Ces fourmis aident les forêts à survivre… grâce à des jets d'acide
Grâce à leurs étonnantes compétences défensives et architecturales, les fourmis rousses des bois veillent au bon fonctionnement de leur écosystème forestier.
Des nuées de fourmis pulvérisent de l'acide formique, un venin produit par une glande à poison située sous leur abdomen, afin de repousser une menace potentielle qui, dans le cas présent, n'en est pas vraiment une. Le photographe Ingo Arndt a demandé à un assistant d'agiter un tissu au-dessus d'un nid de fourmis de l'espèce Formica polyctena afin de déclencher volontairement leur réaction d'attaque.
Ingo Arndt, photographe animalier, a observé sa première grosse fourmilière il y a près de cinquante ans, alors qu’il explorait la forêt avec son père tout près de leur maison en Allemagne. Le monticule de 1,5 mètre de haut, aussi droit qu’une stalagmite, était recouvert d’une épaisse couche d’aiguilles d’épicéa et d’une multitude de petites fourmis rouges.
Curieux, le jeune Arndt a voulu s’approcher pour observer la colonie de plus près, mais une odeur très particulière lui a fait très vite faire demi-tour. L’air, épais et âcre, piquait ses narines comme du vinaigre. « Toute ma vie, je me suis souvenu de cette odeur », confie-t-il.
Pour se nourrir, les fourmis rousses des bois comptent principalement sur la chasse à d'autres insectes, mais peuvent aussi rechercher des repas déjà prêts. Ici, des ouvrières unissent leurs forces pour démembrer un carabe embrouillé déjà mort, qui constitue une source de protéines ; une fourmi utilise sa paire de mâchoires acérées, appelées mandibules, pour briser une antenne.
Une fois adulte, Arndt a passé une bonne partie de sa carrière à voyager à travers le monde pour photographier de nombreux animaux, des pumas de Patagonie aux kangourous d’Australie, puis, il y a quelques années, il s’est installé dans la campagne allemande avec son épouse. Au fil de ses randonnées dans les forêts de pins de sa nouvelle région, le photographe a vu renaître son ancienne fascination pour ces impressionnants monticules et pour les milliers de minuscules architectes qui les habitent et les font tenir debout. Comment des insectes aussi petits pouvaient-ils construire des structures aussi gigantesques ? Et pourquoi dégageaient-ils cette odeur repoussante ?
Photographe et explorateur expérimenté, Arndt dispose désormais des outils et de l’expérience nécessaires pour répondre à ses questions. Équipé d’un appareil photo haute résolution et d’objectifs macro capables de dévoiler les minuscules détails de petits objets, il a commencé à immortaliser les monticules et à partager ses clichés avec des chercheurs dans l’espoir d’obtenir un avis scientifique. Les constructrices se sont avérées être des fourmis rousses des bois du genre Formica, l’une des plus petites espèces « clés de voûte » de notre planète.
Les fourmis rousses des bois sont dotées d'yeux composés, constitués de centaines de plus petits yeux. Pour reconnaître un objet, elles commencent par utiliser ces yeux, avant de recourir aux capteurs chimiques et tactiles de leurs antennes qui leur permettent de distinguer la nourriture des matériaux qu'elles peuvent utiliser pour leurs travaux de construction.
Les espèces clés de voûte, telles que les éléphants et les requins, sont surveillées de près du fait de l’importance immense qu’elles revêtent dans leur environnement. En effet, leur comportement influant sur de nombreux aspects de leur écosystème, le monde qui les entoure aurait beaucoup de mal à s’adapter si ces espèces venaient à disparaître. Les fourmis rousses des bois prospèrent généralement dans les forêts tempérées et boréales d’Eurasie. Cependant, depuis quelques décennies, de plus en plus de nids disparaissent sous la pression de l’exploitation forestière, de l’urbanisation, des feux de forêt, mais aussi de la sécheresse et du réchauffement des températures dû au changement climatique. Face à cette situation, plusieurs pays inclus dans l’aire de répartition de ces insectes, dont l’Allemagne, ont décidé d’en faire une espèce protégée par la loi.
