Cet immense iceberg cachait un riche écosystème marin confiné depuis des siècles
Le détachement d'un iceberg géant a révélé une grande communauté de créatures marines. Une nouvelle preuve que la vie peut prospérer même lorsqu'elle est enfermée sous une épaisse couche de glace.

Une grande éponge, un groupe d'anémones et d'autres formes de vie à près de 230 mètres de profondeur, dans une zone du fond marin qui, jusqu'à très récemment, était recouverte par la plateforme de glace George VI, un glacier flottant de l'Antarctique. Les éponges grandissent généralement très lentement, parfois de moins de 2 centimètres par an. La taille de ce spécimen suggère donc que cette communauté est active depuis des décennies, voire des siècles.
Le 13 janvier, un iceberg de la taille de Chicago s’est détaché de l’immense plateforme de glace George VI, en Antarctique. Des scientifiques, qui se trouvaient non loin de là à bord d’un navire de recherche, ont alors décidé de se rendre sur place afin d’observer le fond marin qui venait d’être dévoilé au grand jour.
Presque toutes les parties des océans abritent la vie, des eaux peu profondes ensoleillées jusqu’au noir complet des profondeurs, parfois volcaniques, c’est pourquoi l’équipe de recherche du navire R/V Falkor (too) de l’Institut Schmidt de l’océan s’attendait à trouver des animaux sur place. En revanche, les scientifiques ne pensaient pas faire la découverte d’une forêt d’éponges, d’araignées de mer géantes, de poissons des glaces, de pieuvres, d’énormes coraux, d’anémones et d’envoûtantes méduses des profondeurs. Une véritable effusion de vie qui était jusqu’alors confinée sous l’épaisse couche de glace de l’iceberg.
La vie marine est connue pour sa grande capacité d’adaptation et son extrême résilience. « Ce n’est pas une absolue surprise d’y trouver de la vie », commente Sasha Montelli, géophysicien et glaciologue à l’University College de Londres et membre de l’équipe de l’expédition. Cependant, « les biologistes ont été vraiment surpris par toute la richesse de cette dernière. Elle était pleine de couleurs, tout bonnement spectaculaire. »
« Cela nous révèle que nous avons là des écosystèmes prospères, diversifiés et bien établis sous la plateforme de glace », indique Patricia Esquete, écologiste marine à l’Université d’Aveiro, au Portugal, et membre de l’expédition. Cette diversité offre aux scientifiques une véritable énigme à résoudre.

Une pieuvre repose sur le fond marin à 1 130 mètres de profondeur dans la mer de Bellingshausen, au large de l'Antarctique. L'écosystème abrite plusieurs ravines sous-marines.
En effet, si les nutriments des écosystèmes des grands fonds proviennent habituellement de la surface de la mer, cette zone était quant à elle recouverte d’un toit de glace de 150 mètres d’épaisseur, et ce pendant ce qui semble être une éternité. Cela implique que ces créatures parvenaient à obtenir leurs nutriments d’une tout autre manière.
« Quels sont les mécanismes qui permettent à ces écosystèmes d’exister et de prospérer ? », demande Esquete. L’équipe de l’expédition espère que l’énorme quantité de données océaniques et environnementales recueillies sur le site apportera des réponses concrètes et permettra de déterminer si certains des animaux retrouvés étaient ou non déjà connus de la science.
« Ce sera réellement passionnant de voir ce qu’ils trouveront », admet Jon Copley, écologiste des grands fonds à l’Université de Southampton, qui ne faisait pas partie de l’expédition.
UNE DÉCOUVERTE INATTENDUE
Le R/V Falkor (too) parcourt le monde dans l’espoir d’apporter des réponses à toutes sortes de mystères marins. Ainsi, en janvier, le navire explorait les eaux glaciales de l’Antarctique. Tandis que les écologues étaient à la recherche d’étranges formes de vie, les océanographes physiciens et les géoscientifiques étudiaient l’océan Austral, qui constitue un important puits de carbone.
Alors qu’ils naviguaient dans la mer de Bellingshausen, les chercheurs ont examiné leur vue satellite de la région, qui est mise à jour presque quotidiennement. « Nous nous sommes aperçus que, juste à côté, un énorme iceberg était en train de se détacher », se souvient Montelli. A-84, nom donné par la suite à l’iceberg en question, venait de se séparer de la péninsule antarctique avant de dériver rapidement.

