La révolution du verre : bientôt, il se pliera et rebondira

Les humains fabriquent du verre depuis 4 000 ans. Mais aujourd’hui, les scientifiques développent des techniques qui révolutionneront tous les domaines, de la médecine à la façon dont nous percevons l’univers.

De Jay Bennett, Photographies de Christopher Payne
Publication 30 juil. 2024, 09:16 CEST, Mise à jour 30 juil. 2024, 20:25 CEST
Dans le nord de l’État de New York, des chercheurs de la société Corning testent des ...

Dans le nord de l’État de New York, des chercheurs de la société Corning testent des formules pour améliorer la résistance, la couleur et la clarté optique du verre.

PHOTOGRAPHIE DE CHRISTOPHER PAYNE

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Par une fraîche journée de mars, Kazuhiko Akiba et l’un de ses collègues se tenaient dans la cour de la verrerie Chiba Kogaku, au Japon, prêts à dévoiler leur dernière création. Un chariot élévateur apporta un pot en argile de la taille d’un jacuzzi et le déposa devant eux. Les deux hommes s’équipèrent de lunettes de sécurité et de gants. Puis, armés d’un marteau, ils se mirent à frapper les bords du pot, brisant de gros morceaux de céramique pour en révéler le précieux contenu : une substance dure et lumineuse qui, sous les rayons du soleil de l’après-midi, brillait dans des teintes céruléennes de glace arctique. Kazuhiko Akiba, le directeur de l’usine, recula, admiratif. «Kirei», s’exclama-t-il. Magnifique. Il s’agissait du dernier lot d’un des verres optiques les plus purs du monde, connu sous le nom d’E6.

Située à l’est de Tokyo, Chiba Kogaku fabrique du verre dans des pots en argile de façon artisanale depuis plus de cinquante ans. La technique remonte au début du XIXe  siècle, lorsque le fabricant suisse de lentilles Pierre-Louis Guinand devint le pionnier de la méthode consistant à utiliser des bras en céramique réfractaire pour brasser le verre fondu. Elle permettait d’obtenir un produit sans bulles ni contaminants, idéal pour l’optique. En 1965, la firme japonaise Ohara Glass perfectionna le procédé et développa l’E6, un verre à faible dilatation, désormais uniquement fabriqué pour elle à Chiba Kogaku.

La fabrication d’un pot d’environ 800 l prend à peu près quatre mois. D’abord, un récipient en argile est façonné à la main. Puis des ouvriers y versent un mélange fait, entre autres, de silice, d’oxyde de bore et d’oxyde d’aluminium, et chauffent le tout à 1 500 °C. Le verre en fusion doit être brassé à intervalles réguliers pendant plus de deux jours, avant que le pot soit placé dans une chambre à température contrôlée, où il refroidira durant deux semaines.

Briser le pot en argile permet d’enlever la couche extérieure de verre et de ne garder qu’une substance pure pouvant être refondue et moulée dans des formes précises et résistantes à des températures extrêmes. Une telle stabilité s’avère cruciale dès lors qu’il s’agit de fabriquer des miroirs pour les grands télescopes.

Le marché pour des instruments aussi coûteux est si restreint que la totalité de l’E6 fabriqué ces quarante-deux dernières années n’a été livrée qu’à un seul client. Une part importante de cette production (122 t) est spécialement destinée à un projet qui, en cas de succès, changera notre façon de concevoir l’Univers. 

Une fois le verre E6 retiré du pot en argile, un ouvrier en marque la surface à l’aide ...
Puis il est découpé en petits blocs, dont les moindres défauts seront détectés par une lentille polarisante. Ils seront ensuite expédiés ...
Gauche: Supérieur:

Une fois le verre E6 retiré du pot en argile, un ouvrier en marque la surface à l’aide d’une pointe à tracer en carbure de tungstène, avant de chauffer la fissure avec un chalumeau jusqu’à ce que le verre se fende en deux.

