Le "saphir violet de Delhi" est bien réel, mais est-il vraiment maudit ?

Connue sous le nom d’améthyste maudite, cette gemme a inspiré l'intrigue de « Toute la lumière que nous ne pouvons voir » d’Anthony Doerr. Pourquoi attribuons-nous des pouvoirs aux pierres précieuses et fines ?

De Erin Blakemore
Publication 23 nov. 2023, 15:14 CET
Cette améthyste est-elle vraiment maudite ? C'est en tout cas ce que disait son ancient propriétaire, ...

Cette améthyste est-elle vraiment maudite ? C'est en tout cas ce que disait son ancient propriétaire, Edward Heron-Allen. Selon certains sceptiques, il est plus probable que l'écrivain du 20ème siècle ait tout inventé pour faire parler de sa nouvelle, The Purple Sapphire (Le saphir violet). 

PHOTOGRAPHIE DE The Natural History Museum, Alamy Stock Photo

Dans le bestseller d’Anthony Doerr Toute la lumière que nous ne pouvons voir, le chaos de la seconde guerre mondiale vécu par l'héroïne, aveugle, et représenté par une pierre précieuse scintillante et soi-disant maudite. Le diamant, nommé « Océan de flammes », aspect crucial du livre et de la série Netflix qui en a été tirée, est fictif. Il existe toutefois un vrai bijou, avec en son centre un « saphir violet de Delhi » - en réalité une améthyste, dont s’est inspiré l’auteur.

Cette pierre était-elle réellement maudite ? En tout cas, c’est ce que pensait son propriétaire, Edward Heron-Allen. Dans une lettre, par laquelle il la confia au musée d’Histoire naturelle de Londres, l’auteur et polymathe disait de la pierre qu’elle avait été « trois fois maudite et tachée de sang » et conseillait à son futur propriétaire de la jeter dans l’océan. 

Ce conseil n’a pas été suivi et la pierre a, jusqu’à aujourd’hui, conservé son effrayante réputation : elle aurait le pouvoir de maudire quiconque la touche. Cette « malédiction » en est-elle elle vraiment une ou simplement le reflet d’une société qui tente tant bien que mal de se dédouaner de son passé colonial ?

 

L’AMÉTHYSTE MAUDITE

Le musée d’Histoire naturelle de Londres abrite aujourd’hui encore la gemme et la lettre d’E. Heron-Allen, datée de 1904. Il y affirmait que l’améthyste avait été volée du temple du dieu Indra à Cawnpore (aujourd’hui Kanpur) au 19e siècle lors de la révolte des cipayes, pendant laquelle les Indiens se soulevèrent contre les colons britanniques. Selon E. Heron Allen, un officier de cavalerie bengali du nom de W. Ferris se serait emparé de la pierre et l’aurait apportée en Angleterre, ce qui lui aurait causé des malheurs sans fin ayant entraîné des répercussions sur sa famille et ses amis comme des suicides, des problèmes de santé et d’autres drames. 

L’auteur de la lettre écrit que la pierre a fini entre ses mains, emmenant avec elle sa malédiction. Il raconte qu’il a tenté de s’en débrasser et même de la « neutraliser » en en faisant l’ornement d’une pièce de joaillerie aux côtés d’autres pierres volées, dont un scarabée égyptien et une bague ayant apparemment appartenu à un célèbre astrologue anglais. Mais E. Heron-Allen avait beau essayer de se libérer de cette malédiction, la pierre ne cessait de revenir à lui et de lui causer du tort. Il finit par la jeter, frustré, dans un canal de Londres. Le canal fut dragué et l’améthyste retrouvée et rendue à son propriétaire.

« Je sens qu’elle exerce une influence maléfique sur ma fille, qui vient de naître. Je vais donc l’enfermer dans sept boîtes et la déposer chez mon banquier, avec l’instruction qu’elle ne doit surtout pas en être sortie, au moins jusqu’à trente-trois ans après ma mort », écrivit-il. Il recommanda alors que quiconque possèderait la pierre la jette à la mer. 

 

UN MYSTÈRE DU MUSÉE 

La fille d’E. Heron-Allan ne suivit pas les demandes qu’il avait exprimées dans sa lettre. En 1944, moins d’un an après la mort de son père, elle fit don de la gemme et de la lettre au musée d’Histoire naturelle de Londres, qui expose l’impressionnante bibliothèque scientifique du polymathe. 

