En 1973, un Concorde a parcouru l'Afrique à la poursuite d'une éclipse solaire

Cette année-là, des scientifiques à bord d'un Concorde ont participé à la plus longue observation aérienne au monde d’une éclipse totale : 74 minutes dans la totalité de l'éclipse. L'année prochaine un nouveau vol tentera de percer les mystères du Soleil.

De Joe Pappalardo
Publication 5 juil. 2023, 17:32 CEST
NationalGeographic_2725685

Une éclipse totale du Soleil vue de Jackson Hole, dans le Wyoming, en 2017. Pour observer la phase de totalité de l’éclipse pendant de longues périodes, les chercheurs se déplacent parfois en avion à réaction afin de rester le plus longtemps possible dans l’ombre de la Lune. 

PHOTOGRAPHIE DE Charlie Hamilton James, Nat Geo Image Collection

À travers le hublot du Concorde, un avion supersonique, Donald Liebenberg observait l’ombre de la Lune projetée sur le désert du Sahara. L’horizon semblait courbé : à plus de 17 000 mètres d’altitude, les passagers de l’avion pouvaient distinctement noter la courbure de la Terre. Au-dessus d’eux, dans le ciel, uniquement observable par projection sur une feuille de papier posée au sol, se trouvait l’anneau fantomatique d’une éclipse solaire totale.

Liebenberg est l’un des sept chercheurs qui, le 30 juin 1973, ont réalisé la plus longue observation aérienne au monde d’une éclipse totale : 74 minutes dans la totalité de l'éclipse. Voyageant à deux fois la vitesse du son, le Concorde a suivi la vitesse de l’ombre de l’éclipse, soit la partie la plus sombre de l’ombre de la Lune, où le Soleil est entièrement occulté. 

Grâce à l’altitude élevée, les caméras infrarouges et optiques embarquées installées derrière les hublots du toit ont pu prendre des images du bord du Soleil, appelé couronne, sans trop d’interférences atmosphériques. L’étude de la couronne permet de mieux comprendre comment la chaleur et l’énergie du Soleil sont transférées vers le système solaire. Ce flux constant de particules, appelé vent solaire, gagne parfois en intensité en raison d’éruptions solaires dans la couronne, ce qui peut endommager les engins spatiaux et le matériel électrique à la surface de la Terre.

GettyImages-1265189625

Le directeur des essais en vol, André Turcat, dans le cockpit de l’avion Concorde pour le premier essai en vol de l’avion supersonique à l’aéroport de Blagnac, en France, le 19 août 1968.

PHOTOGRAPHIE DE Keystone-France, Gamma-Rapho, Getty Images

« À l’époque, on ne pouvait obtenir de pareils résultats qu’avec un avion supersonique », explique Liebenberg, aujourd’hui professeur adjoint de physique et d’astronomie à l’université de Clemson. Ce vol record a fait la une des journaux du monde entier, et le Concorde qui a effectué la mission a été exposé dans sa variante de chasse à l’éclipse au Musée national de l’Air et de l’Espace, situé en région parisienne. Toutefois, les chercheurs spécialisés dans l’étude du Soleil reconnaissent que ce vol n’a que peu fait progresser la discipline.

« Le vol du Concorde de 1973 est certainement l’une des expéditions d’éclipse les plus audacieuses et les plus fascinantes », déclare Kevin Reardon, un scientifique qui étudie les éclipses passées et futures à l’Observatoire solaire national, en Arizona, aux États-Unis. « On ne peut cependant pas dire que ce que nous en avons tiré soit à la mesure de notre intérêt pour le phénomène. »

Pour Jenna Samra, chercheuse au Harvard & Smithsonian Center for Astrophysics, et qui dirige un vol scientifique visant à observer l’éclipse totale du Soleil de 2024 à bord d’un jet Gulfstream V, cette mission vieille de 50 ans représente bien plus. « Nous poursuivons aujourd’hui certains des mêmes objectifs scientifiques », explique-t-elle. « Rien que le fait de réitérer cette mission est preuve qu’elle est porteuse d’enseignement. » 

 

LA PHASE DE TOTALITÉ EN HAUTE ALTITUDE

On observe les éclipses en avion depuis au moins 1925. Il est pratiquement impossible de mesurer avec précision la couronne solaire depuis le sol à cause de l’atmosphère terrestre qui bloque et déforme ce que l’on voit. Au milieu des années 1960, des fusées et des ballons ont également été utilisés pour prendre des mesures lors d’éclipses, mais ces vols n’ont permis d’assister à la phase de totalité que pendant quelques minutes.

