Zoroastrisme : cette ancienne religion a encore de fervents adeptes
Religion ancestrale née en Asie centrale, le zoroastrisme s’efforce d’entretenir la flamme de la foi.
En Ouzbékistan, des citadelles antiques renferment les ruines d’un temple du feu bâti par les zoroastriens, pour qui cet élément est sacré.
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Un matin de décembre 2023, Aaria Boomla quitte son lit dans une maison d'hôte de la petite ville côtière d'Udvada, en Inde.
La fillette s’habille, se brosse les dents et récite tout bas les versets qu’elle apprend depuis des mois. Aînée de deux enfants, elle est, à 7 ans, sur le point de devenir adepte, comme le reste de sa famille, de l’une des plus anciennes religions du monde.
Le soleil se lève dans une atmosphère chaude et brumeuse quand Aaria, ses proches et des amis gagnent à pied le temple de l’Atash Bahram d’Udvada, un grand bâtiment en pierre blanche et en bois, ceint de hauts murs. Devant l’entrée principale, flanquée de deux immenses taureaux ailés à tête d’homme, un gardien veille à ce que seules les personnes répondant aux exigences de pureté rituelle puissent entrer dans l’enceinte de ce « temple du feu» –l’un des lieux les plus sacrés d’Inde.
La tradition veut que les ancêtres zoroastriens d’Aaria soient arrivés sur le littoral du Gujarat il y a 1 300 ans pour échapper aux persécutions religieuses de musulmans arabes qui envahissaient la Perse. Ici, au bord de la mer d’Arabie, ils ont fait renaître les principes et les rites de leur religion, dont un feu provenant de seize flammes aux origines aussi variées qu’une forge et un éclair. Ce feu brûle sans discontinuer depuis, consciencieusement entretenu par des prêtres voilés de blanc appelés mobeds. Aujourd’hui, il ne brûle plus que pour un nombre sans cesse déclinant de croyants.
Le mobed (prêtre) Farzin Yezishne procède à une bénédiction à Karachi, au Pakistan. Son voile préserve la pureté du feu.
À l’intérieur du temple, Aaria se baigne dans de l’eau sacrée, boit trois gorgées d’urine de taureau purifiée, enfile des vêtements blancs, puis rejoint les mobeds. Ils sont rassemblés autour du feu, qui brûle dans un vase d’argent.
Des prières s’élèvent dans une langue qui n’est plus parlée au quotidien depuis 3500 ans, mais dans laquelle Aaria récite: « Je confesse vénérer le créateur Ahura Mazda, être une disciple de la religion révélée par le prophète Zarathoustra. »
La fillette et sa famille font partie d’une petite communauté de plus en plus réduite, celle des zoroastriens orthodoxes, qui vivent là où la religion est apparue et s’est développée. Il reste moins de 100000 disciples dans l’ancien Empire perse et ses alentours, aujourd’hui l’Iran, l’Inde et le Pakistan. Mais, depuis un siècle, le zoroastrisme a voyagé loin de son berceau, jusque dans des villes comme Los Angeles, Mexico et Stockholm: de nouvelles communautés progressistes s’y sont formées, pour qui toute personne suivant les préceptes de l’ancien prophète Zarathoustra peut être considérée comme zoroastrienne.
Le Zoroastrisme repose sur quelques grands principes – le bien et le mal, la résurrection et l’au-delà. Il s’articule autour de trois piliers : Humata, Hukhta, Hvarshta –« bonnes pensées, bonnes paroles, bonnes actions ».
Selon la légende, Zarathoustra (Zoroastre, en grec) était un prêtre désenchanté d’une religion polythéiste qui, après s’être immergé dans un cours d’eau, aurait reçu une révélation d’Ahura Mazda, l’Être suprême. Nul ne sait réellement où ni quand Zarathoustra aurait vécu. En s’appuyant sur l’Avesta, texte sacré zoroastrien, de nombreux chercheurs évoquent l’Asie centrale, peut-être les territoires actuels de l’Afghanistan ou du Tadjikistan, entre 1700 et 1000 av. J.-C. Il n’aurait d’abord eu qu’un seul disciple, son cousin. Mais, au vie siècle av. J.-C., le zoroastrisme était devenu indissociable de l’Empire perse des Achéménides, l’une des plus anciennes et plus grandes puissances mondiales. À terme, les préceptes de Zarathoustra allaient atteindre les fastueuses plaques tournantes de la route de la Soie en Chine occidentale, comme de minuscules temples des Balkans.
