Le "body shaming", une stigmatisation encore trop répandue

Il est prouvé que les remarques désobligeantes sur le poids sont le plus souvent inutilement blessantes, voire néfastes. Alors pourquoi les médecins et l'entourage des personnes en surpoids continuent-ils de les faire ?

De Meryl Davids Landau
Publication 23 mars 2023, 16:39 CET
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La stigmatisation d’une personne vis-à-vis de son poids est « la dernière forme de préjugé acceptable », déclare A. Janet Tomiyama, professeure de psychologie à l’Université de Californie à Los Angeles.

PHOTOGRAPHIE DE Karen Kasmauski, Nat Geo Image Collection

Il y a quelques années, Pauline Sobelman, consultante en prestations sociales de 52 ans vivant à New York, a ressenti une sensation d’oppression dans la poitrine. Inquiète qu’il puisse s’agir d’un signe de problème cardiaque grave, elle a immédiatement consulté un médecin. Le premier problème rencontré par Pauline, qui mesure 1m55 pour 90 kg, a été qu’aucune des blouses de la salle d’examen n’était à sa taille (3XL). Quand le médecin est entré, elle se souvient qu’il a regardé son corps se répandre hors de la blouse trop petite et a exprimé son dégoût en écarquillant les yeux et en faisant la grimace. Un regard que Pauline n’oubliera jamais

« J’ai éprouvé un incroyable sentiment de honte, que mon médecin soit atterré en regardant mon corps », se souvient-elle.

Bien que le médecin ait correctement diagnostiqué sa maladie (le syndrome de Tietze, une inflammation du cartilage du sternum), Pauline n’est jamais revenue le voir et a évité autant que possible les médecins depuis. Dernièrement, lorsqu’elle a eu besoin d’aide pour un problème de vessie, elle a appelé une nouvelle médecin avant sa visite pour s’assurer qu’elle était tolérante vis-à-vis des corps avec de l’embonpoint. Pauline n’est pas la seule à avoir été rabaissée à cause de son poids par un professionnel de santé ou bien par qui que ce soit d’autre dans n’importe quelle sphère de la société.

La stigmatisation de personnes en raison de leur poids est « la dernière forme de préjugé acceptable », estime A. Janet Tomiyama, professeure de psychologie de l’Université de Californie à Los Angeles et chercheuse éminente dans ce domaine.

Depuis plusieurs années, des scientifiques documentent ce que les personnes ayant un poids élevé ont compris depuis bien longtemps : le stigmate du poids est monnaie courante et a un impact grave sur les personnes qui en font l'objet. Cela peut causer des dépressions, de l’anxiété et des troubles alimentaires, influer sur la santé mentale, avoir un effet néfaste sur la santé cardiaque et même entraîner la mort.

Aux Etats-Unis, le problème se fait plus pressant depuis le mois de janvier et la publication par l’Académie américaine de pédiatrie de recommandations préconisant un traitement agressif pour les enfants et adolescents en surpoids. Celles-ci encouragent les familles à faire attention au corps de leurs enfants même si, tancent les critiques, les adolescents en proie à des vexations liées au poids ont plus de chances d’être obèses à la trentaine. D’après une enquête réalisée auprès de 2 000 adolescents et publiée en avril dernier, près de la moitié des répondants préfèrent ne jamais discuter de leur poids avec leurs parents, quand bien même beaucoup d’entre eux entendent principalement des messages positifs et tolérants de leur part.

D’après Mary Himmelstein, maître de conférences en sciences psychologiques à l’Université d’État de Kent, il n’est pas rare que des personnes en surpoids fassent subir à d’autres des vexations liées au poids. Par exemple, selon elle, bien que près de 42 % des Américains aient un indice de masse corporelle (IMC) qui les place en situation d’obésité, certains d’entre eux n’éprouvent pas de gêne à se moquer d’autres personnes corpulentes.

Dans certains cas, familles et professionnels de santé sont persuadés que le fait de reprocher son poids à une personne peut inciter cette dernière à en perdre, explique Rebecca Puhl, directrice adjointe du Centre Rudd de politique alimentaire et de santé de l’Université du Connecticut. Mais les recherches tendent à prouver que ces remarques ont l'effet inverse. « Quand les gens ressentent de la honte vis-à-vis de leur poids, cela accroît en fait leur risque de prendre du poids avec le temps », explique-t-elle.

D’autres se sentent autorisés à émettre un jugement sur les personnes corpulentes, car ils les voient représentées dans les films et dans les séries sous les traits de personnages négligents, désagréables et incontrôlables. De plus, comme le rappelle A. Janet Tomiyama, sur les réseaux sociaux, des utilisateurs sont régulièrement ciblés en raison de leur poids en toute impunité.

Cela est dû au fait qu’on s’imagine que le poids relève de la maîtrise d’un individu, alors même que la science montre que de nombreux facteurs (la génétique, l’environnement physique et culturel, la présence de bactérie dans l’intestin) jouent un rôle et que le fait de faire un régime ne permet pas de perdre du poids sur le long terme.

« Il y a cette idée que les gens ont un poids plus élevé à cause de leur fainéantise », constate Mary Himmelstein. C’est, dit-elle, devenu signe d’un manque de volonté, car les gens pensent que les personnes concernées pourraient perdre du poids si elles le voulaient, quand bien même la plupart des personnes en surpoids essaient depuis des années en vain.

 

DÉPRESSION ET TROUBLES ALIMENTAIRES

Selon A. Janet Tomiyama, la morphologie la plus vénérée n’a pas toujours été celle des mannequins sveltes, car les morphologies que l’on révère reflètent généralement le mode de vie des personnes au pouvoir.

