Traumatisme : comment se réapproprier ses souvenirs ?

Comment le souvenir d’un événement ou épisode traumatique se manifeste-t-il et comment peut-il être surmonté ? Pour le psychanalyste Serge Tisseron, « ce qui est ravageur, c’est d’avoir une mémoire que l’on ne peut partager avec personne ».

De Marie Zekri
Publication 12 juil. 2024, 12:00 CEST
Les symptômes du trouble de stress post-traumatique sont connus depuis des millénaires, mais il aura fallu ...

Les symptômes du trouble de stress post-traumatique sont connus depuis des millénaires, mais il aura fallu plus d'un siècle aux médecins pour le considérer comme une maladie nécessitant un traitement spécifique.

PHOTOGRAPHIE DE Yuri Arcurs / Alamy Banque D'Images

En tant qu’êtres humains, nous sommes confrontés au cours de nos existences à différents types d’expériences, fruits de nos perceptions, qui laissent une trace au sein de nos circuits neuronaux. Véritables miroirs tendus vers l’extérieur, les souvenirs de ces évènements peuvent affecter notre façon d’être au monde ainsi qu’à nous-même.

Après une expérience traumatisante, les souvenirs qui font référence à l’évènement apparaissent en mémoire comme aucun autre, et se répercutent au-delà de la personne traumatisée.

 

CRÉATION DU SOUVENIR : HISTOIRES D'ÉMOTIONS ET DE CONNEXIONS 

Notre cerveau a une capacité à stocker et à remobiliser des informations. La mémorisation se passe en plusieurs étapes. « Il y a d’abord une période de stockage ou d’apprentissage, puis d’encodage qui mobilise des périodes de rappels lors de la réutilisation de l’information dans le cas de la prise de décisions par exemple » explique Gabriel Lepousez, chercheur en neurologie à l’Institut Pasteur au sein du laboratoire Perception et Mémoire. « Entre ces deux phases, il y a un épisode important de consolidation qui survient majoritairement pendant le sommeil, notamment par le biais des rêves. » Les informations sont alors pour certaines optimisées, pour d’autres, supprimées.   

L’hippocampe, structure cérébrale majeure dans l’apprentissage et le fonctionnement de la mémoire, n'est pas la seule zone où l’information se retrouve stockée. Tout dépend du réseau synaptique qui conduit au souvenir. Toute une dentelle de connexions neuronales se compose et se réorganise perpétuellement à mesure que nous créons des souvenirs. En d’autres termes, les synapses entre les neurones sont les véritables supports qui permettent d’encoder la mémoire. 

« Il n’y a pas une mais des mémoires » ajoute le neuroscientifique. Le type de mémoire que l’on mobilise, musculaire, sensorielle, consciente, inconsciente, etc. enclenche différents types de circuits et différentes régions du cerveau. « Quand on associe par exemple une couleur à une odeur, c’est parce que le circuit assimilé à cette couleur s’est connecté à un ensemble d'autres neurones, qui sont alors tous réactivés en même temps. » Quand on appuie sur un neurone, on rappelle alors l’ensemble du réseau qui y est associé.  

Ces circuits neuronaux tracent un chemin de perception du monde, une carte mentale propre à chacun. La fantastique plasticité synaptique de la mémoire humaine forge alors autant de mémoires qu’il n’y a d’individus. Ces mémoires sont toutes liées d’une manière ou d’une autre au siège des émotions. « Nous mémorisons en fonction de la charge émotionnelle associée », explique Serge Tisseron, psychanalyste de renommée internationale.  

 

NAISSANCE ET ÉVOLUTION DU TRAUMATISME

« Tout le monde se souvient de ce qu’il faisait au moment des attentats du 11 septembre 2001 », souligne le psychanalyste. Plus la charge émotionnelle est intense, plus le souvenir est marquant et clair dans la mémoire. 

Dans certains cas, quand la charge émotionnelle est trop forte et que la personne est directement impliquée, le souvenir devient traumatisant. « Lorsqu’un événement qui sort de l’ordinaire nous arrive, reprend le psychanalyste, le cortex cingulaire situé à la jonction des deux hémisphères cérébraux, agit comme lanceur d’alerte. » Cette zone envoie alors des messages vers l'amygdale qui inonde le corps de médiateurs chimiques comme le cortisol, ou l’adrénaline, mais aussi vers le cortex préfrontal, centre de contrôle du cerveau.

« Lorsque le cortex cingulaire est en alerte rouge, l’amygdale se trouve stimulée à l'excès et empoisonne l’organisme. » C’est l’état de choc. Le cerveau est inondé d’informations qu’il ne sait pas traiter. La personne fonctionne uniquement avec son cortex préfrontal, ce qui produit une sorte de dissociation. Par exemple, en situation de guerre, il y a souvent une volonté chez les victimes de chercher à rester dans l’action : « on n’a pas le temps de penser aux états d’âme, il faut reconstruire. » 

Shershah, 15 ans, d’Afghanistan, regarde au-dessous d’une couverture bleu clair dans un wagon abandonné de la gare centrale de Belgrade, en Serbie, où il a trouvé un semblant d’abri et de repos. Au cours des dernières années, le nombre d’enfants non accompagnés qui ont fui en Europe pour tenter d’échapper aux difficultés et aux conflits a considérablement augmenté.
PHOTOGRAPHIE DE Muahmmad Muheisen, National Geographic

« Mais cinq à dix ans plus tard, quand on a retrouvé un niveau de vie assez satisfaisant, tout ce que l’on avait mis de côté revient, reprend le psychanalyste. Les gens se mettent alors à faire des cauchemars, ou à vivre le présent comme une situation passée ». Le monde se fait alors miroir du traumatisme. « Le stress-post-traumatique, classé dans le spectre psychiatrique de l’anxiété, ne se caractérise pas nécessairement par une perte de mémoire mais plutôt par une mémoire trop forte qui joue des tours à la personne traumatisée » ajoute Gabriel Lepousez. 

