Pourquoi l'Homme s'est-il mis à boire du lait de vache ?

Boire le lait d'un autre animal est une pratique singulière dans la nature et une large partie de la population mondiale est intolérante au lactose. Alors pourquoi avons-nous trempé les lèvres dans cet étrange breuvage il y a près de 9 000 ans ?

De Meghan McCarron
Publication 8 sept. 2023, 15:02 CEST
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Un trayeur en pleine action dans une ferme laitière des Pays-Bas. Alors que les archéologues ne savent toujours pas pourquoi l'Homme a commencé à boire du lait de vache, un aliment qu'il était incapable de digérer, le lait est depuis devenu un élément incontournable de l'alimentation moderne.

PHOTOGRAPHIE DE Luca Locatelli, Nat Geo Image Collection

Crème glacée. Beurre. Yaourt. Fromage. Un grand verre de lait. Les produits laitiers occupent une place centrale dans le régime moderne des pays occidentaux. Toutefois, comme le suggère l'émergence des glaces au lait de coco, du beurre de noix de cajou et des yaourts au lait d'avoine, si certains choisissent de ne pas boire de lait de vache, d'autres ne le digèrent tout simplement pas.

Autrefois, nos ancêtres étaient, comme tous les mammifères, incapables de digérer le lait au-delà de l'enfance et de nos jours encore, environ 68 % de la population humaine mondiale serait intolérante au lactose. Le véritable mystère est donc de comprendre pourquoi certaines personnes boivent du lait.

Il est facile de comprendre d'où nous vient cette envie. La consommation de produits laitiers présente de nombreux avantages, surtout lorsque la nourriture se fait rare. Les troupeaux de moutons, de chèvres et de bovins constituent une source mobile et renouvelable de nourriture et de liquide propre et potable. En outre, ces animaux sont capables de prospérer dans des environnements où l'Homme ne pourrait pas s'établir en leur absence.

Le lait peut être consommé frais ou pasteurisé pour allonger à plusieurs mois sa durée de conservation, voire plusieurs années, comme les 3 500 ans du beurre de tourbière. Par ailleurs, à en croire l'expérience humaine, le goût du lait serait plutôt agréable.

Néanmoins, la consommation de lait à l'âge adulte reste un comportement étrange au sein du royaume animal, encore plus s'il s'agit du lait d'un autre animal, et la pratique provoque bon nombre d'effets bizarres et non négligeables. La science s'efforce encore de déterminer les raisons qui ont poussé nos ancêtres à commencer et celles qui nous poussent à continuer. Ce domaine d'étude pourrait permettre de mieux comprendre nos cultures alimentaires, nos microbiotes et même notre ADN.

 

PREMIER CONTACT

La première trace associée à la consommation de lait remonte à près de 9 000 ans, sur les terres de l'actuelle Turquie, non loin de la mer de Marmara, où des matières grasses lactiques ont été identifiées sur d'anciens fragments de poterie. Biogéochimiste à l'université de Bristol, Richard Evershed précise que son équipe a même décelé des traces de lait sur les pots les plus anciens. « Ils devaient déjà traire avant l'invention des pots, » suggère-t-il.

Au sein des premières communautés sédentaires, comme la protoville de Çatalhöyük en Turquie, le lait faisait partie d'une alimentation variée. Jessica Hendy est archéomètre à l'université de York au Royaume-Uni ; en analysant un bol de ce site datant du Néolithique, elle a identifié des traces de lait mélangées à des résidus de légumineuses comme l'orge. « Il semble qu'ils utilisaient du lait pour confectionner des plats comme nous le ferions aujourd'hui, » explique-t-elle.

La science s'efforce encore de déterminer les raisons qui ont poussé nos ancêtres à commencer et ...

La science s'efforce encore de déterminer les raisons qui ont poussé nos ancêtres à commencer et celles qui nous poussent à continuer à boire du lait de vache.

PHOTOGRAPHIE DE Valentyn Volkov / Alamy Banque D'Images

Le lait semble également avoir occupé une place centrale dans les anciennes communautés pastorales, un mode vie nomade construit autour des troupeaux de moutons, de chèvres ou de bovins. En analysant d'anciens prélèvements de plaque dentaire, les chercheurs ont identifié des individus qui consommaient du lait de chèvre il y a 6 000 ans en Afrique de l'Est, où le pastoralisme présentait des avantages considérables.

« Le Sahara était en train de sécher et moins il y a de pluie, plus elle est imprévisible. Dans une telle situation, il vaut mieux déplacer les animaux vers la source de nourriture plutôt que d'attendre son arrivée à un endroit donné, » indique Fiona Marshall, archéologue et professeure émérite à l'université Washington de Saint-Louis, aux États-Unis. Dans les sociétés pastorales modernes, le lait reste un ingrédient essentiel ; dans le nord du Kenya, le régime massaï met à l'honneur le lait, le sang de vache et la viande.

