Parents sur le tard : comment la science a retardé nos horloges biologiques
Depuis des années, la science donne la possibilité de fonder une famille à un âge plus avancé. D’autres innovations pourraient encore prolonger la fécondité.
Un mois après son accouchement, Tania Dimitrova, 41 ans, câline sa fille, Deva, au moment de la têtée de 2 heures du matin. Mère célibataire par choix, elle estime qu’« être au courant de l’évolution de la technologie aidera les femmes à concevoir plus tard, à avoir une carrière et à choisir le bon partenaire ».
Retrouvez cet article dans le numéro 292 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Deux semaines avant ses 48 ans, Eboni Camille Chillis était allongée sur un lit d’hôpital, prête à donner le jour à son premier enfant.
Dans l’attente fébrile de sa césarienne, elle a lancé une playlist créée pour l’occasion. Téléphone collé à l’oreille, elle a fredonné ces chansons, accompagnée de quelques infirmières, qui ont entonné les paroles avec elle.
Eboni Camille Chillis a toujours voulu être mère. Jusqu’à la trentaine, elle imaginait un scénario du type « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». « Je pensais tomber amoureuse, me marier et avoir un bébé, résume cette éduca- trice et entrepreneuse, installée à Atlanta. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. » Lorsque la pandémie l’a contrainte à ralentir et à faire le point, elle a pris la décision d’avoir un enfant toute seule. Elle était au milieu de la quarantaine. Compte tenu de son âge et des résultats de ses examens, on l’a informée que la probabilité de concevoir avec ses ovules était inférieure à 1 %, ce qui l’a poussée à rechercher une donneuse.
Pendant un an, elle a parcouru les profils de donneurs d’ovocytes et de sperme, et examiné à la loupe leurs photos d’enfance, leurs antécédents médicaux, leurs films préférés. Après les avoir trouvés, elle a dû préparer son utérus à l’implantation d’un embryon. Elle s’est fait des injections quotidiennes de progestérone deux semaines avant l’opération et durant le premier trimestre de sa grossesse.
En janvier 2023, Eboni Camille Chillis a accouché d’une fille, née au son de « Isn’t She Lovely? » (« N’est-elle pas adorable ? »), une chanson de Stevie Wonder. Une infirmière a placé le nourrisson sur sa poitrine et la petite bouche a aussitôt cherché le sein. Une fois ce lien établi, l’incertitude des années précédentes s’est envolée et la nouvelle mère a su que tout irait bien.
L’histoire de cette quadragénaire s’inscrit dans une tendance qui se dessine depuis des décennies: de plus en plus de personnes retardent le moment de devenir parents. En 1970, l’âge moyen d’une primipare aux États- Unis était de 21,4 ans ; en 2021, il était de 27,3 ans. Selon les Centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), de 1985 à 2022, le taux de natalité chez les femmes de 40 à 44 ans a augmenté de manière quasi continue, passant ainsi de 4 à 12,5 naissances pour 1 000 femmes. Chez les femmes âgées de plus de 45 ans, ce taux, pour 2022, restait bas avec 1,1 naissance pour 1 000 femmes, mais était en hausse de 12 % par rapport à 2021. Si les chiffres varient d’un pays à l’autre, de nombreuses régions du monde suivent le même chemin.
Tania Dimitrova tire son lait en consultant ses e-mails, après avoir couché Deva, à New York. Comme elle travaille dans
le secteur médical, elle était bien informée sur les options en matière de procréation assistée, ce qui lui a permis de choisir en confiance l’insémination artificielle avec don de sperme.
En France, les données de l’Insee et de l’Institut national d’études démographiques (Ined) confirment cette tendance. En 2022, les femmes ont en moyenne donné naissance à leur premier enfant à 29 ans contre 24 ans en 1974. La fécondité tardive n’a par ailleurs cessé d’augmenter depuis les années 1980, d’abord chez les femmes de 40 à 42 ans à partir du milieu de cette décennie, puis chez celles de 43 à 45 ans dans les années 1990 et, enfin, chez celles de plus de 46 ans dans les années 2000. En 2019, les maternités tardives représentaient 5,7 % des naissances.
Aujourd’hui, il est plus fréquent de fonder une famille plus tard et parfois sans conjoint ou conjointe. Les raisons en sont bien connues : les générations actuelles, qui ont souvent accès à une contraception plus fiable, donnent la priorité à leurs études supérieures et à leur carrière avant d’assumer les responsabilités de la parentalité. Les portes qui se sont ouvertes aux femmes et l’évolution des rôles assignés aux genres sont aussi des facteurs clés.