L’inquiétante lettre et le récit d’E. Heron-Allen concernant cette pierre volée, sont fascinants. Une seule ombre au tableau : il est fort probable que cette lettre ait fait partie d’un coup-monté complexe mis en place par l’auteur pour attirer l’attention sur une nouvelle datant de 1921, nommée The Purple Sapphire (« Le saphir violet ») et qu’il a écrite sous le pseudonyme de Christopher Blayre. 

L’histoire est présentée comme étant un « manuscrit » découvert par un secrétaire à qui sont confiés des documents secrets d’éminents universitaires. L’histoire de la pierre dont il est question dans le livre est remarquablement similaire à celle dont parle E. Heron-Allen dans sa vraie lettre, de son supposé vol aux mésaventures qu’elle a causé à ses propriétaires. 

Les conservateurs du musée d'Histoire naturelle de Londres ont suggéré que le legs posthume d’E. Heron-Allen pourrait avoir eu pour objectif d’attirer l'attention sur sa nouvelle, ce qui expliquerait la datation erronée de la vraie révolte des cipayes, qui s'est produite en 1857 et non en 1855 comme inscrit dans la lettre.

« Il est possible qu’Edward Heron-Allen ait rencontré un ancien colonel ou général de l'armée dans le cadre de son travail à Londres ou dans un gentlemen’s club à Lewes et, en entendant des histoires sur la vie militaire en Inde, ait décidé que cela ferait une bonne histoire », écrit Amy Freeborn, responsable marketing du musée, sur le site Web du musée d'Histoire naturelle. « Puis, des années plus tard, lorsqu'il a écrit l'histoire, il a fait faire l'amulette pour appuyer son récit, mais n’ayant peut-être pas les moyens ou la possibilité d'obtenir un grand saphir, il s'est contenté d'une améthyste. »

 

UNE MALÉDICTION TOUJOURS EN COURS ?

Au fil du temps, le « saphir violet » a été surnommé « améthyste maudite » et est toujours conservé dans la galerie des voûtes du musée, aux côtés d'autres roches et minéraux célèbres, dont l'une des plus grandes émeraudes du monde et une collection de 296 diamants de couleur rares, connue sous le nom de « Pyramide de l'espoir Aurora ».

Bien qu'elle ne soit pas exposée actuellement, le public en a repris connaissance avec le livre à succès d’Anthony Doerr et elle a même suscité des récits d'autres mésaventures, comme celles d'un conservateur qui, alors qu’il tentait de transporter la pierre à la réunion d'une association dédiée à la préservation de la mémoire d’Edward Heron-Allen, a été confronté à des intempéries et a été pris de malaise plusieurs fois pendant son trajet. 

« Je trouve toujours intéressante notre façon de nous comporter avec les petites choses de valeur », a déclaré A. Doerr à l'American Booksellers Association en 2014. « Qu'est-ce qui fait que nous les convoitons et que nous leur trouvons de la beauté ? Et selon quels critères avons-nous décidé que les diamants avaient autant de valeur ? »

Les chercheurs ont énormément écrit sur la façon dont les occidentaux considèrent les bijoux et les antiquités pillées dans les pays colonisés de l'Est au cours du 19e siècle et ont suggéré que les pierres précieuses pourraient d'une certaine manière refléter les angoisses culturelles que de tels pillages ont engendré.

D’autres histoires de pierre précieuses « maudites » ont proliféré à la même période, notamment celle du diamant Koh-i-Noor, une gemme impressionnante confisquée à ses propriétaires indiens en 1849 et qui a fini par devenir l’un des joyaux de la Couronne d’Angleterre. Aujourd’hui, les rumeurs disant que les pierres volées auraient le pouvoir de ruiner des vies persistent encore, preuve de notre tendance à attribuer à des objets matériels une signification qui en dit long sur nos insécurités, nos intérêts, et nos tabous sociaux. 

Comme l’écrit la critique d’art Hettie Judah, « l’idée que les richesses et le pouvoir reposent sur quelque chose de sombre et de malsain est irrésistible. Le diamant, énigmatique, nous éblouit en tant qu'emblème cristallin à la fois d’une richesse splendide et de la cruauté. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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