Aujourd’hui, la quête photographique d’Arndt a ainsi pris un tout nouveau sens. Les clichés capturés au cours des deux dernières années ont permis de révéler au grand jour l’incroyable et fascinante capacité de ces créatures à forger tout un éventail de relations symbiotiques avec diverses espèces aussi bien animales que végétales, dévoilant ainsi les nombreuses merveilles de leur monde invisible.
Les fourmis rousses des bois construisent souvent des nids à l'intérieur et autour des troncs d'arbres en décomposition. À l'Université de Constance, en Allemagne, Arndt a photographié Formica rufa, une espèce de fourmis rousses des bois, dont le comportement est similaire à celui de Formica polyctena, afin de révéler des comportements de nidification impossibles à observer dans la nature. Les ouvrières représentées ici s'occupent d'une reine (au centre) et de ses œufs (en blanc).
Les nids colossaux des fourmis rousses se composent de deux parties, l’une en surface et l’autre sous terre, érigées grâce au travail acharné des ouvrières qui travaillent d’arrache-pied pour creuser la terre et ramasser des aiguilles, des feuilles, de l’écorce et des brindilles. À mesure qu’il s’élève, chaque monticule se voit doté de nouvelles entrées et de nouveaux couloirs qui lui permettent d’abriter de 30 000 à plus de 16 millions d’insectes, ce qui en fait le plus grand nid de fourmis non souterrain du monde, toutes espèces confondues.
Les nids des fourmis rousses des bois abritent chacun des milliers, voire des millions d'individus. Ici, des ouvrières transportent un morceau de résine d'arbre jusqu'au nid. Les fourmis aspergent de l'acide formique sur la résine, ce qui permet de renforcer ses propriétés anti-microbiennes, puis en dispersent des morceaux tout autour du nid pour aider à lutter contre les agents pathogènes.
Pour en savoir plus sur cette société miniature, le photographe a fait appel à Bernhard Seifert, entomologiste à l’Institut de recherche du musée Senckenberg à Francfort, et à Jürgen Tautz, zoologiste et professeur émérite à l’Université de Wurtzbourg. Grâce aux deux chercheurs, Arndt a pu découvrir l’importance surprenante des fourmis dans le bon fonctionnement de la vie dans l’écosystème forestier.
Les mandibules acérées et dentelées des fourmis constituent l'outil idéal pour couper et transporter les proies et les matériaux de construction.
Cette espèce est par exemple capable de produire de l’acide formique grâce à une glande à poison située sous son abdomen. Lorsqu’elles construisent leur nid, les fourmis collectent de la résine d’arbre, qui possède des propriétés antimicrobiennes prouvées, et la recouvrent de leur acide, lui aussi doté de ses propres propriétés antimicrobiennes. De ce mélange résulte un agent encore plus puissant que les fourmis étalent dans tout leur nid afin de lutter contre les agents pathogènes bactériens et fongiques qui pourraient les menacer.
Une fourmi ramène à la colonie une abeille malchanceuse qu'elle a récupérée pour nourrir son couvain. L'ouvrière est dotée d'une force importante, suffisamment pour transporter plusieurs fois le poids de son corps à l'aide de ses mandibules.
En plus de protéger la colonie, l’acide formique permet également à l’espèce de contribuer à la lutte contre les nuisibles dans son écosystème. Le fluide peut être utilisé comme arme pour éliminer d’autres insectes, tels que les coléoptères xylophages, qui sont certains des parasites les plus ravageurs des forêts d’épicéas. Pour ce faire, les fourmis « mordent leurs victimes et pulvérisent de l’acide formique dans les plaies », décrit Seifert. En réduisant le nombre de coléoptères qui affaiblissent et détruisent les arbres, l’espère améliore les conditions de vie des pucerons, qui dépendent des arbres pour prospérer. Par la suite, elles peuvent ainsi capturer ces petits insectes afin d’extraire leur miellat, qui devient leur principale source de nourriture.
