Terre de Wulff : reportage dans un des endroits les plus hostiles sur Terre
Dans des grottes inexplorées du Groenland, une climatologue a découvert de surprenantes traces du passé, qui pourraient nous éclairer sur le réchauffement à venir de la planète.
La paléoclimatologue Gina Moseley a mené une équipe dans les grottes les plus au nord du Groenland. Objectif : trouver des concrétions renfermant les archives climatiques d’un passé lointain et plus chaud.
Retrouvez cet article dans le numéro 304 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
L'hélicoptère atterrit au sommet de l’escarpement, ses pales tranchant l’air froid. Gina Moseley embrasse du regard le panorama désolé du Groenland. Au sud, un lac gelé laisse place à des plateaux brun-gris, interrompus seulement par la blancheur éclatante des glaciers dans le lointain. Dans l’autre direction, au-delà de l’horizon, à quelque 900 km, se trouve le pôle Nord. La seule autre présence humaine est celle du pilote, du photographe et conjoint de Gina Moseley, Robbie Shone, et du spécialiste de l’escalade Chris Blakeley. Le temps est doux, juste au-dessus du point de congélation, mais Gina Moseley sait que des tempêtes peuvent éclater à tout moment, et apporter des vents dangereux et des brouillards épais. Si tel est le cas, ils devront immédiatement quitter les lieux, faute de quoi ils risqueraient de se retrouver bloqués dans l’un des endroits les plus reculés et les plus inhospitaliers de la planète. Ils sont sur le fil, entre une catastrophe potentielle et une sublime découverte.
Pendant plus de dix ans, la spéléologue et paléoclimatologue britannique Gina Moseley a imaginé ce moment, espérant faire partie de la première équipe à pénétrer dans la grotte de la Terre de Wulff (appelée aussi WUL-8), l’une des plus isolées du monde. Elle rêve de collecter des échantillons qui fourniront un nouvel éclairage sur l’histoire du climat du Groenland.
La première fois que la jeune femme a entraperçu la grotte, c’était sur une photo d’une mission de reconnaissance datant de la guerre froide : son entrée béante se trouvait en haut d’une paroi rocheuse ressemblant à une ancienne forteresse. L’image a immédiatement enflammé son imagination.
Mais elle a surtout été fascinée par le fait que personne n’avait encore réussi à y entrer. Durant quinze ans, les mêmes questions l’ont obsédée : quelle était la taille de la cavité ? sa profondeur ? Quels trésors scientifiques pouvait-elle receler ?
Une couche de neige recouvre la vallée de la Terre de Wulff où l’équipe a établi son camp de base. Les vents violents, la neige et la mauvaise visibilité ont cloué l’hélicoptère au sol, ne laissant aux scientifiques que peu de temps pour explorer les grottes.
La chercheuse nourrissait un projet audacieux : explorer la grotte de la Terre de Wulff (et d’autres similaires) et en rapporter des échantillons de roches. Ces dépôts minéraux pourraient livrer des informations sur le climat du Groenland il y a plusieurs centaines de milliers – voire des millions – d’années. S’ils représentent une fenêtre sur le passé, ils pourraient également aider les scientifiques à mieux évaluer le phénomène du réchauffement à venir de la planète.
Gina Moseley avait 12 ans quand elle est tombée amoureuse des mondes souterrains. Elle faisait du camping en famille dans le Somerset, en Angleterre, lorsque sa mère l’emmena explorer une grotte pour la première fois. « J’ai adoré dès le premier instant », se souvient la scientifique. Elle se rappelle avoir traversé une forêt et « disparu sous terre, loin du monde d’en haut ». Adolescente, elle économisait l’argent qu’elle gagnait en livrant des journaux après l’école pour pouvoir financer ses aventures souterraines durant l’été. « Chaque grotte a sa propre personnalité, explique-t-elle. Certaines sont humides, d’autres, sèches. Certaines sont profondes, d’autres, moins. Il y en a des horizontales, des verticales. Chaque expérience est donc différente. C’est à chaque fois une découverte. »
La passion de Gina Moseley pour les grottes l’a finalement menée à un doctorat en paléoclimatologie à l’université de Bristol. Au cours de ses études, elle s’aperçut que, en plus d’être amusantes à explorer, elles constituaient des capsules temporelles contenant des données sur les conditions climatiques du passé sous la forme de dépôts minéraux accumulés pendant des milliers d’années. Ces dépôts se forment quand l’eau, en s’égouttant dans la grotte ou en s’y écoulant, laisse derrière elle de petites quantités de minéraux qui s’accumulent au fil du temps pour produire des stalactites, des stalagmites et des planchers stalagmitiques. Connues sous le nom générique de spéléothèmes, ces formations fournissent des archives du climat passé d’une région, chaque couche de minéraux ayant emmagasiné des informations sur les températures depuis sa création.
Les déplacements dans les régions reculées du nord du Groenland peuvent être difficiles. Lors de la première expédition de Gina Moseley pour explorer les grottes en 2015, l’équipe a utilisé un bateau semi-rigide pour transporter le matériel d’une rive à l’autre du lac Centrum, long de 20 km.
Un soir de 2008, lors d’une réunion de la société de spéléologie de l’université dans un pub local, Gina Moseley tomba sur Charlie Self. Ce spéléologue lui parla d’une grotte au Groenland qu’il rêvait de visiter, sur la Terre de Wulff. Elle avait été photographiée en 1958 par deux géologues américains qui survolaient le nord du Groenland à bord d’un avion de reconnaissance.
Sur cette image, son entrée paraissait très large, mais il était impossible d’en estimer la profondeur. Gina Moseley savait que certaines grottes de montagne pouvaient compter des kilomètres de galeries. Mais, en raison de son isolement et de son emplacement, à flanc de paroi rocheuse, celle de la Terre de Wulff n’avait jamais été explorée.
« Ça m’a passionnée, parce que je n’imaginais même pas qu’il y avait des grottes au Groenland », confie la scientifique. Quelques jours plus tard, Charlie Self lui a remis un dossier contenant les rapports des géologues, des cartes et d’autres informations qu’il avait rassemblés pendant des années, tout en essayant de résoudre les défis logistiques liés à une telle expédition. La fenêtre optimale pour tenter un voyage était une brève période estivale, mais la piste d’atterrissage la plus proche se trouvait à une cinquantaine de kilomètres, dans une zone montagneuse accidentée. Et dans la région, qui porte le nom de l’explorateur suédois du xixe siècle Thorild Wulff, les conditions météorologiques étaient très imprévisibles, risquant de piéger une équipe durant des semaines.