Les traumatismes peuvent-ils se transmettre par les gènes ?

Une expérience bouleversante « ne disparaît pas quand vous mourez. Elle vous survit. »

De Andrea Cooper
Publication 14 juin 2024, 14:46 CEST

Les éléments scientifiques qui suggèrent que les traumatismes émotionnels peuvent transcender les générations en modifiant l’activation et l’inhibition de certains gènes chez les descendants s’accumulent.

PHOTOGRAPHIE DE Tek Image, SCIENCE PHOTO LIBRARY

De nouveaux éléments suggèrent que les effets d’un traumatisme (guerre, génocide, abus, facteurs environnementaux…) pourraient se transmettre génétiquement d’une génération à la suivante.

L’épigénétique est l’étude de la façon dont les gènes s’activent et s’inhibent. Ce processus moléculaire, que l’on appelle « expression génique », stimule l’activité de certains gènes et en réduit d’autres au silence par l’ajout et par le retrait de marqueurs chimiques (des groupes méthyles) sur les gènes. De multitples études ont déjà suggéré qu’il pouvait s’agir d’un mécanisme par lequel le traumatisme d’un parent pourrait se trouver imprimé dans les gènes de sa descendance ; les effets épigénétiques pourraient d’ailleurs être multigénérationnels.

Ce champ « touche à toutes les questions que l’humanité se pose depuis qu’elle parcourt cette planète », affirme Moshe Szyf, professeur de pharmacologie à l’Université McGill. « À quel point notre destinée est-elle prédéterminée ? Quelle part contrôlons-nous ? »

Pour certaines personnes, l’idée que nous puissions porter l’héritage d’un traumatisme est logique, car cela valide le sentiment qu’elles ont d’être plus que la somme de leurs expériences.

« Si vous avez l’impression d’avoir été affecté par un événement on ne peut plus traumatique, difficile, bouleversant dont votre mère ou votre père a fait l’expérience, eh bien il y a une raison à cela », explique Rachel Yehuda, professeure de psychiatrie et de neurosciences des traumatismes au Mount Sinai, à New York. Selon ses dires, ses recherches attirent l’attention sur un petit « signal » épigénétique qui montre qu’une expérience bouleversante ne « disparaît pas quand vous mourez ». « Elle vous survit sous une certaine forme. »

Pour comprendre comment le traumatisme émotionnel peut transcender les générations, il est bon de penser à la distinction entre génome (c’est-à-dire l’ensemble de l’ADN présent dans le corps) et l’épigénome. Isabelle Mansuy, professeure de neuroépigénétique à l’Université de Zürich, compare cela à la différence entre software et hardware, entre logiciel et matériel informatique. Vous avez besoin du « hardware » du génome pour fonctionner. Mais c’est le « software » épigénétique qui dit aux gènes du génome comment fonctionner.

« En permanence, dans chaque cellule, à chaque instant, l’épigénome change », révèle-t-elle. Il réagit à toutes sortes de facteurs environnementaux, des expositions chimiques aux déficits nutritionnels. L’épigénome détermine quels gènes seront activés à un moment donné et lesquels demeureront inhibés.

 

SANTÉ MENTALE DANS LA GÉNÉRATION QUI SUIT LE TRAUMATISME

Rachel Yehuda a découvert un marqueur épigénétique chez les rescapés de la Shoah et chez leurs descendants, un groupe plus exposé aux problèmes de santé mentale. En 2015, elle a évalué trente-deux rescapés ainsi que leurs enfants adultes en examinant le gène FKBP5, un gène associé à l’anxiété et à d’autres troubles mentaux.

En extrayant de l’ADN d’échantillons sanguins, l’équipe a identifié des changements épigénétiques dans la même région du gène chez les rescapés et chez leurs enfants ; mais ces modifications étaient absentes dans l’ADN d’un petit groupe de parents juifs et de leur descendance vivant en dehors de l’Europe et n’ayant pas vécu la Shoah.