En parallèle, l’assistance médicale à la procréation (AMP), telle la fécondation in vitro (FIV), a permis à des personnes d’avoir des enfants dans des circonstances qui, autrefois, auraient été difficiles. Au moins 12 millions d’enfants sont ainsi nés dans le monde grâce à la FIV, qui a profondément transformé la procréation humaine. Aujourd’hui, des scientifiques explorent d’autres pistes qui augurent une nouvelle révolution.
Le tout premier bébé issu d’une FIV est né le 25 juillet 1978 à Oldham, en Angleterre. La technique consiste à féconder un ovule avec des spermatozoïdes dans une boîte de Petri, ce qui forme un embryon, transféré ensuite dans un utérus. La FIV a d’abord été pratiquée pour des femmes présentant une obstruction des trompes de Fallope, avant d’apparaître comme une solution pour d’autres problèmes de fécondité. Appelés « bébés-éprouvette », ces enfants fascinaient autant qu’ils inquiétaient les médias comme le grand public. Les craintes allaient du risque de malformations aux préoccupations religieuses relatives à cette ingérence dans la procréation. Mais la méthode est rapidement devenue courante et admise au sein de la société.
Dans certains cas, les ovules n’étaient pas viables en raison de l’âge de la patiente ou d’autres facteurs. La médecine s’est alors penchée sur le don d’ovocytes. La première naissance vivante grâce à cette technologie a eu lieu en 1984. En mars 1992, Jonie Mosby Mitchell, une chanteuse de country, a donné naissance à un enfant à 52 ans grâce à l’ovocyte d’une femme plus jeune. Elle avait alors été présentée comme la mère la plus âgée des États-Unis à avoir un bébé par FIV. Elle se souvient encore de la réponse de Mark Sauer, à l’époque médecin à l’université de Californie du Sud et un des pionniers du don d’ovocytes, quand elle l’avait interrogé sur une grossesse à son âge : « Vous savez, Jonie, rien ne s’y oppose. » Devenue sa patiente, elle a accouché d’un fils, Morgan.
Susie Troxler, 52 ans, et son mari, Tony, 63 ans, avec leur fille, Lily, dans leur jardin à High Point, en Caroline du Nord. Après avoir tenté pendant des années d’avoir un enfant, ils ont appris les problèmes d’infertilité de Tony. Susie étant près de la cinquantaine, elle a eu recours à un don d’ovocytes et Tony à un prélèvement de son sperme
Les grossesses par don d’ovocytes menées à terme ont confirmé que l’âge ne constituait pas forcément un obstacle pour l’utérus, même après la ménopause. La difficulté vient des ovaires, qui vieillissent bien plus vite que les autres organes. La réserve ovarienne désigne la quantité et la qualité des ovocytes d’une femme. Au fil du temps, leur nombre baisse fortement, et ceux qui restent cumulent des lésions de l’ADN et des anomalies chromosomiques, ce qui rend la fécondation plus compliquée et les fausses couches plus probables.
Mark Sauer a coécrit une série d’articles dans de prestigieuses revues médicales sur ses premiers travaux autour de la FIV, dont le dernier a paru dans The Lancet en 1993 sous le titre « La grossesse après 50 ans ». La médiatisation qui s’est ensuivie a attiré de nombreuses nouvelles patientes venues du monde entier. Le médecin a certes essuyé des critiques, mais il estime gratifiant d’aider à réaliser le rêve de devenir parent. Il se souvient d’ailleurs d’amis de ses enfants qui venaient chez lui et lui disaient : « Ma mère m’a dit de vous remercier pour mon frère. »
Le vieillissement plus rapide des ovaires par rapport aux autres organes est depuis longtemps un mystère. Plusieurs théories existent. « Certains pensent que la ménopause présente un avantage sur le plan de l’évolution, avance Rebecca Robker, professeure de biomédecine à l’université d’Adélaïde, en Australie, qui étudie la biologie de la reproduction chez la femme. C’est notamment ce qu’expose “l’hypothèse de la grand-mère”, qui évoque l’utilité sociale de ces femmes âgées et sages dans les familles. » D’après une autre théorie, la majorité des êtres humains ne vivait guère plus de quarante ans avant que les progrès de la médecine n’allongent l’espérance de vie. Mais, dans ce cas, pourquoi les autres organes restent-ils sains plus longtemps, et pourquoi la production de spermatozoïdes continue-t-elle ?
