Pourquoi l'Homme de Néandertal et Homo sapiens enterraient-ils leurs morts ?
L'inhumation est apparue alors que les deux espèces partagaient la même région du monde, une coïncidence qui pourrait expliquer l'émergence de la pratique selon les scientifiques.
Il y a quelques dizaines d'années, les fouilles de la grotte de Shanidar en Irak ont mené à la découverte de structures d'inhumation renfermant les squelettes de neuf Néandertaliens. Depuis, les scientifiques se demandent si ces hominines enterraient intentionnellement leurs défunts.
Pendant l'âge de pierre, les peuples en grande partie nomades n'avaient pas beaucoup d'options pour marquer les limites de leur territoire, du moins de leur vivant. D'après une nouvelle analyse d'anciennes sépultures mises au jour au Levant, une région du Moyen-Orient, les défunts auraient pu être utilisés comme des actes de propriété du Paléolithique, permettant de séparer l'Homme de Néandertal d'Homo sapiens.
« Les premières inhumations ont eu lieu au Levant », déclare Omry Barzilai, archéologue à l'université de Haïfa en Israël.
Avec l'aide de sa collègue Ella Been, physiothérapeute et paléoanthropologue à l'université de Tel-Aviv, Bazilai a comparé les sépultures des Néandertaliens et d'Homo sapiens découvertes au Levant, une région qui rassemble les territoires actuels de la Syrie, du Liban, d'Israël et de la Palestine. Récemment publiés dans la revue L’Anthropologie, leurs résultats suggèrent que les deux hominines partageaient des pratiques funéraires communes.
« Nous avons constaté certaines similarités, mais aussi des différences majeures », indique Been.
QU'EST-CE QU'UNE TOMBE ?
Lorsqu'ils analysent d'anciens sites d'inhumation des hominines, les chercheurs se demandent toujours si les restes des premiers humains et des espèces voisines ont été enterrés intentionnellement ou par un phénomène naturel. Parmi les anthropologues, le débat sur le caractère intentionnel de l'inhumation chez l'Homme de Néandertal remonte à la découverte de pollen préhistorique sur les restes humains mis au jour dans la grotte de Shanidar en Irak au milieu du siècle dernier. Pour certains, ce pollen serait le signe d'une sépulture fleurie.
Barzilai et Been avaient déjà travaillé ensemble sur un site néandertalien mis au jour à Tel Qashish dans le nord d'Israël, vieux de 70 000 ans, la toute première sépulture découverte à ciel ouvert au lieu des grottes habituellement utilisées par l'Homme de Néandertal. Au cours des années suivantes, les chercheurs ont à nouveau questionné le caractère intentionnel de l'inhumation avant de comparer le site aux autres lieux de sépulture des Néandertaliens et des humains.
Les archéologues ont retrouvé la grotte de Shanidar en 2014 et ont depuis découvert d'autres restes néandertaliens sur le site.
Les deux espèces ont cohabité dans cette région du monde entre -120 000 et -50 000 ans. Pendant cette période, toutes deux ont commencé à enterrer leurs défunts. Après avoir examiné la littérature scientifique, l'équipe a identifié cinq autres sites funéraires néandertaliens et deux sites attribués à Homo sapiens datant de la même période dans la région.
QUELLES DIFFÉRENCES ENTRE HOMO SAPIENS ET L'HOMME DE NÉANDERTAL ?
Si l'Homme de Néandertal enterrait la quasi-totalité de ses défunts à l'intérieur des grottes, Homo sapiens avait plutôt tendance à enterrer les siens sous des abris en pierre ou sur les terre-pleins à l'entrée des grottes pendant cette période. Tous deux enterraient femmes, hommes et enfants, mais à ce jour les archéologues n'ont trouvé que les traces de sépultures d'enfants pour l'Homme de Néandertal.
Les Homo sapiens étaient uniquement enterrés couchés sur le dos ou sur le côté en position fœtale, les genoux rabattus vers la poitrine. Il arrivait que certains Néandertaliens soient enterrés de la même façon, mais leur position variait plus fréquemment que celle des Homo sapiens.
Les deux espèces déposaient des objets dans les tombes, comme des cornes et des bois d'ongulés, ou encore des mâchoires d'animaux. En revanche, l'Homme de Néandertal était le seul à enterrer également une pierre calcaire sculptée, plate, à proximité du crâne du défunt comme pour lui servir d'oreiller ; il plaçait également dans la tombe des carapaces de tortues et des artefacts en silex.
