Le scepticisme vaccinal, une singularité française
La France compte parmi les nations qui éprouvent le plus de défiance envers la pratique vaccinale, avec le Japon et la Mongolie. Un paradoxe alors que notre pays a été l'un des pionniers des travaux sur la vaccination.
Dans ce dessin, le satiriste britannique James Gillray (1756 – 1815) caricature une scène dans une institution vaccinale, montrant le vaccin contre la variole administré à des jeunes femmes effrayées, et des vaches sortant de différentes parties du corps des gens. Les opposants à la vaccination avaient décrit des cas de personnes vaccinées développant des traits bovins, ce que Gillray reprend et exagère. Gravure en couleur publiée en 1802 par H. Humphrey, St. James's Street.
A ce jour, seuls 4 millions de Français de plus de 18 ans n’ont pas encore été vaccinés contre la COVID-19. Mais la méfiance à l’égard des vaccins s’est bruyamment exprimée dans l’Hexagone durant la pandémie, au cours de multiples manifestations. La France se singularise du reste par son scepticisme face à la vaccination en général. Selon une étude de la revue médicale britannique The Lancet publiée en 2020, elle compte parmi les nations du monde qui éprouvent le plus de défiance envers la pratique, avec le Japon et la Mongolie.
Un paradoxe alors que notre pays a été l'un des pionniers des travaux sur la vaccination avec Pasteur. Pourquoi tant de doutes ? Maître de conférences d’histoire moderne à l’Université de Bourgogne, Laurent-Henri Vignaud est co-auteur d’un livre qui analyse le front du refus vaccinal à travers le monde depuis le 18esiècle. Ses conclusions : l’opposition aux vaccins se nourrit dans une large mesure des mêmes arguments à travers les siècles. En la matière, la France a connu une trajectoire à part, le premier lobby anti-vaccin apparaissant seulement dans les années 1950, et le vaccino-scepticisme ne gagnant une réelle audience que depuis les années 1990.
Laurent-Henri Vignaud , maître de conférences d’histoire moderne à l’Université de Bourgogne, et co-auteur du livre « La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours », paru aux éditions Vendémiaire.
Quels arguments ont nourri l’opposition aux vaccins depuis le 18e siècle ?
On constate des oppositions religieuses, de type providentialiste, selon lesquelles notre destin est entre les mains de Dieu. Dans les sociétés judéo-chrétiennes, cette tradition remonte à la Bible, où la maladie est vécue comme une punition collective et une épreuve individuelle.
À la fin du 18e siècle, avec les Lumières, le raisonnement fataliste perdure via une sécularisation du risque : les maladies sont imputées au fonctionnement de la Nature et perçues comme nécessaires pour épurer le corps. Un troisième argument repose sur une science alternative. Elle décortique les statistiques depuis le 19e siècle pour soutenir que les vaccins ne servent à rien et qu’ils empirent même les maladies. Certains de ses tenants vont jusqu’à nier l’existence des micro-organismes ; d’autres la reconnaissent mais attribuent les maladies à des causes environnementales ou psychologiques. Généralement ce discours est porté par des savants eux-mêmes, qui se mettent en décalage du consensus, tel le Professeur de médecine Michel Peter, qui s’écrie au cours d’une des séances de l’Académie de médecine, « Monsieur Pasteur ne guérit pas la rage, il la donne ! » Le quatrième grand type d’argument est ce que j’appelle l’habeas corpusmédical : en régime libéral, l’État ne peut pas prendre possession de mon corps comme il veut, ni me vacciner de force. Ce débat est tout à fait légitime dans un contexte démocratique.
Ils dénoncent aussi la vénalité des promoteurs de la vaccination, à l’image d’un Pasteur qui se retrouve brocardé comme un « chimiste-financier ».
Les « antivax » soupçonnent dès le 18e siècle le camp d’en face de vacciner pour faire de l’argent, et le reproche s’affirme plus encore à l’époque de Pasteur, à la fin du 19e siècle, au moment où les vaccins, qui étaient auparavant réalisés de façon artisanale, deviennent des produits pharmaceutiques manufacturés.
Par certaines de leurs critiques, les « antivax » peuvent-ils être considérés comme des précurseurs des lanceurs d’alerte ?
Quand les « antivax » disent que la vaccine (le vaccin contre la variole, ndlr) n’est pas un remède miracle, ils ont raison. Et quand ils disent que la vaccination peut entraîner des maladies diverses, ils ont également raison. En 1800, les vaccinateurs promettent que la variole et toutes les autres maladies vont être éradiquées grâce à la vaccine, or la promesse n’est pas tenue. Dès 1810-1820, la variole revient et touche des personnes qui étaient censées être vaccinées. Les vaccinateurs croient alors qu’une seule dose de vaccin suffit à protéger pour la vie.
