Les quatre éléments, une histoire sans cesse réinventée
La représentation présocratique des quatre éléments est arrivée jusqu’à nous comme une évidence porteuse d’imaginaire. Le mythe est cependant plus complexe qu’il n’y paraît.
Allégorie des quatre éléments : l'Eau, l'Air, la Terre et le Feu, vers 1610, de Jan Brueghel l'Ancien, dit Brueghel de Velours, un peintre baroque flamand (1568-1625).
Imaginez une ville immense dans laquelle le feu, l’eau, la terre et l’air essaieraient de vivre en harmonie. Imaginez maintenant une amitié sincère entre le feu et l’eau évitant tout contact. « Interagir présente un vrai enjeu, ils peuvent littéralement s’anéantir l’un l’autre » souligne Leah Lewis, qui interprète le personnage de Flam dans Élémentaire, le dernier film d’animation des studios Pixar.
Élémentaire n’est que le dernier exemple de l’intérêt porté à la terre, au feu, à l’eau et à l’air, identifiés plusieurs siècles avant notre ère. Que sait-on des quatre éléments et quel regard la physique moderne porte-elle sur eux ?
UNE FASCINATION ANTIQUE
Au commencement, Chaos sortit d’une profonde crevasse, suivi par Gaïa, la déesse primordiale personnifiant la Terre, et Éros, l’Amour. Gaïa, identifiée comme la « Déesse Mère », donna plus tard naissance par pathogénèse à Ouranos (le Ciel) qui vint l'envelopper, à Pontos (la Mer) et à Ouréa (les montagnes), ainsi qu'aux nymphes. S'unissant à Ouranos, elle enfanta ensuite les Cyclopes (bâtisseurs de murs colossaux qui donneront plus tard la foudre, et donc le feu, à Zeus), aux Titans et Titanides, divinités primordiales aux gigantesques proportions qui ont précédé les dieux de l'Olympe.
Ces divinités, décrites dans la Théogonie du poète grec Hésiode (8e siècle av. J.-C.), témoignent de la fascination des Grecs anciens pour les éléments naturels, leurs interactions et associations. Pour Thalès, l’eau était l’élément premier. Pour Héraclite, c’était le feu. Selon Anaximène, c’est l'air qui était l’essence de toute chose.
Qualités élémentaires formées par la combinaison des quatre éléments, imaginée par Aristote.
Mais c’est Empédocle d’Agrigente, philosophe grec du 5e siècle avant notre ère, volontiers décrit comme excentrique, qui le premier écrivit : « Il y a quatre éléments, le feu, l'eau, la terre et l'air. L'amitié les rassemble et la haine les sépare » (VIII, 76). Empédocle a pensé un modèle physique d’une grande complexité : le monde perceptible s’expliquerait, pensait-il, par les combinaisons des quatre éléments matériels : l’eau, la terre, le feu et l’air. L’originalité des vers d’Empédocle est d’imaginer que ces quatre éléments sont gouvernés de manière cyclique par l’Amour et la Haine : l’Amour engendre l’unité quand la Haine divise et détruit.
On retrouve ces quatre éléments, « racines de toute chose » définies par Empédocle, dans la Métaphysique, une des œuvres principales d’Aristote. Rare philosophe à avoir abordé presque tous les domaines de connaissance de son temps, Aristote a ajouté à la théorie d’Empédocle la notion des quatre qualités « élémentaires » associées par antagonisme : humide et sec, chaud et froid. Un « ordre naturel » est donné par Aristote aux quatre éléments : la terre, source de subsistance et de civilisation, vient en premier ; l’eau, associée à la vie, à la purification et à l'émotion, en second ; l’air, autre élément essentiel à la vie souvent associé à l'esprit et à l'intellect dans les cultures anciennes, en troisième ; et enfin le feu, symbole de transformation et de purification.
Cette définition aristotélicienne des quatre éléments a longtemps influencé les pratiques agricoles : ils étaient associés aux quatre parties principales d’une plante : la terre à la racine, l’eau aux feuilles, l’air aux fleurs, le feu au fruit. La position de la lune dans le ciel permettait de déterminer les dates les plus favorables au travail de la terre ou à la récolte des fruits : il fallait par exemple travailler le sol en période « racine », quand la lune était dans une constellation de signes de Terre (taureau, vierge ou capricorne).
