Devils Thumb : le nouvel exploit de deux des meilleurs grimpeurs au monde
Alex Honnold et Tommy Cladwell comptent parmi les meilleurs grimpeurs au monde. Pour atteindre le Devils Thumb, l’une des montagnes les plus dangereuses des États-Unis, ils se sont lancés dans une odyssée de plus de 4 000 kilomètres.
Avant de gravir les sommets déchiquetés du Devils Thumb, en Alaska, les grimpeurs Tommy Caldwell et Alex Honnold ont d’abord dû relever un autre défi : rallier l’Alaska depuis le Colorado en vélo, à pied et par bateau dans un souci d’écologie.
The Devil's Climb l'ascension infernale, documentaire inédit retraçant la folle ascension du Devils Thumb, l'une des montagnes les plus dangereuses des États-Unis, sera diffusé lundi 23 décembre à 21.00 sur la chaîne National Geographic, disponible avec Canal.
Il n’y a pas si longtemps, les meilleurs grimpeurs au monde gravissaient des parois spectaculaires dans un anonymat relatif. Mais tout cela a changé grâce à deux hommes. Au cours de la dernière décennie, Tommy Caldwell et Alex Honnold ont enchaîné les exploits, sont apparus dans des documentaires à succès et ont fait découvrir l’escalade au plus grand nombre, devenant par cette occasion des célébrités mondiales. Tommy Caldwell est connu depuis 2015, lorsque, accompagné d’un autre grimpeur, il a réalisé l’ascension en dix-neuf jours du Dawn Wall dans le parc national de Yosemite, considérée comme la plus difficile au monde à l’époque. Deux ans plus tard, Alex Honnold a gravi l’iconique monolithe du parc, appelé El Capitan, sans corde, un exploit qui a fait l’objet d’un film récompensé par l'Oscar du meilleur documentaire en 2018, qui a contribué à faire connaître l’escalade « en solo intégral ».
Les deux hommes n’ont rien perdu de leur passion pour l’escalade, mais ils ont fait de plus en plus entendre leur voix sur les questions environnementales. L’été dernier, ils se sont donc associés pour tenter quelque chose de nouveau. Tommy Caldwell s’intéressait depuis peu à l’« ecopointing », un terme popularisé par certains grimpeurs européens pour décrire une aventure alimentée à l’énergie humaine, qui ne produit aucune émission provenant des énergies fossiles. Il s’est alors demandé quelle serait l’expédition verte par excellence.
Les deux hommes ont porté leur choix sur le Devils Thumb, une montagne isolée culminant à 2 743 mètres que beaucoup considèrent comme impossible à escalader. Pour rendre leur exploit encore plus épique, ils se sont élancés à vélo depuis le domicile de Tommy dans le Colorado pour un périple de plus de 4 000 kilomètres à travers quelques-uns des plus beaux paysages d’Amérique du Nord. L’odyssée qui s’est ensuivie a impliqué un voilier, des kayaks de mer, des packrafts et un trek épuisant à travers une forêt pluviale vierge, sans oublier une session d’escalade de haut vol.
Le périple des deux amis est au centre d’un nouveau documentaire National Geographic intitulé The Devil’s Climb, l'ascension infernale diffusé lundi 23 décembre à 21.00 sur la chaîne National Geographic. Mark Synnott, guide de montagne professionnel et écrivain, s’est entretenu avec Tommy Caldwell, quarante-six ans, et Alex Honnold, trente-neuf ans, au sujet de leur aventure. Ils ont notamment discuté des défis cachés de l’« ecopointing », de la manière dont ils trouvent le juste milieu entre risque et responsabilités en tant que pères de jeunes enfants, ainsi que du dangereux protocole visant à prendre des photos depuis un sommet de la taille d’une boîte à pizza.
Les sommets embrumés se reflètent à la surface du lac Scenery en Alaska, qu’Alex Honnold et Tommy Caldwell ont traversé à bord de canoës gonflables dans le cadre de leur expédition pour atteindre le site de leur ascension.
Tommy et Becca Caldwell, mariés depuis quatorze ans et amis proches d’Alex Honnold (à gauche), se disent au revoir avant que les deux alpinistes ne se lancent dans leur expédition depuis Estes Park, dans le Colorado (États-Unis).
Mark Synnott : D’où vous est venue cette idée de voyage ?