Deuxième problème : on pouvait tomber malade après avoir été vacciné sans que les médecins sachent pourquoi. C’était un réel danger : la vaccination contre la variole, qui se faisait alors de bras à bras, consistait à prendre du pus sur le bras d’un enfant qui avait été vacciné pour le transmettre à un autre. Or si cet enfant était atteint de syphilis - la maladie du siècle - ou d’une autre pathologie communicable par le sang, il existait un risque très élevé que les autres personnes dans la chaine de vaccination se retrouvent contaminées. Dans le cas des contaminations syphilitiques, les premières alertes datent des années 1830 mais les autorités les ont niées jusque dans les années 1860.
La difficulté qu’on peut avoir à considérer les « antivax » comme de véritables lanceurs d’alerte, c’est qu’ils soulignent des dangers réels avec des arguments parfois si farfelus qu’ils n’aident pas à prendre conscience du problème pour de bon. Ils ont combattu des mensonges avec d’autres mensonges. Leur objectif n’est souvent pas de souligner les imperfections du vaccin mais de dire qu’il ne sert à rien et même qu’il est la cause de tous les maux. Ils lui attribuent toutes les maladies possibles, dont la mélancolie et les cancers. Au milieu du 19e siècle, le médecin Verdé de Lisle soutient que les jeunes ne savent plus danser ni tenir un fusil à cause de la vaccination, qu’elle crée des êtres faibles. Certains vont jusqu’à y voir la cause d’une dégénérescence de la race.
Manifestation anti-pass sanitaire, Besançon, France.
Les « antivax » ont aussi dénoncé très tôt l’usage de « cobayes » dans la population, qui était une réalité.
Il existe un débat très vif au 19e siècle, qui va aboutir à des règles éthiques au siècle suivant. Au début, toutes les expériences in vivo sont permises. Au 18e siècle, la vaccination contre la variole est testée sur les prisonniers et les orphelins, qui sont censés être un public docile. Au 19e siècle, Auzias-Turenne inocule la syphilis à des prostituées pour produire une immunité. Ses expériences provoquent déjà le scandale, avec campagnes de presse et procès, mais l’arsenal législatif est lent à se mettre en place. Les soldats sont aussi des troupes de « cobayes » captifs, sur lesquels on teste à grande échelle le vaccin contre la variole puis celui contre la typhoïde. En 1916, Joseph Kerandel, médecin miliaire membre de l’Institut Pasteur, teste un vaccin contre la pneumonie sur les tirailleurs sénégalais. Le vaccin démontre son inefficacité, mais les doses produites seront utilisées jusqu’à la dernière.
Comment les « antivax » se sont-ils mobilisés ? Ont-ils joué un rôle dans l’adoption d’une nouvelle éthique vis à vis des patients ?
Les « antivax » ont été parmi les premières opinions mondialisées au 19e siècle : ce sont des gens capables de dire « on partage le même combat que les Indiens, les Sud-africains, les Japonais, les Russes… contre la tyrannie vaccinale ». Leur lobbying a conduit à remettre en cause l’obligation vaccinale en Angleterre et a donné la loi sur la liberté vaccinale adoptée en 1907. Le premier règlement déontologique doit cependant plus au scandale de Lübeck qu’à leur mobilisation. Cet accident de vaccination s’est produit en 1930 avec le BCG en Allemagne. À la suite d’une erreur de manipulation en laboratoire, le vaccin, contaminé par une souche virulente de la tuberculose, tue plusieurs dizaines d’enfants. Ce scandale conduira l’année suivante à l’adoption des premières règles déontologiques (Richtlinien).
Avec la multiplication des vaccins et les campagnes de vaccinations de masse dans les années 1950-1960, les « antivax » ont continué à communiquer de façon spectaculaire sur les effets secondaires, posant la question de la responsabilité pénale en cas d’accidents. La médiatisation et l’exploitation des incidents ont incité les autorités à mettre en place une pharmacovigilance et à prendre des mesures législatives en terme indemnisation.
L’opposition vaccinale a longtemps été marginale en France. Vous indiquez qu’une opposition organisée aux vaccins y apparaît avec 80 ans de retard par rapport à l’Angleterre. Pourquoi ?
En France, la première ligue anti-vaccins n’apparaît qu’en 1953, en réaction à l’obligation vaccinale du BCG adoptée en 1951. La IIIe république avait plutôt bien joué l’affaire : une première obligation de vaccination contre la variole avait été adoptée en 1902, mais noyée dans une grande loi de santé, ce qui avait banalisé l’acte vaccinal. L’obligation relevait en outre du pouvoir des maires, qui n’avaient pas très envie de contraindre leurs électeurs.