Platon et Aristote ont même imaginé un cinquième élément, littéralement la quinte essence : l’éther, substrat des corps célestes se déplaçant en cercle, ce qui expliquait selon eux le mouvement des étoiles. En réalité, la perception changeante des étoiles est liée à la rotation de la Terre.
Le médecin grec Hippocrate – et plus tard Claude Galien – a non seulement intégré la théorie des éléments dans ses travaux, imaginant le corps humain comme le reflet de l’univers, mais il l’a complétée par la théorie des humeurs. Celle-ci décrit quatre humeurs, la bile jaune, la bile noire, le flegme et le sang. De même que le chaos règne dans l’univers lorsque les quatre éléments sont déséquilibrés, le corps humain tombe malade lorsqu’une humeur prend le dessus sur les autres.
LES ÉLÉMENTS À LA LUMIÈRE DE LA SCIENCE
Si les civilisations anciennes ont attribué une signification symbolique et mythologique aux quatre éléments, la science moderne offre une compréhension plus approfondie de leur nature véritable. La connaissance empirique de l’air, de l’eau, du feu et de la terre permet de les démystifier, d'explorer leur composition et leurs interactions dans le monde naturel.
Démocrite d'Abdère a été le premier, aux 5e et 4e siècles avant notre ère, à concevoir que l’univers était composé d’atomes (a-tomos en grec signifiant qui ne peut être coupé) qui composaient la matière. Ces particules microscopiques, d’après Démocrite, composent la matière, se combinant en formations plus ou moins complexes, comme des pierres taillées juxtaposées ou superposées les unes sur les autres formeraient un édifice.
Ce n’est qu’au 19e siècle que les physiciens ont pu confirmer l’hypothèse atomiste. Entretemps, la théorie aristotélicienne a séduit l’Occident, et les érudits du Moyen-Âge ont empreint de chrétienté la quaternité de la nature pensée par les auteurs classiques.
Les quatre éléments personnifiés en 1641 sous le pinceau d'Artus Wolffort, un peintre baroque flamand.
On en sait désormais davantage sur les atomes. Contrairement aux postulats antiques, la fission est bel et bien possible, mais n’a pu être constatée qu’au 20e siècle. Selon le modèle atomique actuel, la matière est composée d'atomes, constitués d'un noyau de protons et de neutrons, et d'un nuage d'électrons. Les éléments chimiques trouvés sur Terre sont classés en fonction du nombre de protons présents dans leur noyau, formant ainsi le tableau périodique des éléments. Cette classification systématique nous permet de comprendre la diversité et la complexité de la matière qui nous entoure, qui reste encore largement méconnue : selon le Centre d’énergie atomique, la matière que nous connaissons constituerait seulement 5 % de la matière totale présente dans l’Univers.
Chaque élément possède des propriétés physiques et chimiques uniques qui le distinguent des autres. La molécule d'eau est formée d'un atome d'oxygène (O) relié à deux atomes d'hydrogène (H). On la note H2O. Le plus petit de tous les atomes est l'atome d'hydrogène qui ne possède qu'un seul électron.
L'air sec (sans vapeur d'eau) est un mélange de gaz. Il contient 78,08 % de diazote, 20,95 % de dioxygène, 0,93 % d'argon, 0,03 % de dioxyde de carbone et d'autres gaz à l'état de traces. La proportion de 20 % de dioxygène et 80 % de diazote est la plus communément retenue.
Le feu, que les scientifiques nomment combustion, n’est pas un élément à proprement parler mais une réaction chimique entre un matériau (le combustible) et l'oxygène de l'air (le comburant), un apport d'énergie servant de déclencheur.
Les éléments chimiques les plus abondants de la Terre, « élément » le plus complexe, sont le fer, l’oxygène, le silicium, le magnésium et le nickel, et dans une moindre proportion, le soufre, le calcium, l’aluminium, le carbone, l’hydrogène et l’azote. Les quatre éléments imaginés par les auteurs grecs peuvent par ailleurs facilement être associés aux quatre états de la matière définis par la physique moderne : l’état solide (la terre), l’état liquide (l’eau), l’état gazeux (l’air) et l’état plasma (le feu).
Quelle que soit la valeur symbolique accordée aux quatre éléments, leur présence sur Terre et l’équilibre que nous constatons ont permis à la vie telle que nous la connaissons de se développer comme nulle part ailleurs dans l’Univers. C’est sans doute à cela que tient la doxa qui les entoure et l’imaginaire qui continue d’inspirer des représentations constamment renouvelées.
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