Dans une étude ultérieure publiée en 2020, Rachel Yehuda a examiné une cohorte plus importante de sujets et s’est intéressée à des variables telles que le sexe et l’âge du parent durant la Shoah. Elle a alors scruté la méthylation de l’ADN, l’une des méthodes que l’épigénome utilise pour activer ou inhiber des gènes. La méthylation de l’ADN ajoute généralement un marqueur chimique à l’ADN ; la déméthylation le retire.

Rachel Yehuda a découvert que le taux de déméthylation de l’ADN dans le gène FKBP5 était plus faible chez les enfants dont la mère avait survécu à la Shoah que chez les Juifs du groupe témoin dont les parents n’avaient pas connu la Shoah. Certaines études ont associé une réduction de la méthylation de l’ADN sur le gène FKBP5 à un risque accru de troubles tels que le syndrome de stress post-traumatique (SSPT) chez l’adulte. Les résultats suggéraient que le traumatisme d’une mère, même s’il s’était produit durant l’enfance, pouvait donner lieu à des changements épigénétiques dans l’ADN contenus dans ses ovules et ainsi avoir une influence sur la santé mentale de ses enfants.

Une étude de 2019 portant sur des vétérans australiens masculins de la guerre du Vietnam fournit des pistes supplémentaires quant à la façon dont le traumatisme peut transcender les générations.

Des chercheurs ont pisté les différences de méthylation dans l’ADN contenu dans le sperme de vétérans souffrant de SSPT et l’ont comparé à l’ADN de ceux n’étant pas atteint de ce trouble. Dix régions de l’ADN des vétérans souffrant de SSPT présentaient des schémas de méthylation différents par rapport à l’ADN de vétérans sans SSPT. Les changements étaient présents sur neuf gènes différents associés à des troubles psychiatriques comme le SSPT.

D’après l’étude, les schémas de méthylation chez les vétérans atteints de SSPT étaient liés à des problèmes de santé mentale diagnostiqués à leurs enfants. Dans leurs résultats, les chercheurs identifient également un unique schéma de modifications génétiques susceptible d’être hérité, « en particulier [des modifications] associés à la réaction de stress », selon Divya Mehta, enseignante-chercheuse à l’Université technologique du Queensland, en Australie.

 

SYMPTÔMES TRAUMATIQUES CHEZ LES PARENTS ET LEUR DESCENDANCE

Étant donné la longue durée de vie des humains et leur longue période de gestation, il est bien plus commode pour les chercheurs de s’intéresser aux traumatismes hérités chez les souris ou chez les rats, qui donnent plusieurs portées par an. Dans une série d’expériences visant à  comprendre comment les animaux sont susceptibles de transmettre des informations concernant un traumatisme ancestral à leur descendance, Brian Dias, maître de conférences membre du Programme de développement neuroscientifique et neurogénétique de l’Université de Californie du Sud, a exposé des souris à un composé chimique à l’odeur semblable à celle des fleurs de cerisier et conjuguait cette odeur à une légère décharge électrique.

Les souris, naturellement, apprenaient à craindre l’odeur. Les deux générations suivantes de souris sursautaient lorsqu’elles sentaient l’odeur alors même qu’elles n’y avaient jamais été exposées. Brian Dias a par la suite répété l’expérience avec un autre composé chimique sentant l’amande. Cette fois-ci, un sous-groupe de souris a été soumis à la combinaison odeur / décharge ; et par la suite, on l’a exposé à l’odeur sans administrer la décharge. Avec le temps, ces souris n’interprétaient plus l’odeur comme une menace. Leur progéniture ne craignait plus l’odeur non plus.

Le mot « héritage » ne veut pas dire ici que les enfants présenteront toujours les mêmes signes de traumatisme que les parents. Dans plusieurs études, Isabelle Mansuy a enquêté sur les effets épigénétiques causés par la séparation, chez les souris, des mères et de leurs petits ; les mères ayant également été exposées à des facteurs de stress durant les séparations.

Comment un facteur de stress tel que la séparation de la mère pouvait-il déclencher des changements épigénétiques chez les petits ? Nous ne le savons pas exactement, reconnaît-elle. Le mécanisme liant le stress à l’épigénome dans le cerveau et dans certaines cellules « n’est pas bien compris ».

