Pourquoi dépiste-on de plus en plus de cancers du poumon chez les non-fumeurs ?
L’aggravation de la pollution atmosphérique entraîne une augmentation du taux de cancer du poumon partout dans le monde. Taïwan, où la majorité des nouveaux cas concernent des non-fumeurs, est un modèle à suivre en matière de dépistage.
Sur cette image 3D en couleurs obtenue par tomodensitométrie, une lésion cancéreuse (en bleu) est visible dans le lobe supérieur du poumon gauche.
À Taïwan, deux tiers des patients atteints d’un cancer du poumon n’ont jamais fumé.
Xian Mei Yang est l’une d’elles. C’est après s’être cassé le bras qu’elle a appris souffrir d’un cancer du poumon de stade 4 , les médecins ayant découvert des métastases dans ses os. Âgée de cinquante-huit ans, elle n’a jamais fumé de sa vie ; il lui reste six mois à vivre selon son médecin.
« Comment est-ce possible ? souffle Xian, les larmes aux yeux. Comment ça a pu m’arriver ? »
Partout dans le monde, le taux de cancers du poumon chez les non-fumeurs est en hausse. Une étude américaine portant sur 12 000 patients atteints d’un cancer du poumon a démontré que la part des non-fumeurs était passée de 8 à 15 % en vingt ans. Une étude britannique est parvenue aux mêmes conclusions, sa cohorte de non-fumeurs passant de 13 % en 2008 à 28 % en 2014. Bien que ces tendances soient multifactorielles, l’International Association for the Study of Lung Cancer estime qu’elles s’expliquent par une raison principale : la pollution atmosphérique.
Aux États-Unis par exemple, 83 millions de personnes respirent un air pollué et malsain, un chiffre qui devrait doubler d’ici 2054. 125 000 Américains meurent chaque année d’un cancer du poumon (c’est plus que le nombre combiné de décès associés aux cancers du sein, du col de l’utérus et colorectal). Une situation qui s’explique en grande partie par un diagnostic trop tardif : 74 % des cas de cancer du poumon diagnotiqués aux États-Unis sont de stade 3 ou 4.
Dans ce contexte de diminution du taux de tabagisme et d’augmentation de la pollution atmosphérique, Taïwan pourrait servir de modèle pour l’élaboration d’un programme efficace de dépistage du cancer du poumon chez les non-fumeurs.
LE RÔLE DE LA POLLUTION ATMOSPHÉRIQUE
Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), a décrit la pollution atmosphérique comme le « nouveau tabac ».
Parmi les principaux responsables figurent les particules fines (PM2,5), d’un diamètre inférieur à 2,5 microns, soit trente fois plus petit que celui d’un cheveu. À l’instar de la fumée de cigarette, ces minuscules particules de pollution pénètrent en profondeur dans les poumons, endommageant l’ADN à l’intérieur des cellules et augmentant le risque de cancer.
Plus de 300 000 personnes meurent chaque année d’un cancer du poumon causé par les PM2,5. Diverses recherches suggèrent qu’en plus d’être à l’origine d’anomalies génétiques cancérigènes, ces particules de pollution favorisent également la formation des tumeurs. Une étude parue l’année dernière dans la revue Nature a ainsi démontré que les PM2,5 provoquent un afflux de cellules immunitaires dans les poumons ; l’inflammation qui en résulte « active » la mutation de l’EGFR, ce qui entraîne la prolifération incontrôlable des cellules.
À Taïwan, la concentration en PM2,5 est quatre fois supérieure aux seuils considérés comme sains par l’OMS, principalement en raison des émissions des véhicules, des usines pétrochimiques et des centrales à charbon. La situation est aussi aggravée par la pollution provenant de Chine et la géographie de Taïwan, dont les régions montagneuses piègent les polluants, explique Kuan-Hsun Lian, chirurgien thoracique à l’hôpital de Yunlin de l’université nationale de Taïwan (NTU).
Xian Mei Yang a immédiatement ressenti la mauvaise qualité de l’air lorsqu’elle a emménagé à Yunlin, un comté situé dans l’ouest de la chaîne montagneuse d’Alishan. « C’était vraiment, vraiment horrible. Je ne pouvais pas respirer, c’était comme si je faisais de l’asthme ».
UNE FORME DE CANCER DIFFÉRENTE CHEZ LES NON-FUMEURS
Yang est atteinte d’un adénocarcinome, le type de cancer du poumon le plus couramment diagnostiqué chez les non-fumeurs.
« Si vous êtes fumeur, imaginez que vos poumons sont un sac de cailloux blancs dans lequel on place un caillou noir, qui représente le cancer », explique Daniel Boffa, chef de chirurgie thoracique à Yale. « Chez les non-fumeurs, c’est plutôt comme si vous ajoutiez du sable noir dans le sac ». Au lieu d’une tache bien visible sur les imageries médicales, vous obtenez quelque chose d’un peu flou.