« Je n’oublie pas, mais j’ai longtemps mis de côté mes souvenirs », confie Lucas qui a émigré en France depuis la Syrie en 2015. « Mais parfois, mes souvenirs apparaissent quand il n’y a pas de lumière, ou bien une forte odeur de pluie. Cela me rappelle mon voyage. Certains contextes font remonter des sensations très vives. »

Dans certains cas, les réminiscences du traumatisme peuvent être handicapantes pour la personne mais aussi son entourage. « C’est le cas d’un vétéran de la guerre du Vietnam, qui, en tombant sur un reportage sur la guerre en Afghanistan, voit ses traumatismes resurgir » raconte Serge Tisseron. « Lui qui était obligé de faire respecter le couvre-feu pendant la guerre, il se retrouve transporté vers son passé et se met à frapper sa fille qui rentre tard. Le lendemain matin, il a tout oublié. »

Les traumatismes peuvent par ailleurs se transmettre. « C’est ce que j’appelle le suintement, précise le psychanalyste. Une génération qui grandit au contact de parents ou de populations traumatisées, va être malmenée par les réminiscences de ces traumatismes » bien souvent sans connaître les raisons à l’origine des comportements. « L’humain a une puissance de transmission culturelle très forte qui fonctionne par reproduction comportementale, ajoute Gabriel Lepousez. »

« L’épigénétique révèle également que l’impact d’un traumatisme grave peut modifier l'expression de l’ADN et avoir un impact sur deux à trois générations », explique Serge Tisseron. Les protéines autour desquelles s’enroulent l'ADN des cellules sont impactées, ce qui peut modifier l’information génétique alors transmise aux enfants, par exemple en les rendant exceptionnellement sensibles au stress. Un animal exposé à une odeur associée à un événement traumatisant comme un choc électrique par exemple, peut développer une peur de cette odeur, laquelle peut se transmettre à sa descendance.

 

RETROUVER SA DIGNITÉ PAR LA RECONNAISSANCE 

En thérapie comportementale, les spécialistes essaient de dissocier l'événement de l’émotion chez les patients en désactivant la mémoire associative. « En réorientant l’information et son traitement, on crée une mémoire avec laquelle on vit plus confortablement », explique Gabriel Lepousez. Mais, au-delà du caractère individuel du problème, il est essentiel de travailler à faire exister collectivement le souvenir. Selon Serge Tisseron, « ce qui est ravageur, c’est d’avoir une mémoire que l’on ne peut partager avec personne ». 

« Quelqu’un qui a vécu un viol rêve toujours de parler à son violeur, quelqu’un qui a été torturé rêve toujours de parler à son bourreau. Pour la victime, seuls les personnes concernées peuvent entendre la plainte parce que l'information est inaudible au reste du monde. Au Rwanda, les rescapés du génocide cherchaient toujours à parler avec leurs tortionnaires. Mais parfois, cet échange est impossible, notamment quand le responsable disparaît. Se met alors en place une crypte mentale, concept développé par Nicolas Abraham et Maria Torac. La victime perd alors tout espoir d’en parler un jour. »

Une des plus grandes souffrances chez une personne traumatisée est notamment d’avoir le sentiment que personne ne pourra jamais l’entendre. En cela, le collectif est essentiel dans le travail de guérison. L’idée n’est alors plus de parler à l’agresseur mais de parler à d'autres victimes. Cela permet de rouvrir des cryptes d’une façon qui était jusqu’alors impossible. 

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    « C’est très important que l’on n’oublie pas ce qui s’est passé. J’écris et je parle. Je veux que nos enfants connaissent notre histoire », confie Lucas. Dans le cadre d’un traumatisme collectif, ce travail de libération de la parole est extrêmement important, car cela permet aux populations de comprendre que ce qu’elles ont vécu ou entendu n’était pas de l’ordre de l’invention. À l'échelle collective et générationnelle, dans des situations de guerre par exemple, il est essentiel de reconnaître que derrière la grande histoire se cache histoires individuelles, et autant de potentiels traumatismes.

    Reconstituer sa mémoire, c’est aussi reconstruire sa fierté. « Parler de ce que l’on a vécu c’est cesser d’être l’objet des autres pour devenir le sujet de son propre discours et sortir de l'assujettissement », souligne Serge Tisseron. Le devoir de mémoire, qui passe par le partage du vécu, permet donc de lever le voile de l’imprononçable traumatisme et de croiser les mémoires afin de légitimer le vécu et de retrouver une dignité nécessaire à la guérison. Car « il n’y a pas de résilience, il n’y a que des co-résiliences. »

    Retrouvez notre reportage sur la mémoire et le stress dans le numéro 297 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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