Sous la glace de l'Antarctique, des rivières s'écoulent vers le haut

Des lacs et des rivières encore inconnus des Hommes se cachent sous la glace de l'Antarctique. Leur transformation pourrait avoir des conséquences dramatiques dans le monde entier.

De Douglas Fox
Publication 25 mars 2025, 14:25 CET
Alors qu'il est en train de fondre, le glacier Totten de l'Antarctique oriental se fragmente en ...

Alors qu'il est en train de fondre, le glacier Totten de l'Antarctique oriental se fragmente en icebergs, tous vingt fois plus grands qu'un porte-avions. Les chercheurs ont découvert qu'une grande rivière sous-glaciaire sortait de la glace à ce même endroit.

PHOTOGRAPHIE DE NASA, Institut d'études géologiques des États-Unis, Traitée par Ted Scambos, Université du Colorado à Boulder

L’immense calotte glaciaire de l’Antarctique paraît on ne peut plus plate. En effet, bien que, près de son centre, la vaste couche de glace du continent s’élève à 4 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, ses pentes et ses inclinaisons sont invisibles aux yeux des humains.

Sous cette épaisse couche de glace se cache toutefois un paysage surprenant de montagnes et de vallées escarpées, traversé par des rivières sinueuses qui, selon les experts, pourraient bien jouer un rôle déterminant dans l’évolution de la calotte glaciaire face au réchauffement sans précédent auquel elle sera prochainement confrontée.

Les scientifiques prévoient désormais qu’avec la fonte et l’amincissement de la calotte glaciaire de l’Antarctique au cours des prochaines décennies, ces rivières cachées devraient s’agrandir, déborder et emprunter de nouvelles voies d’écoulement. Ce phénomène pourrait déstabiliser les grands glaciers côtiers qui déterminent le rythme de l’élévation du niveau de la mer.

« Les transformations sont assez radicales », commente Christine Dow, hydroglaciologue à l’Université de Waterloo, au Canada, dont l’équipe a codirigé une nouvelle étude sur le sujet. L’évolution des cours d’eau pourrait, selon la chercheuse, entraîner la fonte et le glissement plus rapides des glaciers dans l’océan. « Nous sous-estimons encore la vitesse des changements qui nous attendent ainsi que la quantité de glace qui disparaîtra au cours des quatre-vingts prochaines années. »

Les résultats de l’étude, publiée le 20 mars dans la revue Nature Communications, sont le fruit de vingt années de travail visant à cartographier le continent caché sous les calottes de glace de l’Antarctique.

 

UN MONDE SOUS-GLACIAIRE INEXPLORÉ

Aucun être humain n’a jamais posé les yeux sur ces montagnes et ces vallées. Cependant, au cours des dernières décennies, des avions ont été envoyés pour survoler le continent antarctique et utiliser des radars capables de pénétrer la glace ainsi que des mesures précises des champs gravitationnels et magnétiques dans l’objectif d’obtenir un aperçu de ce monde sous-glaciaire.

Ces missions ont permis de révéler l’existence de hautes chaînes de montagnes, de larges vallées et de profonds canyons. Les radars ont également dévoilé les reflets de plusieurs centaines de lacs sous-glaciaires, alimentés par l’eau résultant de la lente fonte, à raison d’une fraction de centimètre par an, de la glace située à la base de la calotte glaciaire, une fonte provoquée par l’infiltration de chaleur géothermique venant des profondeurs ainsi que par la friction de la glace glissant sur la terre.

Les scientifiques ont aussi réalisé que, bien souvent, les rivières sous-glaciaires s’écoulaient dans les lacs, voire en sortaient. Puisqu’elles ne subissent pas seulement les effets de la gravité, mais aussi ceux de la pression de la glace qui se tient au-dessus d’elles, ces rivières peuvent présenter des comportements étranges, explique Anna-Mireilla Hayden, doctorante en hydroglaciologie qui fait partie de l’équipe de Dow à l’Université de Waterloo.

