs petites pilules que les patients auraient avalées avec de l’eau ou avec du vin, mais les chercheurs font observer que la thériaque était parfois utilisée sur la peau ou sur les yeux. Ils ont réussi à produire quatre kilogrammes de thériaque qu’ils ont ensuite mis de côté pour la laisser s’affiner pendant une année complète.
« Nous ne l’avons pas goûtée, prévient Jakub Węglorz. Mais si nous le faisions, nous pourrions dire que le goût réchauffe. C’est relevé. C’est épicé. Ça a le goût du goudron. » L’incorporation d’herbes et d’épices telles que la cannelle, le centranthe, la lavande et le poivre noir semble conférer à la concoction une sensation de brûlure semblable à celle du whisky, chose qui selon les hypothèses d’autres universitaires, faisait peut-être en partie le charme du remède.
Bien que la thériaque contienne des ingrédients qui ont bel et bien des propriétés pouvant être bénéfiques pour la santé des humains, les chercheurs sont convaincus que l’effet placebo, aidé par les influenceurs royaux qui en prenaient, est en grande partie derrière le pouvoir que l’on prête à la thériaque de combattre le poison et de maintenir une personne en bonne santé. Mais cela ne signifie pas qu’il ne vaut pas la peine d’essayer d’en recréer ; Adrienne Mayor et Jakub Węglorz font observer que la thériaque est un témoin important de l’étendue de la recherche scientifique et de l’utilisation de remèdes populaires à l’Antiquité et après.
Désormais, l’équipe de Jakub Węglorz s’intéresse à des variations de la thériaque qui incorporaient des substances populaires dont l’utilisation a fluctué au fil du temps. Comme nous, les humains du passé étaient sensibles aux modes médicales ; mêmes si celles-ci impliquaient de prendre de l’opium, de la chair de vipère et une substance épicée et noire qui, dit-on, aurait guéri les rois comme les manants.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.