Droite: Fond:

Puis il est découpé en petits blocs, dont les moindres défauts seront détectés par une lentille polarisante. Ils seront ensuite expédiés dans un laboratoire de l’université de l’Arizona, où ils seront refondus pour fabriquer les miroirs du télescope géant Magellan.

Photographies de CHRISTOPHER PAYNE

L’E6 n’est qu’un exemple de la manière dont le verre est aujourd’hui réinventé pour explorer toutes sortes de frontières. Ce matériau a fait l’objet de plus de progrès technologiques et industriels au cours des cinquante dernières années qu’au cours du précédent millénaire, ce qui a incité l’ONU, en  2022, à le reconnaître comme l’élément 100% recyclable le plus susceptible d’aider les pays à atteindre leurs objectifs de développement durable d’ici à 2030. Autrement dit, nous sommes entrés dans une nouvelle ère du verre, une ère dans laquelle les scientifiques utiliseront ce matériau ancien pour améliorer radicalement nos vies.

Il existe un mème populaire sur Internet montrant le moment où des tout-petits reçoivent leur première paire de lunettes. Dans chaque vidéo, un enfant braillard ou désorienté prend tout à coup l’air abasourdi, les yeux écarquillés, alors que, pour la première fois, il peut nettement voir ses parents, et cela grâce à une technologie conçue il y a plus de sept cents ans et utilisée par des milliards de personnes depuis.

De nos jours, porter des lunettes est devenu si banal que nous avons pratiquement oublié l’impact de l’invention des lentilles optiques sur la civilisation. Cela vaut pour la plupart des domaines que le verre a profondément bouleversés. Essayez d’imaginer la vie sans bouteilles ni plats allant au four, sans miroirs ni fenêtres, sans ampoules électriques ni téléviseurs. Si vous lisez cet article sur votre smartphone, c’est que vous avez appuyé sur un écran tactile en verre, et ces mots sont apparus via des données circulant dans des câbles à fibre optique en verre.

Les êtres humains ont intégré peu à peu ce matériau dans leur vie depuis qu’ils ont découvert comment le produire, il y a 4500 ans environ. Bien que l’on ne sache pas exactement où il a été créé, quelques-unes des plus anciennes perles et autres ornements en verre ont été retrouvés en Mésopotamie. Les historiens supposent qu’il pourrait être apparu comme un sous-produit accidentel de la fabrication de céramique ou de métal. Quoi qu’il en soit, l’homme a rapidement appréhendé le procédé pour le créer, comme en témoigne une tablette d’argile babylonienne découverte dans l’actuel Irak, et qui consigne en caractères cunéiformes l’une des premières recettes connues du verre.

Qu’ils soient anciens ou modernes, presque tous les verres contiennent la même formule de base : un mélange de silice (l’ingrédient principal), de soude (pour abaisser le point de fusion) et de chaux (pour le stabiliser). Mais ce qui fait en partie la spécificité de ce matériau tient à une sorte d’accident de la nature – le fruit d’un processus interrompu. Lorsque les principaux ingrédients sont chauffés à environ 1 000 °C puis refroidis, les atomes du mélange tendraient naturellement à former une structure semblable à la matrice cristalline de la glace ou du diamant. Au lieu de cela, ils se retrouvent piégés dans une configuration aléatoire, produisant quelque chose entre un solide et un liquide, qui peut être remodelé avant de refroidir et de durcir. Le résultat est connu sous le nom de solide amorphe.

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    Un technicien montre la flexibilité d’une feuille de verre. Ce produit, signé Corning, permet de fabriquer des écrans de téléphone pliables et des vitres ultralégères.

    PHOTOGRAPHIE DE CHRISTOPHER PAYNE

    Cette structure moléculaire désordonnée confère au verre son superpouvoir : une adaptabilité de caméléon. Puisque ses atomes n’ont pas besoin de se fixer dans un schéma spécifique, sa structure peut intégrer, à des températures élevées, un large éventail de composés chimiques. Ces ajouts peuvent apporter de la couleur, de la flexibilité, une plus grande résistance à la chaleur et une solidité accrue, entre autres.