« L’eau peut même s’écouler vers le haut », révèle-t-elle, depuis des endroits recouverts d’une glace épaisse, où la pression est donc élevée, vers des endroits où la glace est plus fine et la pression plus faible. Dans certains cas, l’eau peut monter sur des centaines de mètres le long des flancs escarpés de montagnes sous-glaciaires.

Ces rivières étroites sont difficiles à repérer à l’aide d’un radar, c’est pourquoi l’équipe de Dow a passé onze années à les cartographier encore plus rigoureusement. Pour cela, les scientifiques ont combiné des cartes du paysage sous-glaciaire avec des mesures précises relatives à l’épaisseur de la glace afin de prédire les voies d’écoulement de l’eau sous-glaciaire en fonction de la gravité et de la pression.

Ils ont constaté que la plupart des glaciers de l’Antarctique qui se déplacent le plus rapidement recouvrent de grandes quantités d’eau ; cette eau lubrifie la glace, lui permettant de glisser plus facilement sur la terre. Cette observation est particulièrement vraie pour les glaciers les plus instables du continent, comme ceux de Thwaites et de l’Île-du-Pin, qui déversent aujourd’hui de la glace dans l’océan plus rapidement que jamais auparavant. Le paysage recouvert par ces glaciers est parsemé de volcans et de vallées de rift qui émettent des niveaux élevés de chaleur géothermique et, par conséquent, d’importantes quantités d’eau de fonte qui facilitent leur déplacement.

 

DE MYSTÉRIEUX POINTS DE CHALEUR

La plupart des côtes de l’Antarctique sont bordées de plaques de glace de plusieurs dizaines, voire centaines de mètres d’épaisseur. Ces plateformes flottantes retiennent les glaciers côtiers et ralentissent ainsi leur écoulement dans l’océan. Si les scientifiques savaient déjà que ces plateformes fondaient constamment par le bas, leur face inférieure étant baignée d’eau de mer légèrement plus chaude que le point de congélation, les mesures effectuées par satellite ont permis de mettre au jour un phénomène étrange.

Lorsque les rivières sous-glaciaires se jettent dans la mer, elles remuent l'eau de l'océan, ce qui ...

Lorsque les rivières sous-glaciaires se jettent dans la mer, elles remuent l'eau de l'océan, ce qui provoque la fonte et l'affaiblissement plus rapides de la partie inférieure du glacier. D'ici à 2100, le débit de cette rivière pourrait être multiplié par cinq, accentuant encore plus la fonte.

PHOTOGRAPHIE DE Tyler Pelle

Nombre de ces plateformes de glace présentent des points chauds plus ou moins larges, où elles fondent plus vite qu’elles ne le devraient compte tenu de la température de l’eau de mer. Dans certains cas, ces points chauds amincissent la glace de 30 à 90 mètres par an.

En 2020, une grande équipe de chercheurs, dont Dow faisait partie, a apporté une explication à ce phénomène.

En examinant la plateforme de glace de Getz sur la côte de l’Antarctique occidental, les scientifiques ont découvert que ces points de fonte rapide se trouvaient aux mêmes endroits que ceux depuis lesquels ils estimaient que les rivières sous-glaciaires sortaient pour se déverser dans l’océan, sous les bords de la plaque de glace.

L’eau jaillit de la face inférieure de la glace comme d’un tuyau d’arrosage à haute pression, décrit Dow.

Lorsque cette eau douce et rapide rentre en contact avec l’eau de mer dense et salée, elle fait demi-tour, s’élève et crée une puissante chute d’eau inversée. Cette eau tourbillonnante soulève ensuite une couche d’eau chaude, dense et salée qui se trouve normalement au niveau du plancher océanique, et la fait monter jusqu’à la face inférieure de la glace, augmentant ainsi considérablement le taux de fonte.