Malgré tout, l’étude montre que les petits et leur descendance souffraient de dépression et de pertes de mémoire et présentaient des comportements à risque, par exemple une incapacité à évaluer des dangers potentiels, entre autres changements comportementaux. Tandis que la dépression et les pertes de mémoires s’étendaient jusqu’à la troisième génération, la prise de risque ne commençait à diminuer, elle, qu’après la cinquième génération.

Notre destin est-il déterminé par notre ADN ?

« Il est remarquable que certains des symptômes restent si longtemps », s’étonne Isabelle Mansuy. Quand les symptômes se sont estompés, cette dernière a découvert que la méthylation de l’ADN était modifiée dans le sperme et dans le cerveau des mâles de la descendance.

 

TRAUMATISMES LIÉS À DES CAUSES ENVIRONNEMENTALES

Un traumatisme, ce n’est pas que le résultat d’événements dévastateurs tels que la maltraitance sur enfants ou la guerre. L’ADN peut également être marqué par certaines causes environnementales.

Une étude pionnière, publiée en 2005, a cherché à savoir si l’exposition à la vinclozoline, un fongicide agricole, pouvait affecter le sexe de la progéniture des femelles enceintes chez les rats. Ce n’était pas le cas.

Cependant, quand un jeune mâle atteignait l’âge d’un an, les chercheurs remarquaient qu’un pourcentage élevé de ses cellules germinales mouraient. La même chose se produisait chez les trois générations suivantes, bien que seules les mères enceintes aient été exposées à la vinclozoline.

C’était là « la première observation d’un héritage non génétique », explique Michael Skinner, chercheur principal de l’étude et directeur-fondateur du Centre de biologie reproductive de l’Université d’État de Washington. Michael Skinner et ses collègues ont observé des schémas de méthylation de l’ADN modifiés. « Le sperme comportait une modification épigénétique et la transmettait à la génération suivante. »

Michael Skinner a par la suite testé l’exposition de rats au glyphosate, un herbicide. Ce produit chimique ne nuisait pas à la progéniture des rats. Mais chez les troisième et quatrième générations (les petits-enfants et les arrière-petits-enfants), le taux de maladies de la prostate, des reins et des ovaires, mais aussi le taux d’obésité et d’anomalies congénitales, était accru. L’examen du sperme révélait des modifications de la méthylation de l’ADN liés à la fréquence accrue des maladies.

L’étude suggère que bien qu’ils aient sauté une génération, les effets du glyphosate se transmettaient de manière épigénétique aux générations futures.

 

INVERSER LES CHANGEMENTS ÉPIGÉNÉTIQUES

Si ces études semblent préoccupantes, des éléments préliminaires suggèrent qu’il pourrait être possible d’annuler certains changements épigénétiques.

Isabelle Mansuy et ses collègues ont formulé l’hypothèse qu’un environnement enrichi puisse atténuer les comportements associés aux traumatismes. Dans plusieurs expériences, elle a placé des souris adultes traumatisées durant l’enfance dans des cages comprenant roues, jouets et labyrinthe avec plusieurs autres souris. Par rapport aux souris traumatisées restées dans des cages normales, les souris traumatisées évoluant dans un contexte plus stimulant ne présentaient pas de symptômes de comportement traumatique. Et leur descendance non plus.

Isabelle Mansuy a constaté des différences sur le gène récepteur des glucocorticoïdes, qui participe à la régulation de la réaction du corps au stress, entre les souris qui bénéficiaient d’un enrichissement et celles pour qui ce n’était pas le cas. À en croire les résultats, les effets épigénétiques du traumatisme avaient été corrigés. Si l’étude ne s’intéressait qu’à ce gène, Isabelle Mansuy a élargi son champ d’étude à d’autres gènes et devrait publier de nouvelles données sous peu.