La croyance zoroastrienne en un être suprême, ainsi qu’en l’opposition du bien et du mal, a profondément influencé les religions abrahamiques –le judaïsme, le christianisme et l’islam. Cyrus le Grand, fondateur de l’Empire perse des Achéménides, a libéré les juifs en captivité à Babylone en 539 av. J.-C. et les a ramenés à Jérusalem, où ils ont reconstruit leur temple. Leur contact avec le zoroastrisme en Babylonie et en Perse a contribué, selon de nombreux universitaires, à consolider certains fondements de la foi juive, notamment l’existence d’un au-delà et du Jugement dernier. Les Grecs anciens, eux, ont remarqué la sagesse des mages zoroastriens, ce qui a inspiré l’épisode des Rois mages dans le Nouveau Testament. Et les chercheurs soulignent les similitudes, chez les zoroastriens et les musulmans, des cinq prières quotidiennes et des ablutions rituelles qui accompagnent chacune d’elles.
À Mumbai, en Inde, des mobeds parsis discutent après le navjote (cérémonie d’initiation) de Shayaan Gazdar, 7 ans. Chez les parsis les plus orthodoxes, seuls les enfants de parents zoroastriens peuvent participer aux rituels religieux.
Le dieu zoroastrien n’est pas une divinité qui sanctionne ou avec laquelle on négocie. Il n’existe pas de péché originel nécessitant un repentir. Il s’agit plutôt d’un dieu indifférent au bien-être des hommes au quotidien. Mais il revient à ces derniers de défendre l’asha (vérité, droiture, ordre) et de combattre la druj (corruption, mensonge, chaos). Après la mort, l’âme –l’urvan – retrouve sa divinité protectrice – la fravashi– et gagne la «Maison des chants» (paradis) ou un purgatoire. Vient enfin l’ultime bataille, qui voit le bien triompher du mal, et les morts ressusciter dans un monde idéal sans guerres, ni famines, ni désirs matériels.
Les enseignements de Zarathoustra ont, en un sens, fourni un cadre aux religions abrahamiques, explique Jamsheed Choksy, professeur au département d’études sur l’Eurasie centrale à l’université d’Indiana, à Bloomington, aux États-Unis. «Cela commence par la discussion sur le bien et le mal, et sur le rôle des êtres humains, c’est-à-dire le fait qu’on ne se contente pas de traverser la vie. Puis, à l’autre bout, il y a la récompense, selon laquelle justice sera faite; le mal sera vaincu. »
Pour qui ne pratique pas le zoroastrisme, cette communauté n’est que très peu accessible. Des règles strictes de pureté interdisent aux non-initiés d’entrer dans le temple de l’Atash Bahram d’Udvada, ou dans tout autre temple du feu de la ville.
Le matin de l’initiation d’Aaria, Zarine Bharda arrive en scooter blanc devant un autre temple du feu avec, dans son side-car, une fillette âgée de 7 ans, comme Aaria. Habillée de blanc, elle refuse avec un sourire désolé de serrer ma main moite. « Si je vous serre la main, je devrais à nouveau me laver la tête avant d’entrer dans le temple », explique-t-elle. Ancienne ingénieure issue d’une famille zoroastrienne du Canada, Zarine Bharda est aujourd’hui coach bien-être pour les femmes. Comme elle est mariée à un mobed du temple de l’Atash Bahram, elle doit respecter les obligations les plus strictes en matière de pureté. Ainsi, quand elle a ses règles, elle quitte son domicile pour un appartement en ville, où elle n’utilise pas les mêmes vêtements ni la même vaisselle.
Les zoroastriens d’Inde – les parsis – affirment être les authentiques gardiens de la religion. En République islamique d’Iran, dont le territoire formait jadis le coeur de l’Empire perse, les tenants de ce culte ont été persécutés et contraints de pratiquer un grand nombre de leurs rites dans la clandestinité. À l’âge d’or du zoroastrisme, on comptait des millions de fidèles ; ils ne seraient plus aujourd’hui que 15 000 à 25 000 dans le pays. En Inde, les parsis s’élèvent à environ 50 000, rassemblés principalement autour de Mumbai (Bombay) et dans l’État du Gujarat ; le Pakistan voisin dénombre moins d’un millier d’entre eux. Les pratiquants les plus orthodoxes considèrent que seuls les enfants de parents zoroastriens peuvent être d’authentiques parsis, et ils voient d’un mauvais oeil ceux qui dérogent à l’endogamie. Ces restrictions, associées à une natalité en baisse, ont abouti à un déclin rapide de la communauté parsie.