 

LES CONSÉQUENCES SUR LE TAUX DE FONTE

« L’effet de ce déversement [sous-glaciaire] est essentiel pour expliquer les taux de fonte que nous observons », commente Jamin Greenbaum, géophysicien glaciologue à la Scripps Institution of Oceanography de San Diego, qui a passé quinze années à cartographier le paysage sous-glaciaire de l’Antarctique.

Cependant, les modèles informatiques utilisés actuellement par les scientifiques pour prévoir la fonte des glaces et l’élévation du niveau de la mer ne tiennent pas compte de ces effets, indique Greenbaum.

En 2024, Greenbaum, Dow et Shivani Ehrenfreucht, alors post-doctorante, ont indiqué que cette fonte provoquée par les rivières sous-glaciaires aurait un impact majeur sur le glacier Totten de l’Antarctique oriental qui, à lui seul, contient suffisamment de glace pour faire monter le niveau de la mer de 3,5 mètres. Ils ont calculé que, d’ici 2100, les rivières sous-glaciaires devraient augmenter la fonte du Totten de 30 % par rapport aux modèles classiques.

« Nous avons été un peu surpris », admet Tyler Pelle, le post-doctorant qui a réalisé une grande partie de la modélisation dans le laboratoire de Greenbaum. 

Cette expérience n’était qu’une approximation grossière, car elle supposait que les cours d’eau ne changeraient pas avec le temps. Dow estime cependant que les rivières connaîtront des transformations du fait des changements de pressions provoqués par l’amincissement de la glace. Si Totten glisse plus rapidement, l’augmentation de la friction pourrait provoquer une fonte plus importante.

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    Il est essentiel de comprendre l'évolution des rivières et lacs cachés sous la calotte glaciaire de l'Antarctique pour prévoir l'élévation future du niveau de la mer.

    PHOTOGRAPHIE DE Tyler Pelle

    Dans leur nouvelle étude, Dow, Hayden et Pelle ont poussé ces expériences encore plus loin. Dans leur nouveau modèle, ils ont laissé les rivières évoluer librement face à l’amincissement et au recul du glacier Totten. Les résultats, présentés dans leur article publié récemment, donnent à réfléchir.

    Ceux-ci prévoient que d’ici 2100, la quantité d’eau qui se déverse sous le glacier Totten sera presque multipliée par cinq, atteignant les 160 mètres cubes par seconde, soit environ un quart du débit moyen actuel de la Garonne. Selon les estimations, la vitesse de cette eau sous-glaciaire qui s’écoule dans l’océan pourrait elle aussi augmenter, atteignant potentiellement une vitesse d’environ 1 mètre par seconde.

    « Ce qui est important, c’est la vitesse à laquelle l’eau est expulsée », selon Dow. Les turbulences qui en résulteront seront encore plus fortes lorsqu’elle atteindra l’océan, en provoquant le soulèvement de davantage d’eau chaude et salée, qui entrera ainsi en contact avec la glace.

    Hayden, Dow et Pelle estiment que le taux de fonte et d’amincissement augmentera de 20 à 50 % sur une large bande de la plateforme glaciaire.

    Une telle augmentation de la fonte dans une zone spécifique pourrait être « extrêmement importante », indique Karen Alley, glaciologue à l’Université du Manitoba au Canada, qui n’était pas impliquée dans la dernière étude. « Cela créerait un point faible dans la plateforme de glace », qui pourrait donc finir par se briser. « Celle-ci pourrait donc disparaître plus tôt que nous le pensons. »

    Avec l’amélioration de nos cartes et de nos estimations de la chaleur géothermique, notre compréhension des rivières sous-glaciaires s’accroît également, explique Greenbaum.

    « Nous sous-estimons probablement beaucoup la quantité d’eau qui se trouve là-dessous », ajoute-t-il. Tant que la science n’aura pas rattrapé son retard, « nos projections concernant l’élévation du niveau de la mer resteront trop prudentes ».

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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