Elle a lutté pour imposer un sanctuaire pour requins. Cela en valait-il la peine ?
La scientifique Jessica Cramp a participé à la création d'un sanctuaire pour requins dans les îles Cook, en Polynésie. Elle évalue désormais l'impact de son action
Cet article a paru dans le magazine National Geographic de juillet 2018.
Les mains plongées dans les entrailles d'un thon jaune, Konini Rongo et Bella Smith apprennent que l’archipel où elles vivent est l’un des plus grands sanctuaires pour requins du monde. Les deux filles de 17 ans se sont portées volontaires pour aider Jessica Cramp, une biologiste marine américaine, à déployer des caméras sous-marines destinées à repérer des requins.
Elles préparent des appâts dans le port de Rarotonga tandis que Cramp – dont les travaux sont soutenus par Rolex et National Geographic– leur raconte l’histoire de cette zone protégée de 1,9 million de kilomètres carrés. En 2011, la scientifique s’est installée dans cet archipel du Pacifique Sud, aux récifs grouillant de requins, pour participer au lancement d’une campagne visant à y créer un sanctuaire.
Dix-huit mois plus tard, une loi était votée en ce sens, prévoyant une amende minimale d’environ 62000 euros pour tout bateau vendant ou transportant des morceaux de requins dans la zone économique exclusive des îles Cook.
SE DISPUTER DES REQUINS POUR LA SCIENCE
Aujourd’hui, Jessica Cramp veut implanter des balises satellitaires sur le dos de vingt-huit squales. Sur un bateau, elle explique aux adolescentes comment fixer une caméra GoPro et un appât sur un dispositif qui sera ancré au fond de l’eau, et comment enregistrer les coordonnées GPS pour le remonter plus tard. Si un requin est attiré par l’appât, l’équipe capturera l’animal avec un gros hameçon, l’attachera au flanc du bateau, fera une incision à la base de son aileron dorsal et y insérera une balise. Konini et Bella ont l’air horrifié.
« Cela peut sembler violent, mais nous obtiendrons des renseignements essentiels pour concevoir des politiques de protection, explique Jessica Cramp. Si nous étudions les requins, c’est notamment parce qu’ils sont en danger. Il faut savoir si la loi mise en place dans les îles Cook fonctionne. »
Avant la création du sanctuaire, un bateau pouvait facilement attraper cinq ou six squales par jour, affirme Josh Mitchell, qui supervisait les pêcheries commerciales pour le ministère des Ressources marines. Ces prises étaient souvent destinées à l’Asie, où la soupe d’ailerons de requins est un mets très apprécié.
Se rappelant des mots d’un professeur d’université, qui lui avait dit que les meilleurs scientifiques passent toute leur vie à réfuter leurs propres théories, Jessica Cramp compile depuis trois ans des données mondiales pour évaluer l’efficacité des grandes zones protégées, comme celle qu’elle a contribué à créer aux îles Cook. L’idée est de permettre aux écologistes et aux législateurs de présenter des mesures adaptées.
« Je sais que des requins continuent de mourir dans les sanctuaires, confie la biologiste. Si ces derniers ne fonctionnent pas, alors toute la volonté politique, les félicitations et la dynamique en place ne servent à rien. »
Jessica Cramp a réalisé qu’il y avait des zones grises, même quand la loi paraissait claire. Souvent, les autorités des îles Cook n’ont pas sanctionné des bateaux transportant des morceaux de requins car les navires ne faisaient que transiter par les eaux nationales ou y avaient pénétré pour demander une assistance médicale.
SENSIBILISER LES LOCAUX
Autrefois, le requin était un «animal gardien», ou taura atua, pour les habitants des îles Cook. Mais, pour les pêcheurs commerciaux actuels, ce sont surtout des concurrents. Les pêcheurs attirent les poissons dans des filets suspendus à des bouées, à quelques kilomètres de la rive –ce qui attire aussi les requins affamés. Or, « la mentalité locale, c’est “si un requin t’embête, venge-toi en en tuant un autre” », explique le capitaine d’un bateau.
Quelques jours avant l’expédition pour fixer les balises, Jessica Cramp s’arrête au port. « Ça mord ?, demande-t-elle à un groupe de pêcheurs. Vous avez vu des requins ? » Ils répondent par la négative, mais elle a entendu dire que l’un d’eux avait tué un squale il y a peu et elle lui en parle.
« Il me cherchait ! », éructe l’homme. Dans le port, Jessica Cramp est surnommée «la dame des requins». Elle tente de ne pas faire la morale au pêcheur, mais elle en dit assez pour qu’il n’oublie pas leur conversation. « Progressivement, il en tuera moins, dit-elle, parce qu’il aura mauvaise conscience. »
Lors des sorties en mer pour déployer et récupérer les GoPro, les deux jeunes assistantes de la scientifique ne voient aucun requin. Le lendemain, elles visionnent les images : des poissons mordillent les appâts, des anguilles se battent devant l’objectif.
Au bout de deux heures, Jessica Cramp repère une ombre qui rôde à l’arrière-plan : « Un requin ! » «C’est la caméra que j’ai déployée», dit fièrement Konini. À terme, Jessica Cramp aimerait passer le relais à un habitant des îles Cook.
Élèves de terminale, Konini et Bella envisagent d’étudier la biologie marine à l’université. « Au lieu de dire “je travaille dans un bureau”, je dirais “je suis la dame des requins”, s’amuse Bella. Ça serait tellement cool. »
Biologiste marine et spécialiste des requins, Jessica Cramp participe au nouveau partenariat noué en 2017 par Rolex et National Geographic, deux associés de longue date. La devise de cette alliance, « Engagés pour une planète perpétuelle », reflète sa mission: promouvoir l’exploration et la préservation des océans, des pôles et des montagnes. Plus d'informations sur nationalgeographic.com/environment/perpetual-planet.