Une fourmi ouvrière extrait du miellat d'une colonie de pucerons, un autre exemple de relation symbiotique. La fourmi rousse des bois protège les pucerons de ses ennemis et recueille en retour leur miellat, une excrétion riche en énergie qui constitue l'essentiel de son régime alimentaire.
À l’aide de pièges photographiques, Arndt a également révélé que des animaux bien plus grands se rapprochent volontairement des fourmilières afin de se faire asperger du venin défensif des fourmis rousses des bois. Sur un cliché, un geai des chênes se pose au sommet de l’un de ces grands monticules et aplatit calmement sa queue afin de permettre aux fourmis de grimper sur son corps pour l’asperger d’acide formique. « Les fourmis s’en prennent aux geais comme à des ennemis », explique Tautz. Toutefois, loin de mettre ces oiseaux en danger, cette toxine est suffisamment puissante pour disperser ou tuer les parasites, tels que les acariens et les poux, qui se cachent entre leurs plumes, et agit ainsi comme un nettoyant efficace pour assurer leur toilette. De nombreuses espèces de volatiles s’exposent volontairement à cette substance afin de rester en bonne santé.
L'acide formique des fourmis ne semble pas nuire aux créatures plus grandes, comme ce geai des chênes posé au sommet d'une fourmilière. L'oiseau a appris que le venin des fourmis permet de repousser ou de tuer les parasites, tels que les acariens, qui se cachent entre ses plumes. Cette image, qui offre un rare aperçu de ce comportement symbiotique, démontre le rôle complexe de ces insectes dans les forêts tempérées et boréales.
D’autres espèces se faufilent même en cachette à l’intérieur des fourmilières afin de profiter des avantages de la mauvaise odeur ambiante. En tant qu’insectes sociaux, les fourmis vivent en colonies et forment des sociétés complexes, mais se retrouvent également à cohabiter avec une grande variété d’espèces, comme des mites, des araignées et des mouches, à l’intérieur de leurs nids.
Par exemple, quand vient le moment de pondre, si une chrysomèle dépose ses œufs tout près du monticule, voire sur sa surface, il n’est pas rare que les ouvrières les récupèrent et les introduisent par inadvertance dans le nid lorsqu’elles sortent collecter des matériaux de fabrication. « Les larves vivent ainsi à l’intérieur du nid », selon Arndt. Les œufs, puis les larves et enfin les pupes se retrouvent donc recouverts de l’odeur ambiante de la fourmilière, ce qui leur permet d’échapper à la détection de leurs hôtes et d’exploiter l’abri pour survivre. Des chercheurs ont confirmé qu’en moyenne, plus d’une dizaine d’espèces différentes peuvent être observées dans un seul monticule.
Les reines sont les seules femelles d'une colonie à pondre des œufs, qui éclosent ensuite pour devenir des larves. Celles-ci tissent leur propre cocon et les ouvrières s'occupent d'elles jusqu'à ce qu'elles puissent se transformer en pupes. Arndt a rétroéclairé ce cocon afin de dévoiler les contours de la pupe qui s'y cache.
En révélant tous les détails de leur vie quotidienne, le projet d’Arndt met en évidence le rôle essentiel que jouent ces petites créatures trop souvent ignorées pour assurer la longévité de tous les êtres vivants qui les entourent.
Malgré ses efforts pour éviter de perturber la tranquillité de cette espèce protégée, le photographe s’est retrouvé directement confronté aux petits insectes. « Pendant que je mangeais, elles venaient parfois me rejoindre et grimpaient sur mon pantalon », raconte-t-il en riant. « Mais j’essaie toujours de toutes les ramener au nid. La forêt a besoin de leur puissance collective. »
Eric Alt est un rédacteur californien spécialisé dans la culture, la technologie, l'Histoire et la science. | Alors qu'il était sur le terrain pour capturer les clichés présentés dans cet article, Ingo Arndt, photographe animalier allemand, s'est fait mordre par les fourmis et asperger de leur substance défensive. « Je les aime quand même, ces petites créatures intelligentes et sociales », confie-t-il.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.