Par opposition, l’antivaccinisme fut très précoce en Angleterre d’abord car le vaccin est né là, inventé par Edward Jenner, et en raison des lois très dures sur la vaccination qui ont été adoptées en 1853 et 1870. Elles prévoyaient des amendes, insignifiantes pour les riches, mais considérables pour les pauvres. Quand les gens ne voulaient ou ne pouvaient pas payer, on saisissait leurs meubles. Il y a eu des scènes où certains brûlaient leurs biens plutôt que de les laisser saisir, pour marquer leur opposition au vaccin. Les sanctions pouvaient aller jusqu’à des peines de prison. En France, les années 1950 marquent la première obligation vaccinale ferme et puissante et le moment où les « antivax » vont se structurer contre la « tyrannie législative ».
Caricature anglaise de 1886 contre la loi d’obligation vaccinale de 1853, provenant de la London Society for the Abolition of Compulsory Vaccination.
Comment se manifeste le scepticisme vaccinal à la française ?
La Ligue pour la liberté vaccinale reprend les arguments traditionnels du naturalisme, avec un embryon de discours écologique radical. Ses tenants considèrent que moins on absorbe de médicaments, mieux on se porte. Leur discours est aussi orienté sur les droits des patients, la pharmacovigilance, les effets secondaires minorés et cachés.
Mais l’opinion n’est guère sensibilisée à ces questions avant les années 1990. Cette décennie est marquée par les hésitations ministérielles autour du vaccin contre l’hépatite B. En 1994, le ministre de la Santé de l’époque, Philippe Douste-Blazy, lance une grande campagne de vaccination contre le virus. Quelques années plus tard, alors qu’un rapport, qui ne sera pas confirmé par la suite, semble pointer du doigt un lien entre le vaccin et une recrudescence de la sclérose en plaques, son successeur, Bernard Kouchner, suspend la vaccination scolaire. Le débat devient public, d’autant qu’au même moment éclate en Angleterre l’affaire Wakefield, du nom de l’auteur d’une étude – dont les résultats se révèleront truqués - qui prétend établir un lien entre vaccination et autisme.
L’opinion ne décroche pas encore, mais les premiers doutes apparaissent. Puis ils se sont amplifiés avec la campagne de vaccination ratée contre la grippe H1N1 en 2009. L’OMS lance alors une alerte pandémie, mais celle-ci n’a pas lieu. La ministre de la Santé, Roselyne Bachelot, qui avait acheté les vaccins, est mise en cause. L’épisode alimente la petite musique sur l’inutilité de la vaccination et la complicité des laboratoires et des politiques pour faire de l’argent avec elle. Or, si le rapport de l’OMS était alarmiste compte tenu de la situation, il ne l’était pas sur le principe. Le danger de voir un jour surgir une nouvelle grippe espagnole est réel.
Le scepticisme vaccinal hérité de la crise de 2009 se greffe aussi sur une ambiance générale de sensibilité à l’égard des risques manufacturés, qui existent dans un domaine très proche de celui des vaccins : plusieurs affaires concernant des médicaments sont restées dans l’inconscient collectif français, comme le scandale du Mediator ou de la Dépakine. En fait, la production des vaccins est bien mieux surveillée que celle des médicaments, mais dans l’esprit des gens, c’est pareil.
Vous évoquez aussi l’opposition aux vaccins comme un symptôme de la défiance des Français à l’égard des autorités politiques.
Il existe un désamour complet de la classe politique, des journalistes et des experts. Cette défiance générale à l’égard de toutes les formes d’autorité, avec un point de vue très noir, est une spécificité française. On est champion du monde de l’hésitation vaccinale car des réponses politiques nous placent en tête du palmarès. Quand on nous demande si on fait confiance aux vaccins, on entend « Faites-vous confiance aux gens qui vous demandent de vous faire vacciner ? » et la réponse est non. Les Français sont très attachés à la puissance publique, ils attendent de l’État que tout soit parfaitement réglé, et ils sont beaucoup déçus. Les Anglais sont bien plus pragmatiques. Le pays a pris un faux départ au début de la crise de la COVID-19, que Boris Johnson a d’abord piteusement minimisée, puis les autorités ont réagi et la population, qui a compris l’utilité du vaccin, s’est massivement fait vacciner.
Quelles sont les spécificités de la mobilisation contre le vaccin contre la COVID-19 ?
La COVID-19 a coalisé tous les mécontents. On a affaire à une sorte de mouvement des gilets jaunes sanitaires. Ça ne veut pas dire que ce sont les mêmes personnes qui manifestent, mais ce sont des gens qui se sentent méprisés par les experts et les dirigeants et qui ne reconnaissent pas l’autorité politique comme légitime. Ces sentiments coalisent beaucoup de monde et le vaccin sert de prétexte. Le mouvement historique des « antivax » défile, mais en tout petit nombre. Eux portent un discours plus souvent complotiste. Il dénonce une « plandémie », une épidémie provoquée, au service des puissants, qui permet aux laboratoires de vendre leurs produits et aux gouvernements de contrôler les esprits, avec entre autres la prétendue présence de puces 5G dans le vaccin.