Le vieillissement des ovaires est distinct du déclin de la réserve ovarienne : les deux phénomènes sont liés, même si les scientifiques ne comprennent pas encore exactement comment. Et tous deux concernent la production des hormones, qui se répercute non seulement sur la fécondité, mais aussi sur presque toutes les facettes de la santé, qu’il s’agisse des fonctions cognitives ou de la densité osseuse.
Le don d’ovocytes, ainsi que la pratique de plus en plus populaire de cryopréservation ovocytaire, permettent déjà à des femmes plus âgées d’utiliser des ovocytes plus jeunes, que ce soit les leurs ou ceux d’une autre. Et si les scientifiques allaient plus loin et trouvaient un moyen de ralentir ou d’inverser l’horloge biologique, de façon à prolonger la fécondité des femmes, tout en réduisant les effets négatifs sur la santé qui accompagnent le vieillissement ovarien ?
Ces dernières années, un nombre grandissant de chercheurs ont commencé à explorer le sujet. Une découverte fondamentale a été réalisée en 2016 par Francesca Duncan, professeure en science de la reproduction, et son équipe à l’université Northwestern, aux États-Unis. Ils ont remarqué que les ovaires durcissent, c’est-à-dire qu’ils deviennent sujets aux fibroses, au fil du temps. « Les ovaires sont très dynamiques », souligne Francesca Duncan. Leur activité est très soutenue, que ce soit avec le développement des follicules (les structures ovariennes qui contiennent les ovules immatures, ou ovocytes), l’ovulation (et donc la rupture d’un follicule), ou encore la mort et la résorption des ovocytes non libérés.
Cette activité signifie que des tissus sont sans cesse réparés, ce qui peut mener à une fibrose, c’est-à-dire une accumulation de tissus cicatriciels. Francesca Duncan et d’autres scientifiques, dont Rebecca Robker, travaillent sur des traitements qui pourraient « assouplir » les ovaires et ainsi prolonger la fécondité. Un article coécrit par Rebecca Robker, paru en 2022 dans Science Advances, indiquait que les médicaments contre la fibrose rétablissaient l’ovulation chez des souris âgées de 15 mois, ce qui est comparable à des êtres humains d’environ 50 ans.
David Pépin, biologiste de la reproduction au Massachusetts General Hospital, étudie la question sous un autre angle. Il mène des travaux sur l’hormone antimüllérienne (AMH), peu connue mais importante, produite par les follicules à l’intérieur des ovaires. Et il est convaincu qu’influer sur l’AMH pourrait, de façon concrète, aider à déclencher et à stopper la fécondité. Le chercheur a donc synthétisé cette hormone, qu’il a ensuite testée sur des animaux, notamment des souris et des chats. Il a découvert que, à des niveaux élevés, l’AMH bloque l’activation des follicules en développement. Lorsqu’on en administre une dose suffisante, explique-t-il, « très peu de follicules sont activés, et ceux qui le sont se révèlent, dans l’ensemble, incapables de se développer et d’arriver à maturité ». Par conséquent, l’AMH pourrait agir comme un contraceptif. David Pépin travaille à la mise au point d’un contraceptif pour les félins afin de maîtriser les populations de chats errants. Mais il consiste en une injection unique, alors que l’objectif pour les humains est d’obtenir un comprimé à prendre quotidiennement.
À l’arrêt du traitement, la fécondité pourrait être rétablie, voire accrue. Les follicules se développeront de nouveau et, comme ils se sont accumulés pendant le traitement, ils seront plus nombreux à grossir simultanément qu’en temps normal. Si une femme n’ayant pas suffisamment d’ovocytes procédait à une FIV à ce moment-là, la probabilité de réussite pourrait augmenter. Par ailleurs, un traitement reposant sur l’AMH pourrait aussi interrompre une partie de l’incessante activité ovarienne, et potentiellement atténuer le vieillissement qui en découle.
Sarah McKnight aide sa fille à enfiler son tutu, en tenant son fils sur ses genoux. « J’ai décidé de ne pas laisser la pandémie m’empêcher d’avoir un autre bébé, raconte-t-elle. J’étais à la maison de toute façon, alors
j’ai pensé que c’était le moment de réessayer. »
Les scientifiques s’accordent à dire qu’il n’y aura pas de solution unique pour prolonger radicalement la fertilité ou la santé ovarienne. Mais, si les diverses recherches portent leurs fruits, de réelles avancées pourraient survenir dans les prochaines années. « Actuellement, le sujet intéresse beaucoup de monde », précise Francesca Duncan. Ainsi, le Consortium mondial pour la longévité et l’égalité de la reproduction (GCRLE), a été créé en 2019 dans l’objectif de soutenir la recherche et promouvoir un réseau international de scientifiques et médecins chargés de travailler sur la question. L’organisation a alloué plus de 14 millions de dollars à quarante-huit chercheurs dans le monde, dont Francesca Duncan. Ces travaux sont présentés comme « un ambitieux projet pour remédier au vieillissement de l’appareil reproducteur féminin ».