 

LE LAIT DANS LE MONDE

Depuis leurs terres natales au cœur de l'actuelle Turquie, les techniques de l'élevage laitier se sont répandues dans le Caucase et à travers l'Europe, suivies par les éleveurs eux-mêmes. « Le lait suit la propagation de l'agriculture, ils font partie d'un même ensemble, » indique Evershed. En Pologne, les premières traces associées à la fabrication de fromage apparaissent sur une pièce de poterie semblable à une faisselle datant du 6e millénaire avant notre ère.

Il y a 3 000 ans, durant l'âge du Bronze, nos ancêtres ont peut-être utilisé du lait de vache pour sevrer leurs bébés. En analysant une série de récipients fantaisistes en forme d'animaux, dotés de tétines et extraits de tombes d'enfants mises au jour sur les terres de l'actuelle Allemagne, l'archéologue Julie Dunne rattachée à l'université de Bristol a identifié des traces de lait de vache. Dunne était particulièrement sous le charme des motifs enfantins. « Ils voulaient clairement faire rire et sourire leurs bébés. »

Pendant ce temps, à travers la vaste steppe eurasienne, le pastoralisme nomade et ses troupeaux de moutons, de chèvres, de chameaux, de yaks et même de rennes sont devenus la pierre angulaire d'une succession d'empires pastoraux, allant des Xiongnu aux Mongols. Les preuves découvertes par les chercheurs montrent que le lait était la source de vie de ces sociétés.

« La steppe est une véritable autoroute reliant l'Europe à l'Asie de l'Est, une vaste étendue de prairie ininterrompue, si vous êtes capable d'y survivre, » déclare Christina Warinner, anthropologue à Harvard qui étudie l'alimentation et le microbiome de nos ancêtres. La courte saison végétative rendait la culture difficile, mais les troupeaux de mouton et d'autres ruminants pouvaient paître l'herbe à cœur joie et la transformer en nourriture pour la communauté, notamment sous forme de lait.

 

GÉNÉTIQUE ET BACTÉRIES

Pendant longtemps, les chercheurs ont pensé que la consommation de lait en tant que pratique culturelle avait évolué de pair avec la propagation des mutations génétiques permettant à l'Homme de tolérer le lait à l'âge adulte. À en croire les récentes découvertes, la consommation de lait précéderait ces mutations et pourrait même s'en passer.

 En Europe et en Afrique de l'Est, différentes mutations génétiques permettant aux adultes de décomposer le lactose, le sucre du lait, sont devenues le caractère le plus fortement sélectionné dans le génome humain. Selon Sarah Tishkoff, généticienne à l'université de Pennsylvanie, il existe une corrélation entre cette caractéristique génétique et le pastoralisme, mais les scientifiques s'efforcent encore de comprendre le ou les mécanismes de sa propagation. « Elle doit offrir un avantage majeur aux porteurs de la mutation, » souligne la scientifique.

En Europe, il semblerait que la consommation de lait remonte à plusieurs milliers d'années, avant même la propagation d'une quelconque capacité à le tolérer. La découverte d'anciens ustensiles de fabrication du fromage pourrait apporter une explication partielle : la fermentation du lait en yaourt, fromage ou autres produits réduit la quantité de lactose.

En Mongolie, les chercheurs n'ont pas encore identifié de mutation génétique permettant à la population de digérer le lactose, malgré le rôle majeur des produits laitiers dans cette culture. Certains scientifiques ont émis l'hypothèse de la contribution d'autres microbes : dans l'étude menée par Warriner en Mongolie, son équipe a remarqué que les personnes installées en milieu rural semblent décomposer le lactose plus facilement, c'est-à-dire en produisant moins de gaz que ceux vivant en ville, malgré un patrimoine génétique identique. « L'explication réside peut-être dans le microbiote intestinal, » suggère-t-elle.

Nos connaissances sur l'histoire du lait nous montrent à quel point les conseils nutritionnels peuvent se révéler insensés lorsqu'ils se veulent universels. Dans l'Europe moderne, la consommation de lait a été présentée à la fois comme bénéfique pour tous et, selon les adeptes du régime paléolithique, comme une pratique contre nature. En réalité, la façon dont le lait est préparé peut modifier le tableau nutritionnel et la façon dont il est transformé par notre corps dépend, au moins en partie, de notre histoire. « Si vous digérez le lait, vous êtes probablement d'ascendance pastorale, » conclut Marshall. « Pour beaucoup, c'est un constat fascinant. »

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    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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