Ramiyar Karanjia dirige un séminaire parsi dans le quartier verdoyant de Dadar, au coeur de Mumbai, où les fils de mobeds reçoivent, outre des cours de mathématiques et de géographie, un enseignement rigoureux en littérature et rites religieux. Lui-même a été élève de ce pensionnat, il y a cinquante ans : c’est là qu’il a mémorisé les textes sacrés et suivi les strictes cérémonies de purification exigées des futurs mobeds, parmi lesquelles un isolement de vingt-cinq jours dans un temple du feu, où les garçons prépubères avaient interdiction de toucher qui ou quoi que ce soit, et de manger entre le lever et le coucher du soleil.
Les zoroastriens – ici à Karachi, au Pakistan, mais aussi en Inde – exposent leurs défunts aux éléments dans des tours rondes, où ils se décomposent naturellement, sans souiller l’eau, la terre ou le feu.
Principal texte sacré, l’Avesta contient cinq Gathas composés de dix-sept chapitres, des hymnes révélés par Ahura Mazda à Zarathoustra. Les plus anciens passages sont en vieil avestique, une langue qui aurait été parlée en Asie centrale à l’âge du bronze, il y a environ 3 500 ans. Il inclut aussi le Vendidad, qui est, pour l’essentiel, un précis de lois sociales et ecclésiastiques. Il serait l’un des vingt et un Livres du corpus zoroastrien d’origine. C’est le seul qui nous soit parvenu intact après les pillages de l’Empire perse orchestrés en 330 av. J.-C. par Alexandre le Grand – appelé « Alexandre le Maudit » dans ces régions.
Les communautés zoroastriennes s’en remettent à l’autorité de leur mobed. Dans la tradition parsie, seuls les fils de prêtres peuvent embrasser le sacerdoce. Ramiyar Karanjia explique qu’un mobed ne peut gagner qu’environ 50 000 roupies par an (autour de 550 euros), une somme dérisoire, même dans les régions les plus pauvres d’Inde. La plupart exercent donc un autre métier en plus de cette fonction à temps partiel.
Il n’y a pas si longtemps, un peu moins d’une trentaine d’élèves étaient inscrits au séminaire de Dadar. « Actuellement, ils ne sont que quatorze », regrette le directeur. Le peu de candidats reflète le faible taux de natalité chez les parsis. Les chefs religieux et les chercheurs constatent que ces derniers ont tendance à se marier plus tardivement, si tant est qu’ils se marient, et qu’ils ont moins d’enfants qu’autrefois. Selon les estimations, pour chaque naissance au sein de la communauté parsie, on enregistre quatre décès. Lancée en 2013 avec le soutien de l’État indien, l’initiative Jiyo Parsi promeut la natalité au moyen d’incitations financières, d’un accompagnement, de traitements contre l’infertilité et de publicités. Certains voient avec un humour fataliste l’avenir de leur communauté. « Vous connaissez le film Quatre mariages et un enterrement ?, m’a ainsi demandé un journaliste parsi. Chez nous, c’est “Quatre enterrements et un mariage”. »
Rohinton Nariman, mobed et ancien juge à la Cour suprême de l’Inde, concède que le préjugé contre l’exogamie mènera les parsis à leur perte. « L’Amérique du Nord est le seul endroit aujourd’hui qui accepte les conjoints et les enfants, souligne-t-il. Et je suis certain que le zoroastrisme prospérera là-bas. »
Dans l'entrepôt de trophées de Behnam Abadian, situé dans une zone commerciale à Glendale, en Californie, les statuettes en bronze, en verre et en zinc s’alignent sur les étagères. Elles seront remises à des chefs d’entreprise, des athlètes ou encore des disciples de la scientologie. Behnam Abadian, diplômé en génie civil, a quitté l’Iran le jour de l’invasion du pays par l’Irak, en 1980, et a plus tard épousé « une femme musulmane dans une église catholique à New York », raconte-t-il. Aujourd’hui, il fait partie des administrateurs du Centre zoroastrien de Californie. Et il est aussi très fier de sa dernière oeuvre : une statue de Cyrus le Grand de 3 m de haut.
Je les retrouve lui et son ami Arman Ariane – un styliste né en Iran, qui a émigré à Los Angeles après la prise de pouvoir de l’ayatollah Khomeyni en 1979 – pour déjeuner dans un restaurant persan populaire, près de l’entrepôt. À l’intérieur, des serveurs portant des assiettes de pain plat et de viandes grillées se fraient un chemin entre les tables, au milieu de familles sur leur trente et un. C’est le week-end de Norouz, Nouvel An zoroastrien, devenu aussi le Nouvel An iranien, célébré lors de l’équinoxe de printemps.
Des invités félicitent le futur époux parsi Zaran Dalal (au centre), lors de son mariage à Mumbai. Le couple est zoroastrien, mais l’exogamie, bien que découragée, est de plus en plus fréquente.
