L’art-thérapie pour apaiser les souffrances humaines
La drama-thérapie use des techniques du théâtre pour « faire sortir » la souffrance, par un processus cathartique. Une façon pour les populations opprimées au Rwanda, au Bangladesh, au Congo et en Afghanistan de trouver un peu d'apaisement.
Site du mémorial du génocide à Kigali - Rwanda.
Artiste de l’Unesco pour la Paix et art-thérapeute, Guila Clara Kessous présente le portrait de quatre personnes souffrant de syndromes post-traumatiques qu’elle a accompagnées au Rwanda, au Bangladesh, au Congo et en Afghanistan. Elle a développé un cours à l’Université de Harvard sur le « Théâtre et les Droits Humains »
La femme aux yeux noirs parle un merveilleux français. Intimidée, elle fait claquer sa langue sur ses dents puis lève son regard vers moi. Je la rassure et lui explique que je ne lui demanderai pas de parler mais d’exprimer ce qu’il y a en elle, au plus profond d’elle-même, en le laissant sortir. Je connais son histoire : Martha vit à Ngoma, dans la province orientale du Rwanda, à côté de la prison pour femmes. Elle est mère de cinq enfants et elle a vu les massacres perpétrés contre les Tutsis en 1994. Elle aussi a sincèrement pensé être capable de tuer « pour le bien de l’humanité » comme on le disait à la radio des Mille Collines. Je lui propose de pratiquer l’exercice du « Prince et du Pauvre » enseigné par Peter Brook pour trouver « la juste posture ». Lui demandant d’incarner une noble personnalité, je vois le corps de cette septuagénaire reprendre son alignement et je la vois retrouver un incroyable port de tête… celui de cette foi en soi et foi en l’humanité des gens qui n’ont pas encore perdu la beauté de leur naïveté. Je la motive, lui propose de marcher comme une reine, en faisant attention à déployer doucement son pied à terre, du talon jusqu’à la pointe. Je vois l’effort de la jambe qui porte l’histoire et les muscles de ses cuisses qui ont eu la force de la marche longue pour sortir de cet enfer. Elle regarde autour d’elle avec un air de superbe des Banyiginya, ces membres du « clan » Nyiginya qui représentent la noblesse des Batutsis. Je lui propose un texte :
« Je ne connais pas les semblants. / Ce n’est pas seulement ce manteau noir comme l’encre, bonne mère / Ni ce costume obligé d’un deuil solennel, ni le souffle violent d’un soupir forcé / Ni le ruisseau intarissable qui inonde les yeux, ni la mine abattue du visage / Ni toutes ces formes, tous ces modes, toutes ces apparences de la douleur / Qui peuvent révéler ce que j’éprouve. / Ce sont là des semblants, car ce sont les actions qu’un homme peut jouer / Mais j’ai en moi ce qui ne peut se feindre / Tout le reste n’est que le harnais et le vêtement de la douleur. »
Avant la fin, j’ai vu le corps se recroqueviller, partir du rêve de ne pas savoir pour redevenir ce que Peter Brook appelait « le Pauvre » : l’humain cassé par sa condition… Ce passage de Hamlet l’a fait se tourner vers moi. Elle a prononcé chacun des mots distinctement, en me faisant face. Elle termine en me murmurant : « Mu-ra-ko-ze » en kinyarwanda, avant de faire la révérence !
« JE N’AI PAS DE HAINE. »
Elle me répète la phrase que j’écris. Elle insiste sur chacun des mots et vérifie que je note bien tout. « Comment pourrais-je seulement expliquer à ma famille ? Puisqu’ils me rejettent et pensent que c’est de ma faute… Je leur fais honte. » Je lui demande si elle veut travailler sur ce sentiment de honte avec des techniques théâtrales. Elle hoche de la tête. Francesca a été violée comme tant d’autres femmes au Congo puisque le viol en RDC est une arme de guerre.
Peinture murale représentant le viol d'une femme dans le cadre d'une campagne visuelle contre le viol et la violence sexuelle.
Quand elle me parle, elle cligne beaucoup des yeux, juste pour bien réaliser qu’elle est encore vivante puisqu’elle a été tellement violentée qu’il y a eu un moment où elle n’était plus sûre de rien. « J’ai senti qu’il n’y avait aucun désir de la part de ce prédateur, juste une envie de dominer ». Francesca habite à Bunia, chef-lieu de la province de l'Ituri. Elle a subi plusieurs agressions sexuelles depuis qu’elle est petite notamment à l’école où ce genre de punition est commun. Je lui propose un exercice de réveil corporel, pour tout doucement revenir à soi et à reprendre possession de ce corps endolori.