Tous les matins, Eboni Camille Chillis va chercher son bébé dans son berceau, le serre dans ses bras et le remercie d’être sa fille. Si le chemin qu’elle a suivi pour devenir mère n’est pas celui qu’elle avait envisagé, elle a fini par l’accepter. « Je ressens une plénitude et un bonheur que je n’avais jamais connus avant », confie-t-elle. D’autres personnes ayant eu des enfants plus tardivement et grâce à une FIV se montrent tout aussi enthousiastes. « C’est merveilleux », résume Susie Troxler qui, à 50 ans, a donné naissance à un enfant issu d’un don d’ovocytes et du sperme de son mari, après que le couple a tenté de concevoir pendant près de dix ans. « Si cette technologie n’avait pas existé, nous n’aurions pas pu être parents. »
Pour autant, certains chercheurs et médecins émettent des réserves quant à la parentalité tardive, alors même que ce sont leurs travaux qui ont contribué à cette possibilité. Parmi les plus grands risques : un « happy end » qui n’est pas toujours au rendez-vous. Mark Sauer souligne que les belles histoires très médiatisées ont tendance à dissimuler « à quel point l’entreprise peut être difficile ». Selon les données les plus récentes des CDC, en 2020, le pourcentage de naissances vivantes à l’issue d’une FIV chez des patientes de tous âges était de 37 %. Ce chiffre baisse considérablement chez les patientes pratiquant une FIV après 40 ans. Les probabilités sont certes meilleures avec des ovocytes congelés ou provenant d’une donneuse jeune, mais le résultat n’est pas pour autant garanti. De surcroît,
la FIV est une procédure coûteuse qui, souvent, n’est pas prise en charge par l’assurance maladie. Les réussites en la matière peuvent donner l’impression, à tort, qu’il est toujours possible d’attendre.
Il faut aussi garder à l’esprit que les risques du vieillissement concernent aussi les hommes. « La qualité des spermatozoïdes décline considérablement et régulièrement après 40 ans », indique David Pépin. Si ces spermatozoïdes peuvent encore féconder un ovule et permettre de mener une grossesse à terme, des lésions de l’ADN risquent d’entraîner des effets indésirables sur la santé de l’enfant.
Le choix de retarder le moment d’avoir des enfants est lié à diverses raisons, dont un accompagnement social insuffisant. Rebecca Robker a noté que des politiques publiques plus favorables aux familles – garde d’enfants abordable et congés payés – étaient susceptibles d’amener certaines personnes à fonder une famille plus tôt. « Je n’ai pas la main sur les politiques publiques, alors j’aide les gens à avoir la meilleure santé ovarienne possible, pour leur fécondité et leur santé en général », conclut-elle.
Outre la santé ovarienne, des travaux ambitieux sont en cours sur des concepts plus futuristes. La gamétogenèse in vitro (GIV) désigne la création de gamètes à partir de cellules souches – en obtenant un ovocyte depuis un autre type de cellule, cutanée par exemple. La GIV pourrait permettre à des couples de même sexe d’avoir des enfants portant les gènes des deux parents ; et permettre à plus de deux personnes de procréer ensemble. Un scénario consistant à faire grandir un foetus dans un utérus artificiel est aussi à l’étude.
Rebecca Robker s’attend à des transformations radicales de la procréation au cours desprochaines années. « Les gens sont extrêmement attachés à l’idée d’avoir des enfants biologiques, souligne-t-elle. C’est ce qui explique l’innovation constante dans des technologies qui facilitent le développement d’embryons. »
La mise en application de la GIV et des utérus artificiels n’arrivera sans doute pas avant des années, voire des décennies. Et ces innovationsne manqueront pas de charrier d’épineux débats médicaux et éthiques. Les risques sont nombreux, bien sûr, mais les méthodes actuelles d’assistance médicale à la procréation ont déjà porté leurs fruits : des millions de parents se réjouissent d’avoir des enfants alors que cela leur paraissait impossible. « Elle illumine notre monde, dit Susie Troxler à propos de sa fille Lily. Elle est arrivée quand elle devait arriver, pour accomplir son destin sur cette planète. »