S’il est impossible de savoir jusqu’à quel point Cyrus le Grand respectait les préceptes de Zarathoustra, les disciples actuels du zoroastrisme soulignent fièrement que ce roi perse a veillé à restaurer les lieux de culte de nombreuses religions à l’époque où il régnait sur l’une des premières superpuissances mondiales : dans le fond, il avait créé le premier empire multiconfessionnel.
Les premières communautés zoroastriennes sont apparues en Amérique du Nord dans les années 1950 après l’indépendance de l’Inde et sa partition avec le Pakistan, mais elles ont connu une croissance exponentielle dans les années 1970 et 1980, quand des Iraniens ont fui la révolution islamique de 1979 et la guerre avec l’Irak, mais aussi en raison de la migration économique des zoroastriens d’Asie du Sud. Aujourd’hui, la communauté est stable et ne décline pas face au poids des restrictions ethno-religieuses, constate le professeur Jamsheed Choksy. Les familles sont plus jeunes et les mariages mixtes plus courants. « La dynamique est celle d’une jeune communauté qui entrevoit des perspectives d’avenir », ajoute-t-il.
La Fédération des associations zoroastriennes d’Amérique du Nord (Fezana) a été créée en 1987 et regroupe une vingtaine d’organisations zoroastriennes implantées au Canada et aux États-Unis. Actif dans plusieurs d’entre elles, Arman Ariane est aussi l’un des administrateurs d’un groupe Facebook à l’adresse des convertis. Celui-ci fait partie des nombreuses communautés zoroastriennes qui se développent en ligne, à l’image de la Bozorg Bazgasht Organization (« l’organisation du Grand Retour »), basée en Norvège, dont l’objectif est d’aider à la conversion de zoroastriens dans le monde entier.
Aujourd’hui, plus de 25 000 adeptes de cette religion vivent en Amérique du Nord. Il est difficile d’avoir une estimation plus précise ou de savoir à quel rythme se développe la communauté. Les zoroastriens iraniens ne souhaitent pas toujours être comptabilisés, explique Arzan Sam Wadia, architecte new-yorkais et actuel président de la Fezana : « Ils nous disent : “Voilà mes frais d’adhésion, ne prenez pas mon numéro de téléphone, ne prenez pas mon adresse e-mail.” Ils ont toujours cette peur d’être surveillés par une sorte de Big Brother. » Quant aux zoroastriens récemment arrivés d’Inde, ainsi qu’aux descendants de deuxième et troisième générations, ils évitent parfois de se faire connaître de leurs communautés locales en raison du poids de l’orthodoxie parsie, poursuit Arzan Sam Wadia : « Ils nous disent : “J’ai épousé une hindoue ou un Américain, je ne serai pas admis.” Je leur réponds : “Tout le monde a sa place ici.” Même ceux qui ne pratiquent pas le zoroastrisme peuvent entrer dans notre temple du feu et prier. Nous n’appliquons Nous n’appliquons pas les mêmes normes et règles qu’en Inde. »
Arman Ariane, dont les parents étaient musulmans non pratiquants, se qualifie de zoroastrien par choix. Il se retrouve dans l’importance qu’accorde le zoroastrisme au libre arbitre et à la responsabilité individuelle.
Aux yeux des disciples progressistes comme lui, le zoroastrisme est ouvert à tous, et dépourvu des restrictions et rituels qui lui ont été imposés par une littérature plus tardive. La foi repose avant tout sur les Gathas, ces hymnes qui reflètent les entretiens entre le prophète Zarathoustra et l’Être suprême, Ahura Mazda, et qui ne sont assortis d’aucun commandement. La prière zoroastrienne consiste surtout en une série de méditations sur ce que chacun devrait faire.
Une image du prophète Zarathoustra est accrochée dans un temple construit autour d’un vieux puits, à Mumbai, en Inde. D’après les universitaires, le zoroastrisme a influencé à la fois le judaïsme, le christianisme et l’islam.
Aux yeux des disciples progressistes comme lui, le zoroastrisme est ouvert à tous, et dépourvu des restrictions et rituels qui lui ont été imposés par une littérature plus tardive. La foi repose avant tout sur les Gathas, ces hymnes qui reflètent les entretiens entre le prophète Zarathoustra et l’Être suprême, Ahura Mazda, et qui ne sont assortis d’aucun commandement. La prière zoroastrienne consiste surtout en une série de méditations sur ce que chacun devrait faire.