L’exercice de « la douche énergétique » consiste dans le fait de « tendre ses propres bras vers le ciel » tout en faisant « ruisseler » les gouttes imaginaires du plafond en secouant ses doigts pour doucement faire venir ces micro-massages sur le front, les yeux, les joues, le menton, la nuque, le cou. Je la vois faire avec minutie. Je sens que la peau du front se détend et les rides s’estompent. Une fois arrivé au niveau du cou et de la nuque, place au tapotement doux de la main droite sur tout le côté gauche du corps. Elle me parle : « Si ma fille me voyait faire ça, elle me dire ‘‘Maman arrête, tu as bientôt cinquante ans maintenant…’’ ». Sa main droite tapote son épaule gauche puis tout le long du bras gauche. Puis, l’inverse. Je vois le corps s’étirer et être prêt pour « incarner » un rôle qui aidera à la guérison. Francesca me regarde, intriguée. Je lui tends un poème :
« Tant que la lame n’aura / Pas coupé cette cervelle… » Les vers de Rimbaud la font sourire. Et je la vois s’abandonner au rôle et devenir d’une incroyable force. Elle assène à présent les phrases :
« Ce paquet blanc, vert et gras / À vapeur jamais nouvelle… » À la fin du poème, elle me répète : « Celle-là, il ne l’aura pas. C’est clair celle-là, il ne l’aura pas. » Comme si, pendant un très court moment, elle avait réussi à se soustraire au malheur…
« PRÉFÉRER NE PAS CHOISIR. »
L’interprète me regarde car il ne sait pas s’il faut traduire aussi ce qui vient d’être dit. Hossain, 24 ans, est père et ne comprend pas pourquoi il devrait rester auprès de son enfant puisque sa femme s’en occupe. Comme les autres, il a fui et tente de vivre ici à Cox Bazar sous cette tenture tendue à des piquets de bambou.
Des réfugiés rohingyas nouvellement arrivés trouvent un endroit pour vivre près de Kutupalang, Cox Bazar.
Malgré l’aide humanitaire, la situation des Rohingyas n’a pas évolué véritablement et Hossain est angoissé. L’interprète reprend et traduit : « J’aurais préféré ne pas choisir. Si j’avais su, je n’aurais jamais fait cela. Je n’aurais jamais choisi de la mettre enceinte. Elle n’aurait pas dû garder l’enfant. » Je demande à l’interprète de lui répondre que je ne suis pas là pour le juger mais pour lui proposer d’explorer les émotions qu’il éprouve par le biais de la drama-thérapie. Il lève les yeux au ciel : « C’est pas le moment de faire du théâtre. Comment le théâtre va-t-il m’aider à trouver une solution ? ». Il semble excédé.
Je lui propose de pratiquer la respiration surnommée « respiration du sniper ». Il m’écoute, soudain intéressé. « Sniper ? », me dit-il. Je souris : « Oui, les snipers font cela pour se calmer et entrer dans une grande concentration. Essaie et tu verras. Ferme les yeux. » Je lui apprends cette respiration profonde, abdominale : quatre secondes d’inspiration, quatre secondes d’apnée et huit secondes d’expiration. Je vois son corps chétif s’exécuter. Puis, après trois reprises, je lui propose de rouvrir les yeux.
Il s’est calmé : sa poitrine se dilate moins et ses yeux sont moins écarquillés. « À présent, jouons ». Je vois son sourcil se lever : « Tu vas être ta femme enceinte et tu vas me parler de ce que tu penses de Hossain. » Il rit et s’assoit immédiatement en faisant semblant de se recouvrir de quelque chose. « Que fais-tu ? » dis-je. Il me répond que sa femme s’entoure toujours d’un manteau pour mettre son enfant à l’abri de la moiteur de l’atmosphère. Cette délimitation du manteau est symbolique mais lui permettra de prendre conscience, alors qu’il jouera à être elle, de la difficulté d’être mère. Et il acceptera d’essayer d’être à ses côtés à la fin du jeu de rôle.
« TOUS LES VISAGES DU MONDE »
Quand je demande à Sabba par téléphone si elle veut que nous commencions à travailler ensemble avec l’aide de l’art, elle me répond dans un mauvais anglais « Yes I do ». « Je veux devenir autre, différents rôles, différents visages. Je voudrais être tous les visages du monde aujourd’hui ».
Groupe de femmes portant la burka en Afghanistan.
Elle vit dans la petite ville de Charikar où elle n’a plus eu accès à l’école depuis plus d’un mois. Elle écoute la radio avec passion car c’est sa seule façon à elle de pouvoir rester connectée avec le monde et d’entendre des programmes éducatifs. Je lui propose alors un exercice de concentration et de description de son poste de radio. « Il est petit, rectangulaire, noir.» Je lui propose de prendre une plus voix plus forte et d’oser parler avec plus d’assurance.
Elle s’exécute : « Le poste de radio a des boutons pour choisir les fréquences. ». Je lui propose à présent d’insister sur certains mots, ce qu’elle fait volontiers. « Cette radio est BELLE, PUISSANTE et à MOI. » Le mot « Mine » en anglais a claqué et j’entends la fierté qui se détache du mot. J’explique la suite : « À présent, Sabba, je te propose de devenir ce poste de radio et de dire ce que tu vis tous les jours et comment tu es là pour consoler Sabba. »
Un silence. Digestion de l’information puis effort d’imagination. Dans le dilemme de l’esprit de cette jeune fille de quatorze ans, j’entends les interrogations, les « Comment dois-je faire, moi qui n’ai plus de professeur, pour savoir si je suis bien les instructions ? » Puis un lâcher prise, un souffle de courage qui donne le go du jeu de rôle. Objet fétiche, la radio reste un symbole pour la jeune fille. Un symbole de courage, un symbole d’espoir aussi.