Ces différences ne sont pas toujours aussi flagrantes, mais les non-fumeurs ont un avantage : dans la moitié des cas, leur cancer du poumon peut être traité avec des médicaments de précision, ce qui n’est possible que pour 10 % des patients fumeurs.
Les médecins sont donc en mesure de mieux cibler des mutations spécifiques et de bloquer la croissance tumorale chez les personnes non-fumeuses, indique Mong-Wei Lin, responsable adjoint de l’école de médecine de NTU, plutôt que de recourir à des techniques moins efficaces et plus invasives, comme la chimiothérapie.
Ces différences de caractéristiques et de traitement font « du cancer du poumon chez les non-fumeurs une maladie totalement différente », estime-t-il.
UN DÉPISTAGE ADAPTÉ À LA POPULATION
Nous pensons souvent que le tabagisme est l’unique cause du cancer du poumon, c’est pourquoi les personnes non-fumeuses sont souvent diagnostiquées à des stadesavancés.
De plus, comme le souligne Pan-Chyr Yang, pneumologue et ancien président de la NTU, les poumons n’ont presque aucune terminaison nerveuse, si bien que « le symptôme le plus courant du cancer du poumon est le fait qu’il soit asymptomatique ».
Si le dépistage du cancer du poumon permet de diagnostiquer tôt la maladie, il n’existait jusqu’en 2011 que sous la forme du National Lung Screening Trial (essai de dépistage national du cancer du poumon), qui portait principalement sur une cohorte de patients blancs et gros fumeurs en grande partie.
Un brouillard de pollution enveloppe la ville de Taipei, à Taïwan.
« Nous ne pouvons pas nous contenter de suivre le programme de dépistage basé sur la population caucasienne des États-Unis, poursuit le pneumologue. Nous ne poserions aucun diagnostic pour les deux tiers des patients non-fumeurs atteints de cancer du poumon, c’est certain ».
En 2015, Pan-Chyr Yang a donc lancé le programme Taiwan Lung Cancer Screening in Never-Smoker Trial (TALENT) afin de dépister les personnes présentant des facteurs de risque (antécédents familiaux) ou cuisinant sans ventilation, mais ayant fumé un peu ou pas du tout. (La question de la pollution atmosphérique n’a pas été prise en compte ici, en raison de son lien bien connu avec le cancer du poumon et des difficultés à quantifier l’exposition à cette pollution, précise Mong-Wei Lin.)
Pan-Chyr Yang a présenté les résultats de l’essai TALENT, qui portait sur plus de 12 000 participants, en 2021, à l’occasion de la conférence mondiale sur le cancer du poumon. Il a ainsi démontré que 2,1 cancers du poumon avaient été diagnostiqués pour 100 patients non-fumeurs. À titre de comparaison, le National Lung Screening Trial avait diagnostiqué un cancer du poumon chez 1,1 % des cas, alors même que seuls les gros fumeurs faisaient l’objet d’un dépistage. « Nos critères de dépistage semblent plus efficaces », indique le pneumologue.
Des études confirment déjà que le dépistage du cancer du poumon a permis de détecter plus tôt les tumeurs à Taïwan. À l’échelle du pays, le nombre de diagnostics de cancer du poumon de stades 3 et 4 a chuté de 71 % à 34 % entre les périodes 2006-2011 et 2015-2020, tandis que la part des diagnostics précoces a elle augmenté.
Cela signifie que des vies ont été sauvées, souligne Pan-Chyr Yang, le taux de survie à cinq ans pour le cancer du poumon ayant plus que doublé, passant de 22 % à 55 %.
En France, le taux de survie pour ce cancer est de 20 %.
UN SEUL MOT D’ORDRE : DÉPISTER
Sur la base de ces résultats, Taïwan a lancé son programme de dépistage national en juillet 2022. Celui-ci est composé d’un parcours réservé aux patients ayant des antécédents de tabagisme lourd et d’un autre pour les non-fumeurs, mais ayant des antécédents familiaux de cancer du poumon.
Pour Mong-Wei Lin, qui est également chirurgien thoracique, la situation lui fait penser aux dumplings taïwanais au riz, de petits chaussons fourrés individuellement, mais attachés les uns aux autres. « Si vous en prenez un, vous les prenez tous, explique-t-il. Dans chaque famille, il y a un patient asymptomatique atteint d’un cancer de stade avancé, qui peut permettre de sauver les autres membres de sa famille ».
C’est ce qui s’est passé pour Shun-Ching Lai, qui est atteinte d’un cancer, tout comme son mari, son fil et sa fille. Seul son mari fumait et il a été diagnostiqué en premier d’un cancer de stade 5 inopérable après avoir souffert d’oppression respiratoire et de toux. Suite à ça, les autres membres de la famille se sont fait dépister et ont découvert qu’ils étaient tous atteints d’un cancer de stade 1 ou 2. « Nous avons tous les trois été opérés par le professeur Lin », précise Shun-Ching Lai.