Tommy Caldwell : J’ai toujours voulu faire un long voyage à vélo et le moment était venu de me lancer dans une grande aventure, n’ayant rien fait pendant la crise du COVID. Mais surtout, j’ai vu ça comme une occasion de sensibiliser le public au sujet de la forêt nationale de Tongass. Celle-ci, qui recouvre presque l’intégralité de l’Alaska du Sud-Est, est la plus vaste forêt pluviale au monde et je cherchais comment donner une plus grande visibilité à sa protection. Je connaissais le Devils Thumb pour avoir lu le récit de [Jon] Krakauer, qui a tenté de le gravir. J’ai aussi été inspiré par le roadtrip entrepris il y a quelque temps par Doug Tompkins et Yvon Chouinard en Patagonie. À la base, je voulais rallier l’Alaska à vélo seul, mais je me suis dit que ce serait plus sympa avec un ami, donc j’ai appelé Alex, qui m’a dit non dans un premier temps.
Alex Honnold : Pour être clair, j’ai dit non à Tommy parce qu’à l’origine, il voulait parcourir toute la côte de l’Alaska en kayak de mer. C’était un voyage de deux mois et demi, ce qui était un long moment loin de ma famille. Au début, j’ai envisagé de le rejoindre pour faire de l’escalade en chemin, mais je trouvais idiot de passer à côté du but premier de l’expédition. J'ai déjà fait quelques voyages à vélo et j'ai toujours trouvé que c'était un excellent moyen de s'immerger dans le paysage. J'espérais donc que cette aventure serait une sorte de transformation personnelle.
Dans le Wyoming, les deux aventuriers ont notamment roulé sur des chemins de terre et des sentiers empruntés par le bétail en compagnie de chevaux sauvages.
Les deux grimpeurs ont continué d’effectuer des exercices d’escalade en préparation de leur ascension du Mount Hooker, situé dans la chaîne montagneuse de Wind River, dans le Wyoming.
Mark Synnott : Est-ce que ça a marché ?
Alex Honnold : Pas vraiment. C’était une aventure incroyable et nous avons fait pas mal de belles ascensions. Mais pour être honnête, la traversée de l'Ouest à vélo m'a semblé monotone et ce que j'ai vu m'a rendu triste. Nous avons pu constater l'impact de l'homme sur la nature comme je ne l’avais jamais vu auparavant. Nous avons parcouru 3 800 kilomètres à vélo et les seuls endroits qui semblaient préservés étaient les parcs nationaux. Tout le reste semblait avoir été exploité d'une manière ou d'une autre pour son bois ou ses minerais. Et de nombreux villages et villes que nous avons traversés ne semblaient pas prospères. La ville s’agrandit lorsqu'on coupe tous les arbres, mais s’effondre une fois tous les arbres coupés.
Tommy Caldwell : Constater cet impact de l’homme, qui était en quelque sorte la raison de notre voyage, nous a fait prendre encore plus conscience de l'ampleur de la destruction de la nature que nous avons déjà causée. Et cela nous a montré à quel point nos parcs nationaux sont importants, car ce sont les seuls endroits où la nature est restée intacte.
Dans le massif montagneux Purcell, situé dans le sud-est de la Colombie-Britannique, Alex Honnold fait l’ascension de la route Chocolate Fudge Brownie de la chaîne Bugaboos.
Alex Honnold : Je ne connaissais pas vraiment l'intérieur de la Colombie-Britannique au début de ce voyage, et j'ai supposé qu'en allant plus au nord, il y aurait de plus en plus de forêts sauvages et vierges. Il s'avère que tout a été coupé à blanc au cours des cent dernières années. Alors oui, il reste un petit écran d'arbres le long de la route, et lorsque vous roulez à 120 km/h, vous ne voyez que ça. Mais quand on est à vélo, on a le temps de voir ce que cache cet écran et l’on se rend compte que la végétation est rare. En tant qu'alpinistes, nous passons tant de temps dans la nature sauvage, au sommet des montagnes et dans les endroits les plus reculés et les plus méconnus, que j'avais la fausse impression qu’une grande partie de la nature était préservée. La conclusion à en tirer, c’est que les seuls endroits sur Terre qui n'ont pas subi les impacts massifs de l’homme sont ceux qui sont tout simplement trop difficiles d'accès ou qui n'ont aucune valeur économique.
Tommy Caldwell : Tout à fait. Les sociétés d'extraction se justifient toujours en disant qu'elles vont apporter la prospérité économique, mais ça ne dure jamais. Et les communautés en souffrent. En Colombie-Britannique intérieure, nous avons vu des gens fumer du crack, constaté des violences domestiques insensées et été confrontés à une situation de fusillade active. Nous avons roulé le long d'une route qu'ils appellent la Highway of Tears (l’Autoroute des larmes), sur laquelle de nombreux membres des Premières Nations ont été enlevés. Je pense que tout cela trouve son origine dans le fait que nous avons violé le paysage, et les communautés en font autant. Cela m'a rappelé que nous devons trouver un moyen de contrôler les choses, car si nous continuons ainsi, même les endroits les plus reculés finiront par être exploités à leur tour.
