Reportage : la crise des opioïdes à Philadelphie
« Personne dans cette rue n’a imaginé tourner aussi mal. On pense tous maîtriser la situation. »
L’addiction de Fernando Irizarry a débuté par des analgésiques qui lui ont été prescrits après un accident. Il m’a invité à venir observer sa vie sur Kensington Avenue et j’ai passé deux jours à ses côtés. Ne parvenant pas à trouver une veine viable sur son bras couvert d’hématomes en raison des injections répétées, il a demandé à une connaissance de lui injecter une suspension de médicaments dans le cou. Dans la rue, les toxicomanes s’entraident en s’administrant des narcotiques, mais aussi en sauvant des vies grâce au Narcan, un spray nasal qui inverse les effets d’une overdose.
Cet article a initialement paru dans le numéro de janvier 2020 du magazine National Geographic. Ce reportage a été réalisé avant la pandémie de COVID-19.
« Il y a une chose que vous devriez savoir », me dit un homme.
« Personne dans cette rue n’a imaginé tourner aussi mal. On pense tous maîtriser la situation ». Cette rue pourrait se trouver n’importe où dans ce pays gangréné par la toxicomanie. Il s’agissait de Kensington Avenue, une avenue lugubre qui court sous les voies surélevées de Philadelphie, aux États-Unis. Je m’y suis rendu pour voir de mes propres yeux la crise des opioïdes, pour comprendre comment les personnes cherchant à atténuer leurs douleurs finissent dans la rue.
J’ai vu la pauvreté extrême lors des guerres et des catastrophes naturelles, mais ce que j’ai découvert dans mon propre pays m’a sidéré. Les règles de la société semblaient s’être volatilisées. Seule restait une lutte à l’état brut pour une seule chose : la hâte de soulager la douleur.
Sur le parking d’une pharmacie surveillé par un agent de sécurité, ce trottoir protégé par un porte-à-faux est souvent fréquenté par des sans-abris à la recherche d’un endroit au sec et sûr où passer la nuit.
Ce jeune homme m’a confié avoir commencé à utiliser du Percocet lorsqu’il avait 18 ans, avant de passer à l’héroïne. Il a été emprisonné pour avoir volé pour payer une dose. Sa mère vit tout près, mais il me dit en commençant à pleurer qu’il ne peut pas rentrer chez lui tant qu’il consommera de la drogue. « Je ne veux pas qu’elle me voie comme ça », dit-il.
De nombreux pâtés de maisons de Kensington Avenue courent sous les voies surélevées de Philadelphie. Les rues perpendiculaires, comme celle-ci, traversent l’un des quartiers les plus pauvres de la ville.
Les personnes que j’ai rencontrées pouvaient me dire combien de vies elles avaient sauvées grâce au Narcan. Elles m’ont dit que je verrais quelqu’un faire une overdose. Ce fut le cas. Je suis tombé sur cette femme évanouie, inconsciente et dont le teint devenait bleu. Un agent de sécurité a composé le numéro d'urgence et le personnel médical l’a ranimée.
J’ai discuté avec cette femme de la vie qu’elle menait dans la rue et j’ai regardé des photos d’elle prises à une autre époque. Je l’ai observée se réveiller contre le mur au pied duquel elle somnolait, avant de se regarder dans un éclat de miroir pour appliquer son mascara. J’ai entrevu la femme des anciennes photos.
Les bénévoles de nombreuses organisations cherchent à venir en aide aux toxicomanes. Ce jour-là, les membres de The Table Philadelphia, une communauté chrétienne, ont prié avant de distribuer nourriture et boissons aux sans-abris.
À Philadelphie, 1 116 personnes sont décédées des suites d'une overdose en 2018, soit plus du double d’il y a cinq ans. Les opioïdes étaient impliqués dans huit décès sur dix.
Des centaines de personnes vivent dans la rue. Sous l’effet de drogues, ou cherchant à l’être, elles s’affalent contre les devantures des boutiques et errent sur les parkings. Nombre d’entre elles sont émaciées, faibles, couvertes de cicatrices laissées par les injections. Désespérées, elles se piquent les bras, les chevilles et le cou avec des aiguilles.
Fernando Irizarry (photo du haut, sur la gauche) vit dans cette rue. Âgé de 33 ans, il est petit, mince et arbore une barbe noire. Il marche avec difficulté, se traînant sur ses jambes atrophiées. Il est drôle, attentionné et gentil, mais distrait, cherchant sans cesse des bouchons de bouteilles jetées ayant servi à mélanger des médicaments. Une fois qu’il en a ramassé assez, il gratte ce qu’il reste pour préparer sa prochaine dose.
Le 11 septembre 2015, il était à moto lorsqu’il a heurté l’arrière d’une voiture. Enfant, il adorait l’école. La substance la plus forte qu’il avait essayée était du tabac à mâcher. Après plusieurs mois passés en rééducation, il a été autorisé à sortir avec une ordonnance pour du Percocet. Mais lorsque son médecin généraliste est mort, son nouveau référent a refusé de renouveler son traitement. Il s'est alors tourné vers la rue, où les pilules étaient vendues à 10 $ les deux, contre 5 $ la dose d’héroïne, plus forte. « C’est le choix que j’ai fait », dit-il.
Au début, j’étais intimidé, incertain quant à la manière d’approcher ces personnes. Mais lorsque je l’ai fait, les histoires qu’elles m’ont racontées m’étaient familières. Des histoires ayant pour sujet leur douleur, l’université, des emplois gratifiants, des familles aimantes, des projets pour l’avenir. Je voyais les preuves de leurs anciennes vies sur les écrans fissurés de leurs téléphones portables. Et je les voyais se raccrocher à ces souvenirs. En se remémorant sa carrière de danseuse, une jeune femme au corps frêle a retiré une de ses bottes et a effectué une pirouette en demi-pointe.
Les personnes dépendantes aux opioïdes que j’ai rencontrées sont nos enfants, nos mères et nos pères, des étudiants universitaires et des personnes qui travaillent. Souffrant d’une maladie chronique ou s’efforçant de se rétablir après un accident, elles pourraient être n’importe lequel d’entre nous.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.