À la fin des années 1960, de plus gros avions à réaction ont été conçus pour dépasser le mur du son ; Liebenberg y a alors vu une opportunité pour la science solaire. « J’ai organisé une conférence pour discuter de la possible utilisation du jet supersonique XB-70 de l’armée de l’air pour observer les éclipses », explique-t-il. Le XB-70, un avion test en fin de carrière utilisé pour créer l’avion espion SR-71 Blackbird, aurait dû subir d’amples modifications pour servir dans le domaine des sciences spatiales. Cependant, un avion supersonique civil a rapidement su offrir à Liebenberg ce qu'il recherchait : le Concorde.

les plus populaires

    voir plus
    GettyImages-495582244
    GettyImages-495582286
    Gauche: Supérieur:

    Des ingénieurs vérifient l’équipement de surveillance à l’intérieur du prototype Concorde 001 le 25 juin 1973, avant la mission spéciale visant à suivre la trajectoire d’une éclipse totale du Soleil au-dessus de l’Afrique du Nord.

    Droite: Fond:

    Des ingénieurs vérifient l’équipement de surveillance à l’intérieur du prototype Concorde 001 le 25 juin 1973, avant la mission spéciale visant à suivre la trajectoire d’une éclipse totale du Soleil au-dessus de l’Afrique du Nord.

    Photographies de AFP, Getty Images

    Le premier prototype, Concorde 001, a volé en mars 1969. Trois ans plus tard, Liebenberg et Art Cox, un autre scientifique de Los Alamos, écrivaient à l’Institut national d’astronomie et de géophysique français pour demander à ce que le prototype Concorde puisse être utilisé pour observer la couronne solaire lors d’une éclipse totale. Grâce à l’aide d’astronomes français et britanniques, le vol a été approuvé : il devait avoir lieu juste avant que le prototype ne soit mis hors service, avant le début de son exploitation commerciale.

    En janvier 1973, Liebenberg préparait le vol à Paris et à Toulouse, et en avril, son équipement spécialisé avait été construit et livré. « Ce fut un processus remarquable, beaucoup de gens s’étant investis pour nous aider au LANL », dit-il, toujours reconnaissant cinquante ans plus tard. Des hublots ont été percés dans le fuselage du Concorde 001 pour accueillir les caméras, et les sièges passagers inutiles ont été retirés pour laisser place aux équipements.

    En tête de liste des observations de Liebenberg figurait le chronométrage des cycles solaires. Ce que l’on appelle la « périodicité » avait été observée à la surface du Soleil à la fin des années 1960, mais elle n’avait jamais été enregistrée ni confirmée sur une longue période.

    Le Concorde a décollé de l’île volcanique de la Grande Canarie, dans les îles Canaries, et a poursuivi l’ombre de la Lune à travers l’Afrique. L’équipe a assisté à 74 minutes de totalité continue puis a une deuxième totalité de 7 minutes, et une troisième de 12 minutes. Ils ont profité de ces deuxième et troisième incursions dans l’ombre de la Lune pour prendre des photos à des altitudes encore plus élevées.

    Comme prévu, l’équipe a été la première à prendre en photo des pulsations d’intensité de longue période de la couronne. « Nos résultats ont fourni les premières preuves d’une périodicité de cinq minutes », explique Liebenberg.

    À l’atterrissage au Tchad, le pilote d’essai français André Turcat a informé l’Associated Press de la réussite du vol. Les journaux du monde entier ont publié les images de l’éclipse et un court documentaire français a même été réalisé.

    Pourtant, l’expédition n’a mené à aucune découverte majeure. Les expériences menées à bord du Concorde ont produit des résultats restés largement inexploités. Même la mesure des oscillations de cinq minutes de l’intensité coronale n’a pas donné lieu à de nouvelles découvertes scientifiques. « Étrangement, aucun résultat significatif n’a été publié à la suite de ces travaux », déclare Reardon, de l’Observatoire solaire national, également professeur vacataire d’astronomie à l’université du Colorado à Boulder.

    Comprendre : le Soleil

    Les expériences ont produit de grandes quantités de photos sur pellicule. « Pour être utiles à l’analyse, la plupart des données devaient être converties au format numérique, ce qui représentait un coût important », explique Reardon. « Serge Koutchmy m’a dit il y a quelques années qu’il possédait plusieurs centaines de pellicules 35 mm du vol qui n’ont jamais été numérisées », ajoute-t-il en faisant référence à l’un des participants à la mission, décédé en mai 2023.

    « Dans l’ensemble, les résultats scientifiques n’ont pas été aussi bluffants que le vol lui-même », résume Reardon.

    Si les résultats scientifiques n’ont rien apporté de révolutionnaire, le dernier vol du Concorde 001 a lui véritablement repoussé les limites de l’observation solaire aérienne. L’objectif de la mission, qui consistait à voler le plus longtemps possible dans la trajectoire de la totalité, reste encore pertinent pour la recherche sur les éclipses.