Marina Anderson, une amie de Tommy Caldwell, et son frère Quinn Anderson, jettent un filet pour pêcher du saumon au large de l’île du Prince-de-Galles.
Les grimpeurs randonnent à travers la brousse, sur un terrain détrempé parsemé d’arbres et d’arbustes, au cœur de la forêt nationale de Tongass, plus vaste forêt pluviale au monde, qui recouvre presque l’intégralité de l’Alaska du Sud-Est.
Mark Synnott : J’espère que vous avez tout de même vécu des expériences positives !
Alex Honnold : Bien sûr. Un jour, alors que j’étais sur mon vélo, j'ai levé les yeux et j'ai vu un aigle qui passait au-dessus de moi, un chien de prairie dans les serres, et je me suis dit : « Bienvenue dans le Wyoming ». Il y a eu d’innombrables levers et couchers de soleil. Je me souviens aussi de la promenade des Glaciers, dans l'Alberta, que nous avons parcouru à vélo en pleine tempête et d'avoir réalisé que nous étions vraiment dans la nature. Et c’était le but de cette aventure !
Tommy Caldwell : Dans le sud du Wyoming, j’ai eu l’impression que le paysage prenait vie. Des arcs-en-ciel et des grains de pluie balayaient le paysage et des chevaux sauvages couraient à notre rencontre. Lorsque la route s'est arrêtée, nous avons navigué jusqu'au Devils Thumb en empruntant le passage intérieur. Les jours de tempête, nous mettions le bateau à l’abri dans de petites criques et nous faisions du kayak de mer. Il y avait des loutres qui cassaient les coquillages avec de petites pierres. Un jour, j'ai pagayé jusqu'à une île sur laquelle se trouvait une cinquantaine de phoques, qui sont tous retournés dans l’eau lorsque je me suis approché. Nous avons également observé des baleines à bosse qui chassaient en groupe à l’aide de la technique du filet à bulles, qui consistent pour les mammifères à nager en cercle et à former un filet de bulles pour piéger les poissons. Les baleines sont ensuite remontées à la surface et l’on a vu une dizaine de bouches ouvertes. Et pendant une randonnée en montagne, on a assisté à une remonte de saumons : on aurait dit qu’il y avait plus de poissons que d'eau dans la rivière. Il y avait des milliers de carcasses partout et les ours profitaient de cette aubaine.
Les grimpeurs et leur équipe se reposent à leur camp de base. Le lendemain, une journée alpine les attend.
Alex Honnold s’arrête pour une pause fraîcheur au bord d’une petite flaque d’eau qui s’est formée dans sur le glacier Witches Cauldron, en Alaska.
Mark Synnott : Vous avez escaladé le Devils Thumb, une montagne réputée difficile. Maintenant que vous êtes tous deux pères, est-ce que le fait d’avoir des enfants entre en compte dans votre calcul du risque ?
Alex Honnold : Vous auriez sans doute parié contre le fait que j'atteigne quarante ans, mais comme le dit souvent Tommy, je ne voulais pas mourir avant d'avoir des enfants, et je ne veux toujours pas mourir maintenant que j'en ai. Le plus gros changement, c’est la façon dont je passe mon temps. Mes enfants arrivent à l'âge où ils sont amusants, et je veux passer du temps avec mes filles et faire des choses sympas avec elles. En passant plus de temps à la maison, je prendrai donc probablement moins de risques. Mais l’inverse pourrait totalement se produire : je pourrais de temps en temps aller encore plus loin parce que j'adore faire de l’escalade en solo intégral. Et, vous savez quoi, parcourir 3 800 kilomètres à vélo au bord d'une autoroute est probablement plus dangereux que la plupart des ascensions que je fais.
Mark Synnott : Plus dangereux que l’ascension en solo intégral d’El Capitan ?
Alex Honnold : (rires) Bon, peut-être pas.
Tommy Caldwell : Quand j'ai commencé l’escalade, mon père me disait toujours que je devais me tenir à l'écart de l'escalade de glace et de l’escalade en solo intégral… Je ne veux pas mourir dans l'Himalaya. J'ai côtoyé tellement de gens qui sont partis gravir les plus hautes montagnes du monde et qui ont divorcé ou ont perdu la vie. Malgré cela, je pense avoir une tolérance au risque relativement élevée, même si je n'ai pas la même soif du risque qu'Alex. Je suis prêt à en prendre parfois, mais je fais toujours en sorte de rester sous la limite qui m’est acceptable. Je pense même l’avoir un peu repoussée avec les années, à mesure que j'ai pris confiance en mes capacités.
