Dans l'intimité des collectionneurs de fossiles
De riches collectionneurs acquièrent des fossiles de créatures géantes éteintes depuis longtemps pour décorer leur maison ou leurs bureaux. Un hobby controversé.
Le chirurgien est assis au bord de la piscine d’un motel, à Tucson (Arizona), en jeans et bottes de cow-boy. Il se montre intarissable sur les crânes fossilisés. Il en a même apporté un dans l’avion, dans son bagage de cabine et, manifestement, il est enchanté par le parfait état de conservation de la boîte crânienne et des orifices par où passaient jadis les nerfs crâniens.
« Je peux voir le nerf optique dont dépendait sa vision, décrit-il, comme si l’ancien occupant du crâne vivait encore. Je peux voir le nerf abducens, qui commandait les mouvements latéraux des yeux, et le nerf trijumeau, responsable de la sensibilité de la peau du visage. » (À lire aussi : combien vaut réellement un fossile de dinosaure ?)
Le chirurgien a souhaité garder l’anonymat dans cet article. Posséder une collection de crânes fossiles le rend aussi heureux que nerveux et soucieux de discrétion, à l’instar de nombreux autres collectionneurs venus participer à l’Exposition de pierres précieuses et minéraux de Tucson. En ce moment, le chirurgien fait édifier un « musée privé » pour accueillir les crânes de sa collection. Il se réjouit à l’idée de les présenter dans l’ordre chronologique : le crâne d’Allosaurus long de 91 cm, celui du monstre marin Elasmosaurus avec ses dents, le crâne de Pteranodon le plus complet jamais découvert.
Les collectionneurs privés de fossiles sont légion, ces temps-ci. Les uns sont assez sérieux pour passer pour des paléontologues professionnels. C’est le cas du chirurgien, qui achète des fossiles bruts et les extrait méticuleusement de leur gangue de pierre. D’autres semblent surtout satisfaire un goût infantile pour les monstres terrifiants – et onéreux. Et certains comptent parmi les plus grosses fortunes de la planète. Résultat, on trouve des dinosaures et d’autres fossiles géants dans des maisons et des bureaux presque partout dans le monde.
Dans une résidence d’été d’une station balnéaire du Massachusetts, le bouclier et les cornes d’un crâne de Triceratops accueillent les hôtes dans le vestibule, et un mosasaure (sorte de lézard marin géant) long de plus de 5 m est suspendu au plafond du séjour. À Dubai, un Diplodocus long de 24,5 m est la principale attraction d’un centre commercial. À Santa Barbara (Californie), l’un des plus beaux crânes de tyrannosaure jamais trouvés trône dans le hall d’une société d’informatique.
Les collectionneurs laissent souvent planer le mystère sur leurs fossiles. Car le commerce de vestiges paléontologiques suscite de terribles controverses depuis deux décennies. Le débat remonte au moins à 1997 et à la mise aux enchères du Tyrannosaurus rex nommé Sue. Le spécimen a fini au Field Museum de Chicago, mais le prix de vente 8,4 millions de dollars a fait rêver d’une nouvelle ruée vers l’or certains propriétaires de terrains susceptibles de receler des fossiles. En parallèle, nombre de paléontologues des musées ont craint que la hausse vertigineuse des prix ne les exclue d’un domaine qu’ils avaient longtemps considéré comme leur chasse gardée.
La ruée vers l’or n’a jamais vraiment eu lieu. En vérité, le marché est saturé de spécimens de Tyrannosaurus. D’autres fossiles onéreux ne trouvent preneur qu’après plusieurs années et baisses de prix. En outre, divers scandales (faux spécimens issus de Chine, os de dinosaures sortis illégalement de Mongolie, fouilles illicites ou bâclées un peu partout) ont alimenté l’hostilité de paléontologues universitaires à l’égard des collectionneurs privés. De même que la tendance à ne considérer de précieux fossiles que comme des objets esthétiques, voire pire.
Il est toutefois surprenant de constater à quel point collectionneurs privés, chasseurs commerciaux de fossiles et paléontologues des musées coopèrent aujourd’hui. Une détente en partie dictée par la nécessité. À court d’argent, les musées ont partout réduit leurs budgets de recherche et de personnel.
De ce fait, les collectionneurs commerciaux « creusent beaucoup plus que les scientifiques, constate Kirk Johnson, directeur du Muséum national d’histoire naturelle de la Smithsonian Institution. Là où nous y allons pendant nos trois semaines de vacances, eux fouillent durant cinq mois d’affilée. »
Les spécimens mis au jour par des négociants et vendus à des collectionneurs privés ne « seraient pas allés automatiquement à des musées », ajoute Mark Norell, paléontologue au Muséum américain d’histoire naturelle. Autrement, ces fossiles auraient sans doute fini rongés par l’érosion.
Les fouilles sauvages, qui « ont détruit beaucoup de choses vraiment très importantes » à la fin des années 1980 et dans les années 1990, sont moins fréquentes aujourd’hui, précise Norell. Dans l’Ouest américain, les chasseurs privés de fossiles réalisent du meilleur travail que nombre de paléontologues universitaires, affirme-t-il – la raison première étant que « la qualité des fouilles accroît beaucoup la valeur du spécimen ».
Ce n’est pas le cas en Chine. Des amateurs sans formation continuent à y effectuer le plus gros des fouilles. Mais, là comme aux États-Unis, des collectionneurs commerciaux ont exhumé « certaines choses vraiment superbes », admet Kirk Johnson, dont des trouvailles parmi les plus sensationnelles des vingt-cinq dernières années.
Lors de telles découvertes, collectionneurs et paléontologues sont quasi forcés de collaborer. Par exemple, voilà quelques années, Mark Norell a participé à la préparation d’une exposition de ptérosaures et a pu obtenir un célèbre spécimen prêté par un retraité allemand, qui avait nettoyé le fossile du reptile volant et l’avait conservé au-dessus de sa cheminée. Et quand un fossile spectaculaire d’Archaeopteryx est apparu, un collectionneur privé, coauteur de la description parue dans la revue Science, l’a acquis pour le musée qu’il avait créé dans le Wyoming.
D’autres spécimens privés finissent dans les grands musées d’histoire naturelle, en tant que prêts permanents ou à la suite de dons (à supposer que les précédents propriétaires aient gardé la documentation scientifique de base à leur sujet). Tôt ou tard, lorsque vous recevez un fossile au sein d’un héritage, explique non sans ironie un commissaire d’exposition, d’abord émerge l’idée séduisante d’une donation déductible des impôts, puis vous vous rendez compte « qu’un intérieur de maison n’est pas l’environnement le plus favorable » aux dinosaures et qu’ils « ne sont pas faciles à épousseter ».
Article de Richard Conniff publié dans le numéro 241 de National Geographic Magazine. Photographies de Gabriele Galimberti et Juri De Luca.