En d’autres temps, lorsque la nourriture était rare, la corpulence était signe de richesse. Au 20e siècle, la nourriture devenue abondante, l’idéal de beauté s’est inversé et les personnes plus corpulentes sont devenues moins désirables.

Ce stigmate affecte les personnes noires et hispaniques autant que les personnes blanches, et les hommes aussi bien que les femmes. Selon une enquête réalisée en 2020 par Rebecca Puhl et ses collègues, les jeunes adultes qui se faisaient une idée dévalorisante de leur corps avant la propagation du COVID-19 étaient durant la pandémie bien plus susceptibles que ceux n’ayant subi aucun stigmate de réagir au stress en plongeant dans un état dépressif ou en adoptant un comportement hyperphagique. Les stigmates liés au poids existent dans de nombreux pays occidentaux qui glorifient la minceur. Un sondage publié en 2021 dans la revue médicale PLOS One a documenté leur nature répandue chez 14 000 adultes à l’IMC élevé en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, en Australie, au Canada et aux États-Unis.

Il est important de noter que de nombreuses personnes brimées en raison leur poids et qui en viennent à avoir personnellement honte ne rentrent pas dans la définition médicale de l’obésité. Ces personnes, quoique plus minces, endurent néanmoins des effet nocifs semblables à ceux dont pâtit la santé des autres (anxiété, troubles alimentaires, etc.)

Les personnes faisant l’objet d’humiliations ont souvent tendance à éviter les environnements médicaux. Dans l’étude parue dans la revue PLOS One, deux tiers de ceux qui avaient été stigmatisés attribuent des mots blessants à leur médecin. Cependant, comme le rappelle Mary Himmelstein, manquer ainsi ses bilans de routine et remettre à plus tard ses rendez-vous ne fait qu’aggraver les conséquences sur la santé.

D’après Rebecca Puhl, même lorsqu’une personne brave l’indignité, il n’est pas rare que les médecins attribuent des symptômes de mauvaise santé au poids d’une personne, même lorsque d’autres facteurs sont plus susceptibles d’entrer en jeu. Cela est arrivé à Pauline Sobelman lorsqu’une douleur oculaire l’a obligée à se rendre chez son optométriste de longue date en 2020. Le médecin lui a annoncé qu’en raison de sa prise de poids depuis sa dernière visite, le diabète était probablement la cause de ses troubles de la vision. Nerveuse à cause de ce nouveau diagnostique, Pauline s’est précipitée dans un laboratoire pour faire des analyses sanguines, qui se sont avérées négatives. Le problème était en fait dû à une lentille de contact inadaptée, chose à laquelle le médecin n’avait pas pensé en premier lieu.

 

STIGMATISATION DES PERSONNES EN SURPOIDS ET HORMONES DU STRESS

Souvent, la stigmatisation des personnes en surpoids pousse ces dernières à s’alimenter autrement qu’elles ne le feraient en temps normal. Dans le cadre d’une expérience d’une journée en laboratoire, des chercheurs ont fait en sorte de stigmatiser des femmes en surpoids et se sont aperçus qu’elles grignotaient plus que celles qui n’avaient pas fait l’objet de brimades. En outre, Rebecca Puhl et Mary Himmelstein ont découvert que les personnes atteintes de diabète de type 2 régulièrement stigmatisées au point d’en arriver à convenir qu’il est normal qu’elles aient honte de leur poids sont plus susceptibles de se livrer à des comportements hyperphagiques.

Elles ont également moins tendance à pratiquer une activité physique, phénomène que d’autres chercheurs ont également documenté. « Une personne dont on se moque à cause de sa corpulence va être réticente à enfiler un ensemble ajusté et à aller à la salle de sport », commente A. Janet Tomiyama.

Selon elle, la stigmatisation liée au poids entraîne un cercle vicieux : quand une personne se sent rejetée, son cerveau produit du cortisol, l’hormone du stress, connue pour occasionner une envie excessive de nourriture, en particulier d’aliments gras et sucrés, et qui ordonne au corps de déposer du gras autour de l’abdomen. « En des temps ancestraux, quand survenait ce type de [réponse à un facteur de stress] vous pouviez vous enfuir ou bien vous battre », explique A. Janet Tomiyama. Aujourd’hui, cela fait juste prendre du poids à quelqu’un, ce qui conduit à la possibilité d’une nouvelle humiliation.

À ce jour, la quête des chercheurs pour découvrir des stratégies permettant de réduire les préjugés liés au poids dans notre société sont infructueuses. « Ils s’avèrent résistants à des interventions qui ont fonctionné avec d’autres groupes stigmatisés », explique Rebecca Puhl. Selon elle, la sensibilisation des personnes à l’origine de commentaires désobligeants aux facteurs complexes qui sous-tendent l’obésité aide par exemple pendant un temps sans que l’effet ne soit durable. Et si le fait d’encourager des personnes d’horizons ethniques différents à se connaître les unes les autres peut aider à combattre les préjugés raciaux, cela ne fonctionne pas dans le cas du poids, vraisemblablement parce que la plupart des gens connaissent déjà plusieurs individus en surpoids, observe-t-elle.

Rebecca Puhl est sceptique quant au fait que l’on puisse découvrir un remède miracle tant que les normes sociales n’auront pas considérablement évolué. « Les gens sont assaillis dans leur quotidien de messages qui renforcent la stigmatisation du [poids] plutôt que de la remettre en question, déplore-t-elle. Si nous voulons vraiment la réduire, c’est à des systèmes plus vates, plus généraux, de changer. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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