Les archéologues ont également identifié des éléments potentiellement symboliques à proximité des tombes d'Homo sapiens, comme de la peinture à l'ocre rouge qui aurait pu décorer les corps et les objets en symbolisant le statut, l'identité ou une croyance. Ils ont par ailleurs découvert des perles naturelles transportées sur de longues distances, peut-être des parures personnelles représentant la famille, l'identité, l'âge ou les connexions sociales du défunt qui les portait.
SIMPLES TOMBES OU REPÈRES DE TERRITOIRE ?
À l'époque, l'Homme de Néandertal et Homo sapiens étaient tous deux semi-nomades, mais ils visitaient probablement les mêmes grottes chaque saison. Puisque ces grottes leur offraient de précieux abris, le fait d'inhumer leurs défunts à l'intérieur ou à proximité de ces formations géologiques pourrait être interprété comme une revendication de propriété ou un marquage de leur territoire respectif, à l'heure où ces hominines se disputaient les ressources et l'espace. « Une grotte est un atout », résume Barzilai. « Dans une région où les espèces cohabitent et interagissent, elles définissent des frontières. »
Si les deux espèces utilisaient les sépultures comme une forme de marquage, cela pourrait signifier qu'elles partageaient des pratiques culturelles, ou au moins une compréhension de ce que représentaient ces tombes ou ces repères.
« Beaucoup soutiennent que les peuples agriculteurs utilisaient les sites funéraires pour revendiquer leur propriété sur un territoire », indique Graeme Barker, archéologue à l'université de Cambridge qui n'a pas pris part à l'étude sur les fouilles de Shanidar. « C'est clairement une façon de marquer le paysage. »
L'idée générale selon laquelle ces tombes auraient pu servir à marquer un territoire est plausible, mais Barker émet tout de même quelques réserves sur cette explication. « On ne peut pas en être certains », ajoute-t-il.
QUI A INVENTÉ L'INHUMATION ?
Dans l'ensemble analysé par les chercheurs, les tombes les plus anciennes âgées de 120 000 ans correspondent aux plus anciennes sépultures pour les deux espèces. Been et Barzilai pensent également que ces tombes étaient les premières d'une tradition qui s'est ensuite propagée en dehors du Levant, vers l'Afrique et l'Europe, où la plupart des sépultures découvertes à ce jour sont bien plus récentes. En Afrique, la tombe Homo sapiens la plus ancienne est celle d'un enfant enterré à Panga ya Saidi au Kenya il y a 78 000 ans, alors que la plupart des sépultures européennes ne dépassent pas les 60 000 ans.
« La pratique de l'inhumation a vu le jour au Levant », assure Barzilai.
Les chercheurs soutiennent que le rituel de l'inhumation serait apparu lorsque Homo sapiens aurait quitté l'Afrique pour migrer plus au nord, où il aurait commencé à interagir avec les Néandertaliens d'Asie et d'Europe. Par ailleurs, comme nous l'explique Barzilai, lorsque l'Homme de Néandertal disparaît du Levant il y a 50 000 ans, les sépultures d'Homo sapiens disparaissent également, comme si ce dernier n'avait plus besoin de délimiter des frontières ou de revendiquer des territoires.
Cela dit, comme le rappelle Barker, l'essentiel de nos connaissances sur les humains préhistoriques en Afrique nous provient d'une poignée de sites archéologiques, il pourrait y avoir beaucoup à découvrir encore. Ainsi, en 2023, une équipe de chercheurs suggérait qu'une espèce humaine plus ancienne, baptisée Homo naledi, aurait pu utiliser une grotte sud-africaine comme cimetière près de 100 000 ans avant la plupart des sépultures attribuées à Homo sapiens ou aux Néandertaliens. L'annonce a toutefois fait l'objet de multiples controverses.
« Établir une tendance à partir de deux ou trois points sur un continent tout entier demande une grande prudence », indique Barker à propos de la nouvelle étude publiée par Been et Barzilai, en insistant sur le faible nombre de sites datant de la même période pour les deux espèces.
Les circonstances de la mort pourraient également fausser les résultats. Chez les hominines nomades de l'époque, la majorité des décès se produisaient probablement en dehors des grottes. « Nos découvertes ne portent donc que sur une minorité de cas », indique Barker.
Bien qu'il soit tentant d'imaginer le savoir comme une longue progression continue, il est également possible, étant donné la dimension des échelles de temps, que ces pratiques n'étaient pas du tout continues, conclut Barker : « Le savoir était acquis, puis perdu, et ainsi de suite. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.