Alex Honnold et Tommy Caldwell entament leur ascension aux aurores pour être sûrs d’atteindre le sommet pendant qu’il fait encore jour.
Le début de la fin : Alex Honnold et Tommy Caldwell gravissent la paroi des Cats Ears, leur premier essai dans l’ascension des cinq sommets du massif du Devils Thumb.
Mark Synnott : Qu’est-ce qui vous attire tant dans l’escalade ?
Tommy Caldwell : C’est la relation que vous formez, la communion, l’immersion dans la nature, le besoin d’aventure. Il y a tant de choses qu’il est difficile de n’en nommer qu’une seule.
Alex Honnold : J’adore les mouvements de l’escalade et le fait qu’il offre autant d’occasions de s’améliorer et de relever de nouveaux défis.
Mark Synnott : Qu'est-ce qui ressort de cette ascension en particulier ?
Alex Honnold : Nous avons fait la Diablo Traverse, qui comprend les cinq sommets du massif du Devils Thumb. Nous l'avons fait en une journée ; ça n’avait rien d’avant-gardiste, mais c'était cool.
Tommy Caldwell : Le Cats Ears Spire est peut-être le sommet le plus fou que j'aie jamais atteint. Le paysage est tellement menaçant. Les montagnes sont vraiment pointues. On entend le bruit des grosses chutes de glace et des avalanches qui dévalent la face nord-ouest en permanence.
Alex Honnold : L'un des sommets faisait la taille d'une boîte à pizza. C’est le genre de sommets où il est difficile de se photographier l'un l'autre parce qu'on se tient sur une superficie minuscule ; si l’on demande à l’autre de se reculer un peu pour rentrer dans l’objectif, on meurt tous les deux. (Rires)
Alors qu’Alex Honnold et Tommy Caldwell célèbrent leur ascension du Devils Thumb, chaque aspect de leur voyage prend un sens nouveau. « Il est si facile de voir à quelle vitesse le monde évolue depuis les hauts sommets », a déclaré Alex Honnold. « Cela donne un peu à réfléchir ».
Mark Synnott : Pourquoi vouliez-vous essayer de faire ce voyage en utilisant uniquement la force humaine ?
Tommy Caldwell : Les grimpeurs européens sont très attachés à l'idée de l’« ecopointing », qui consiste à se rendre sur les parois sans voiture. Un ami belge, Sébastien Berthe, voulait refaire le Dawn Wall, mais il ne pouvait pas prendre l'avion. Il a donc décidé de traverser l'Atlantique à la voile. Ce qui aurait dû être un voyage d'un mois s'est transformé en une épopée de six mois. Je l'ai rencontré avec son équipe dans le parc de Yosemite et j'ai pu constater à quel point cette expérience les avait soudés. Lorsque vous mettez des limites à votre aventure pour des raisons environnementales, le voyage n'en devient que plus beau et plus cool.
Mark Synnott : Le voyage de votre équipe de production n'a pas été aussi écologique. Comment l'avez-vous concilié ?
Tommy Caldwell : J'y ai beaucoup réfléchi. Il fallait choisir entre faire quelque chose de totalement écologique ou raconter une histoire passionnante. Je me suis dit que répandre l’information [quant à ce qui se passe dans la forêt nationale de Tongass] valait la peine de faire un compromis sur l'aspect écologique du voyage.
Alex Honnold : Il est difficile de faire une expédition respectueuse de l’environnement dans un monde où les combustibles fossiles sont partout. Nous avons essayé de naviguer pendant une partie du voyage, mais le vent et les marées n'étaient pas avec nous, et nous avons dû nous déplacer au diesel à la place. Si nous avions pris un petit avion, nous aurions certainement consommé moins de carburant. Nous nous sommes souvent demandé si nous avions fait le bon choix, bien qu’il s’agisse d’une aventure incroyable.
Tommy Caldwell : Je comprends ce que dit Alex. L'ecopointing n'est pas la solution miracle, mais le fait de réfléchir à des solutions environnementales a transformé cette expédition immersive de deux mois en l'une des meilleures expériences de ma vie.
Avant de devenir Explorateur National Geographic en 1999, Mark Synnott a passé des années à peaufiner ses techniques d’escalade sur les parois vertigineuses du parc de Yosemite. Depuis, il a participé à de nombreuses expéditions (il a notamment réalisé l’ascension de l’Everest et a traversé le passage du Nord-Ouest en bateau) et a écrit à leur sujet.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise. Il a été édité dans un souci de clarté et de concision.