« Nous encourageons tout le monde à se faire dépister, pour que nos proches et nos amis soient diagnostiqués tôt s’ils ont un cancer du poumon », ajoute le fils de Shun-Ching Lai.
Parallèlement à ces campagnes de bouche-à-oreille, le gouvernement taïwanais a fait du dépistage une priorité en reconnaissant qu'il permettait non seulement de sauver des vies, mais aussi d'économiser de l'argent.
« Notre système d’assurance maladie consacrait beaucoup d’argent à la prise en charge des patients souffrant d’un cancer du poumon, mais nous avions très peu de résultats. La plupart des patients décédaient rapidement », rapporte Pan-Chyr Yang. Une situation comparable à celle des États-Unis, où le traitement d’un cancer du poumon de stade 1 coûte en moyenne 25 000 dollars, contre 210 000 dollars pour les cancers de stade 4, pour une probabilité de survie de 8 %.
Par conséquent, les campagnes publicitaires de dépistage du cancer du poumon, qui mettent notamment en vedette des patients tels que l’ancien vice-président Chien-jen Chen, sont partout à Taïwan, que ce soit à la télé, à la radio ou dans les journaux. Les hôpitaux appellent les Taïwanais pour leur parler de dépistage et distribuent des brochures à ceux qui s’y rendent, indique Ching Ming Chiu, directeur du dépistage au centre de cancérologie de la NTU. En retour, le gouvernement taïwanais a conditionné les remboursements pour le traitement des cancers aux résultats des programmes de dépistage des hôpitaux.
À titre de comparaison, la majorité des Américains (62 %) ignorent l’existence de tests de dépistage du cancer du poumon. Si les rubans roses sur les poitrines et les campagnes de sensibilisation au cancer du sein sont nombreux, le cancer du poumon ne bénéficie pas d’autant d’attention, explique Ashley Prosper, radiologue à l’université de Californie à San Francisco. Par conséquent, les patients n'abordent généralement pas la question du dépistage du cancer du poumon avec leur médecin traitant et ce dernier ne le fait généralement pas non plus, n’ayant que 15 à 20 minutes à accorder à chacun d’eux.
À Taïwan, en revanche, les patients décident de se faire dépister seuls, s’ils s’estiment éligibles.
C’est pour toutes ces raisons que le taux de dépistage du cancer du poumon aux États-Unis est « inacceptablement bas », juge Scarlett Gomez, épidémiologiste à l'université de Californie à San Francisco. Seulement 4,5 % des personnes éligibles se font dépister. Le programme de dépistage américain existe depuis une dizaine d'années, mais Pan-Chyr Yang estime que celui de Taïwan, pourtant âgé de seulement deux ans, a pris de l’avance, avec un taux de participation de 15 %.
UN MODÈLE DONT IL FAUT S’INSPIRER
Même si les États-Unis faisaient du dépistage du cancer du poumon une priorité et déployaient une campagne de sensibilisation, ces efforts seraient inutiles pour les non-fumeurs qui ne sont pas éligibles au dépistage.
« Pour mieux lutter contre le cancer du poumon dans le monde, il faut étendre les conditions d’éligibilité au dépistage à la population non-fumeuse, qui court un risque élevé », recommande Pan-Chyr Yang.
S’inspirant des recherches menées à Taïwan, des scientifiques de l'UCSF et de l'université de New York cherchent à déterminer quels sont les non-fumeurs qui font partie de cette cohorte à haut risque, en se concentrant tout d'abord sur les femmes américaines d'origine asiatique. Alors que 20 % des cas de cancer du poumon aux États-Unis surviennent chez des personnes non-fumeuses, plus de la moitié des femmes américaines d'origine asiatique atteintes de ce cancer n'ont jamais fumé, révèlent les recherches de Scarlett Gomez.
En 2021, l’épidémiologiste a donc lancé l'étude Female Asian Never Smokers dans le but d'étudier les facteurs de risque génétiques, culturels et environnementaux, comme le tabagisme passif et les antécédents familiaux. La même année, Elaine Shum, oncologue à l'université de New York, a démarré un essai clinique portant sur le dépistage du cancer du poumon chez 1 000 femmes asiatiques non-fumeuses.
« L'objectif principal est de modifier les directives et de faire en sorte que les compagnies d'assurance prennent en charge certains de ces examens », explique l’oncologue, car le cancer du poumon est de plus en plus fréquent chez les non-fumeurs. « Nous devons commencer à nous préparer à ça dès maintenant. Si nous ne réagissons qu’en situation de crise, il sera trop tard pour changer les choses ».
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.