Cette méduse fantôme géante peut atteindre une taille gigantesque : son ombrelle peut dépasser le mètre de diamètre, tandis que ses quatre bras peuvent s'étirer sur plus de 10 mètres de long.
Les plateformes de glace et leurs parties inférieures sont toujours difficiles à étudier. Par chance, en se détachant, A-84 a ainsi permis de dévoiler une zone de 540 kilomètres carrés de plancher océanique qui pouvait désormais être explorée librement.
« Nous avons immédiatement décidé de modifier le plan d’échantillonnage et de nous rendre dans la zone qui, jusque-là, était recouverte de glace », explique Laura Cimoli, océanographe physique à l’Université de Cambridge, qui a mené l’effort océanographique de l’expédition.
À l’arrivée du navire, les scientifiques n’ont pas perdu de temps pour déployer leur technologie de surveillance, dont leur submersible télécommandé, SuBastian, et leurs robots autonomes chargés de recueillir des informations relatives aux propriétés de la colonne d’eau.
Très vite, les membres de l’équipe se sont rendu compte que la zone abritait bien plus de vie que ce qu’ils pensaient. « Il y avait de nombreuses espèces, occupant diverses niches écologiques et présentant des caractéristiques fonctionnelles variées », décrit Esquete.
Pour déterminer l’âge de l’écosystème, les chercheurs se sont tournés vers les éponges. Verdict : ces animaux marins, dont la croissance est généralement très lente, de l’ordre de seulement 2 centimètres par an, étaient si grands qu’ils devaient y vivre depuis plusieurs décennies, voire plusieurs siècles.
LE RÔLE DES RIVIÈRES SOUS-MARINES
La découverte de ces formes de vie dans cet environnement n’est pas nécessairement surprenante.
« De nombreux animaux prospèrent dans des habitats sombres et froids. Il n’est donc pas absurde que cette communauté ait pu s’établir sous la plateforme, qui, en plus de la dissimuler, la protégeait également des activités de surface et de l’exploitation », explique Danielle DeLeo, biologiste spécialiste des grands fonds à l’Université internationale de Floride, qui n’a pas participé à l’expédition.
Cependant, il est étrange de voir une telle pluralité de formes de vie différentes dans ce qui était, jusqu’à très récemment, un environnement confiné. L'écosystème ressemblait même à ceux « que l’on peut trouver dans les fonds marins de l’Antarctique qui ne sont pas recouverts de glace », indique Copley, mais comment est-ce possible ?
Les phytoplanctons prospèrent dans les eaux peu profondes qui reçoivent la lumière du soleil. La nuit, ces algues unicellulaires sont dévorées par le krill, un petit crustacé qui, lorsqu’il est rassasié, s’enfonce dans les profondeurs, apportant avec lui des nutriments qu’il répand au fond de la mer, notamment par le biais de ses excréments, qui fertilisent et nourrissent les espèces animales et végétales qui y vivent.

L'écologiste marin Christian Aldea examine une étoile de mer au microscope dans le laboratoire du navire de recherche Falkor (too).
Cependant, lorsqu’une immense plaque de glace est suspendue au-dessus du plancher océanique, ce processus ne peut pas avoir lieu. En théorie, le phytoplancton ne devrait pas recevoir de lumière et ne pourrait donc pas prospérer, empêchant ainsi l’arrivée des nutriments dans les profondeurs.
« Nous nous attendions à ce que ces écosystèmes, qui ne peuvent pas être nourris grâce à la photosynthèse qui se produit à la surface, soient plus appauvris et moins bien établis », confie Esquete.
La richesse de l’écosystème qu’ils ont découvert suggère que « toute nourriture arrivée sur place a dû être transportée par les courants avant de se glisser sous la plateforme de glace », indique Copley. Les océanographes ayant cartographié les rivières sous-marines qui se jettent dans cette partie de l’Antarctique avant d’en ressortir, cette option est tout à fait plausible.
« Le fait que nous ayons trouvé des espèces dotées d’une longue durée de vie suggère que le transport latéral, principalement composé d’eau de fonte glaciaire provenant de la plateforme de glace George VI, pourrait être la source des nutriments nécessaires à la vie florissante trouvée sous la plateforme de glace récemment découverte », affirme Cimoli.
Avec autant d’échantillons biologiques, géologiques et chimiques à traiter, de nombreuses questions restent en suspens. Esquete se demande notamment comment l’écosystème va se développer maintenant que son toit de glace a disparu.
De son côté, Cimoli se dit curieuse de savoir comment la formation de l’iceberg a bouleversé la partie supérieure de l’océan et introduit des turbulences dans ses différentes couches. Elle se questionne également quant aux effets de son détachement sur la circulation océanique dans la région.
Les écologistes, quant à eux, ont acquis en très peu de temps une grande quantité de connaissances sur les profondeurs de l’Antarctique, qu’ils doivent désormais étudier.
Grâce à A-84, ils disposent aujourd’hui d’un aperçu « de toute l’étendue de la très riche vie qu’abritent les fonds marins de l’Antarctique en dessous de la plateforme de glace flottante », explique Copley.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.