    Le Concorde lui-même, cependant, était condamné à rester un avion de niche. Après un accident mortel en 2000 et une réputation bien méritée de consommation excessive de carburant, les vols commerciaux du Concorde ont pris fin en 2003. Depuis, aucun avion de ligne supersonique n’a été exploité.

     

    LA CHASSE AUX ÉCLIPSES AU 21E SIÈCLE 

    Samra, la chercheuse du Centre d’astrophysique qui planifie une nouvelle chasse à l’éclipse à bord d’un Gulfstream V, admet qu’elle ne savait pas grand-chose du vol de 1973. Après avoir examiné l’expédition précédente, elle a reconnu des similitudes dans leur approche. Comme l’équipe de 1973, elle n’a pas l’intention de vérifier des idées préexistantes, mais d’essayer de trouver quelque chose de nouveau. « Il y a comme parallèle le fait que leur démarche était avant tout exploratoire », explique Samra.

    Son objectif est d’identifier les signaux infrarouges moyens qui changent subtilement sous l’influence du champ magnétique du Soleil. Si ces émissions spécifiques peuvent servir d’outils de diagnostic, elles pourraient être utilisées pour déterminer le moment où des régions du champ magnétique commencent à emmagasiner de l’énergie, signe précurseur de violentes éjections de masse.

    Il n’y a jamais eu autant de moyens qu’aujourd’hui d’observer la couronne, dont une couverture satellite continue dans les longueurs d’onde de l’ultraviolet ou des rayons X et des balayages à l’aide de coronographes qui bloquent le disque solaire, comme sur le télescope solaire Inouye à Hawaï. L’imagerie infrarouge ne risque cependant pas d’être mise au rebut puisqu’elle permet de saisir des détails invisibles dans d’autres longueurs d’onde, comme les grains de poussière surchauffés qui tourbillonnent autour du Soleil.

    En 2021, Samra a testé en vol le Airborne Stabilized Platform for InfraRed Experiments  (ASPIRE), un instrument de suivi solaire à grande ouverture pour le Gulfstream V. Lors de l’éclipse nord-américaine de 2024, l’ASPIRE transmettra des photos à un spectromètre personnalisé appelé AirSpec afin d’examiner la configuration du champ magnétique du Soleil dans les longueurs d’onde infrarouges. « On a fait beaucoup de progrès en vingt ans dans les détecteurs infrarouges, en particulier parmi ceux commercialisés », explique Samra. « Les mesures que nous pourrons obtenir étaient inenvisageables en 1973. C’est ça qui fait la différence. »

    Samra et son équipe doivent d’abord prouver que l’on peut mieux observer de très courts segments du spectre infrarouge depuis les airs que depuis les observatoires existants. Il faudra ensuite prouver l’utilité de ces émissions en tant qu’outils de diagnostic solaire lors d’un futur vol en ballon à haute altitude. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’un capteur pour satellite pourra être optimisé à des fins d’observation ou pour servir de système d’alerte précoce.

    L’année prochaine, Samra volera à plus de 12 000 mètres d’altitude et assistera pendant environ six minutes à la totalité de l’éclipse. « Je suis un peu jalouse de leur temps d’observation », avoue-t-elle à propos du vol de 1973. « J’ai participé une fois à un vol de neuf minutes pendant une éclipse, et c’était juste assez pour se détendre. »

    Liebenberg, qui est toujours astronome et surveille encore les émissions de la couronne solaire tout en étudiant la physique de la matière condensée, a suivi avec intérêt les progrès du projet Gulfstream. « Il y a un an ou deux, j’ai abordé certains de leurs premiers résultats dans le cadre d’un cours dispensé au Osher Lifelong Learning Institute », explique-t-il. « On en sait de plus en plus. »

    L’avenir est fascinant, mais Liebenberg se souvient de 1973 comme si c’était hier. Cinquante ans plus tard, il se rappelle encore son passage dans l’ombre de la Lune à la vitesse Mach 2,2. « L’extrême obscurité du ciel pendant la totalité, c’est ce qu’il y a de plus mémorable. »

    GettyImages-973344242

    Un avion Concorde en approche finale au coucher du Soleil.

    PHOTOGRAPHIE DE aviation-images.com, Universal Images Group, Getty Images

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

    les plus populaires

      voir plus
      loading

      Découvrez National Geographic

      • Animaux
      • Environnement
      • Histoire
      • Sciences
      • Voyage® & Adventure
      • Photographie
      • Espace

      À propos de National Geographic

      S'Abonner

      • Magazines
      • Livres
      • Disney+

      Nous suivre

      Copyright © 1996-2015 National Geographic Society. Copyright © 2015-2024 National Geographic Partners, LLC. Tous droits réservés.