Malabar Hills est l’un des quartiers les plus chics de Mumbai, mégalopole en pleine croissance dans laquelle 20 millions d’habitants cherchent à se loger dans des immeubles de plus en plus hauts. Mais, au milieu du chaos, les 22 ha de la forêt de Doongerwadi offrent un espace de sérénité, où les parsis se défont de leurs défunts depuis des siècles. « C’est le poumon de Mumbai », affirme Rashneh Pardiwala en désignant les grands figuiers des banians et les manguiers qui nous entourent. Fondatrice en Inde du Centre pour la recherche et l’éducation environnementales (CERE), elle est parsie et a grandi non loin de ces bois, au coeur d’une famille zoroastrienne pratiquante.
Les textes sacrés du zoroastrisme insistent sur les précautions à prendre pour ne pas contaminer l’eau, la terre et le feu. Pendant des millénaires, les zoroastriens y ont veillé en plaçant leurs morts au sommet de montagnes et dans des dakhmas, des « tours du silence », où les corps étaient éliminés par des rapaces charognards. Il y a trois siècles, les parsis ont commencé à construire des tours du silence à Doongerwadi, alors situé en périphérie de la mégalopole de Mumbai. Aujourd’hui, les cinq bâtiments circulaires sont éclipsés par les gratte-ciel.
Les non-adeptes qui assistent à des funérailles à Doongerwadi n’ont accès qu’à deux pavillons en plein air et ne peuvent en aucun cas s’approcher des tours. Même les parsis n’ont pas le droit d’explorer la forêt en dehors des chemins menant aux tours, pour ne pas souiller la pureté des sols. Mais Rashneh Pardiwala a persuadé le comité qui gère le site de la laisser étudier une parcelle de 2 ha. Depuis, elle a fait revivre des pans de forêt en plantant plus de 12 000 arbres de plus de cinquante essences indigènes. Dans la vaste étendue verdoyante de Doongerwadi, dont l’atmosphère feutrée est cernée par l’immensité moderne de Mumbai, on ne peut oublier l’inexorable marche du progrès, dont les conséquences indésirables peuvent transformer jusqu’aux religions les plus anciennes.
Les autours chaugouns, sur lesquels comptaient les zoroastriens pour se défaire de leurs morts, ont depuis longtemps disparu de la forêt, accidentellement empoisonnés par un traitement administré au bétail dans les années 1990. Aujourd’hui, les préposés aux funérailles s’appuient sur des capteurs solaires à concentration, qui permettent à la fois d’accélérer la décomposition et de réduire les plaintes du voisinage. Rashneh Pardiwala et moi prenons place sur les bancs en bois du pavillon centenaire destiné aux non-initiés, rénové récemment à l’initiative de sa famille. « Regardez les vitraux », dit-elle en désignant un panneau coloré qui représente des mobeds priant devant un feu sacré et un chien. Cet animal serait un fidèle compagnon spirituel des zoroastriens, qui aide à guider l’âme humaine entre la vie terrestre et l’au-delà.
Devant la flamme symbolisant leur foi, Setareh Mandegarian et son fils Kiyan Khadem prient et allument une bougie pour Norouz, au Centre zoroastrien de Californie, à Westminster.
Depuis plus de trois millénaires, les disciples de Zarathoustra apprennent et récitent l’Ashem Vohu, considérée comme une des principales prières du zoroastrisme. Voici une des traductions possibles de ce texte : « La sainteté est le bien suprême, et c’est aussi le bonheur. Bonheur à celui ou celle qui est saint(e) de la Sainteté suprême. »
Le chaos du début du XXIe siècle, alors que s’effondrent les ordres anciens et que la vérité – asha – est de plus en plus difficile à distinguer des mensonges – druj –, rend cette prière réconfortante, à la fois par la simplicité de son message et le défi qu’elle pose. Ce même défi que les zoroastriens cherchent depuis des millénaires à relever, qu’ils soient les chefs spirituels d’un empire, les préposés à l’entretien des feux multiséculaires ou les nouvelles générations, qui tentent de faire évoluer l’univers dans une meilleure direction.
À Doongerwadi, d’énormes corbeaux tournent entre les arbres, emplissant l’atmosphère de leurs croassements insistants. Soudain, deux mobeds voilés de blanc émergent d’un bâtiment voisin, tenant un chien en laisse. Derrière eux, sur une civière en métal, la dépouille d’un parsi mort il y a peu, enveloppé d’un linceul blanc. « Levez-vous ! », me murmure Rashneh Pardiwala. La procession funéraire passe devant nous et se dirige vers une tour du silence, en haut de la colline. D’autres chiens qui paressaient à l’ombre se lèvent et accompagnent le cortège. Puis tous disparaissent dans la forêt et la lumière dorée de l’après-midi.