Moshe Szyf a découvert qu’il était possible d’annuler les effets de la méthylation de l’ADN chez les rats anxieux à cause d’un manque d’un maternage déficient. Une fois arrivés à l’âge adulte, il leur injectait un médicament (la trichostatine A) et a constaté que les souris montraient moins de signes de stress et « commençaient à se comporter comme des animaux n’étant pas confronté à ce type d’adversité précoce », explique-t-il. Le médicament entraînait également une déméthylation de l’ADN, c’est-à-dire un retrait des marqueurs, sur le gène récepteur des glucocorticoïdes qu’Isabelle Mansuy étudiait.

Certaines études suggèrent que même l’exercice physique peut influencer l’épigénome. Michael Skinner a étudié soixante-dix paires de jumeaux humains identiques ayant accepté que l’on surveille leur niveau d’exercice. Chez les jumeaux plus actifs physiquement, les taux d’obésité et de maladies métaboliques étaient plus faibles. Et leur épigénome changeait également. Les jumeaux qui faisaient plus d’exercice avaient également sur leurs gènes des marqueurs chimiques associés à une moindre survenue de syndromes métaboliques.

« Tous les facteurs environnementaux, des agents toxiques à l’alimentation en passant par l’exercice physique et le changement climatique » ont un impact sur la santé par le biais de l’épigénétique, prévient Michael Skinner.

 

FAIRE FACE À L’ADVERSITÉ

Bien qu’il soit facile de se focaliser sur les aspects négatifs qu’il y a à potentiellement hériter des effets d’un traumatisme, les changements épigénétiques peuvent également aider les générations suivantes en activant des gènes qui permettront à la descendance de faire face à l’adversité.

« C’est selon moi ce qui se produit, affirme Rachel Yehuda. Mais cela dépend. Si vous ne vivez pas dans l’adversité, vous allez peut-être devenir hyper-vigilant. Et si vous vivez dans l’adversité, vous disposez peut-être de compétences pour l’affronter affinées par les leçons de vie du passé d’une manière ou d’une autre. »

Selon Brian Dias, avec l’avènement de technologies comme le séquençage de nouvelle génération, qui permet aux chercheurs d’analyser des types de cellules et la façon dont elles réagissent à certains facteurs de stress, « nous sommes désormais dans un âge d’or » de l’exploration. Ses recherches actuelles se penchent sur la mesure dans laquelle les spermatozoïdes sont « marqués » avant que les effets du traumatisme ne soient transmis, sur la durabilité de ces marqueurs et sur la façon dont les embryons pourraient être porteurs de l’empreinte d’un traumatisme.

Comment se fait-il que nous puissions hériter des effets des traumatismes endurés par nos parents ou par nos ancêtres ? De nouveaux chapitres scientifiques devront s’écrire pour pouvoir répondre à cette question. Mais certains scientifiques ne sont pas convaincus par les preuves mises en avant jusqu’ici.

« Je ne pense pas qu’aucune étude ait rempli les critères de preuves nécessaires pour pouvoir affirmer que cela se produit plausiblement chez les mammifères », tempère John Greally, directeur de la génomique et professeur de génétique à l’École de médecine Albert-Einstein à New York. Il s’inquiète de ce que ces études « aggravent en fait les dégâts », car des personnes de communautés souffrant de traumatismes multi-générationnels, comme les Amérindiens, « pourraient avoir le sentiment qu’elles sont intrinsèquement abîmées et qu’il n’y a rien qu’elles puissent y faire » tout en se détournant de façons de s’attaquer aux causes bien réelles des traumatismes.

D’autres critiques ont observé que de nombreux marqueurs de la méthylation de l’ADN sur les gènes sont éliminés lorsque spermatozoïdes et ovules humains s’unissent. Ainsi que le remarque Brian Dias, il existe des articles de recherche qui ont montré que certains gènes ressortent de ce processus avec des marqueurs intacts. Pourtant, il fait partie de ceux qui conviennent qu’il faut davantage de recherches pour prouver ces mécanismes de transmission.

Ce qui est clair en revanche, c’est que l’humanité a appris à gérer les effets de ces traumatismes, qu’ils soient hérités ou non. Autrement, nous ne serions pas là. Selon Moshe Szyf, la résilience est le trait le plus dominant, « autrement nous ne survivrions pas en tant que race ».

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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