    « La composition du verre peut varier à l’infini, et vous pouvez sans cesse changer ses propriétés », confirme Alicia Durán, membre du Conseil supérieur de la recherche scientifique d’Espagne et ancienne présidente de la Commission internationale du verre qui a oeuvré avec les Nations unies à la promotion de ce matériau. « La principale qualité du verre, poursuit-elle, c’est qu’il peut être produit, reproduit, naître et renaître – pour la même application ou pour d’autres usages – indéfiniment. C’est le fondement même de la durabilité. »

    Pour les scientifiques, c’est une opportunité d’expérimentation sans fin. Il en va ainsi au laboratoire d’ingénierie et de traitement des matériaux de Corning, une multinationale spécialisée dans le verre et la céramique, située dans l’État de New York. Lorsque je l’ai visité, des techniciens vêtus de combinaisons isolantes sortaient d’un four industriel un creuset de verre chauffé à blanc, y versant avec soin l’une des milliers de nouvelles formules expérimentées sur le site.

    Corning est connue pour avoir collaboré avec Thomas Edison afin d’améliorer son ampoule électrique, en 1879. Depuis, l’entreprise a multiplié les innovations autour du verre, depuis le matériel de laboratoire en Pyrex (utilisé pour produire la pénicilline et les premiers vaccins contre la poliomyélite) jusqu’aux premières lignes en fibre optique (essentielles aux autoroutes de l’information) et au verre ultrarésistant Gorilla Glass (qui, en général, empêche l’écran de votre téléphone de se briser).

    Même si une grande partie de ce qui est en cours de développement chez Corning demeure confidentiel, de nombreux autres chercheurs partagent ouvertement leurs projets. Ainsi du verre bioactif : en 1969, un professeur de l’université de Floride a découvert que, en remplaçant une partie de la silice par du calcium, il était possible de créer des granules ou de la poudre de verre se liant aux os fracturés, accélérant ainsi leur guérison. Grâce à cette découverte, le bioverre est en cours de reformulation pour devenir un traitement potentiel des infections des os et des blessures des tissus mous, m’explique Julian Jones, spécialiste en sciences des matériaux à l’Imperial College London, qui étudie le sujet depuis vingt-cinq ans. Cette approche pourrait résoudre l’un des plus grands défis de la médecine, alors qu’un nombre croissant d’agents pathogènes deviennent résistants aux antibiotiques. Julian Jones a été le pionnier du bouncy bioglass, un bioverre-polymère ayant l’élasticité du caoutchouc, imprimé en 3D et destiné à reformer le cartilage. « Pour les patients âgés souffrant d’arthrite, dit-il, c’est un peu le graal de la régénération du cartilage. »

    Un stroboscope enregistre le rebond d’un morceau de verre bioactif, combiné à des polymères. Développé à ...

    Un stroboscope enregistre le rebond d’un morceau de verre bioactif, combiné à des polymères. Développé à l’Imperial College London, il est en cours de test pour aider à la régénération du cartilage.

    PHOTOGRAPHIE DE CHRISTOPHER PAYNE

    Le verre jouera aussi un rôle essentiel dans les énergies renouvelables, selon Himanshu Jain, qui dirige l’Institut des matériaux et dispositifs fonctionnels de l’université Lehigh, en Pennsylvanie. Il est déjà indispensable pour les panneaux solaires et les pales des éoliennes. Alors pourquoi ne pas imaginer des fenêtres convertissant l’énergie solaire en électricité, interroge le chercheur, avant d’envisager d’autres innovations, comme des granulés d’engrais en verre ou des puces électroniques traitant des informations via la lumière et non par signaux électriques.

    L’une des utilisations les plus controversées de la technologie du verre provient du Pacific Northwest National Laboratory, dans l’État de Washington. Des chercheurs y travaillent à confiner les 212 millions de litres de déchets nucléaires stockés sur le site de Hanford, une usine qui traitait du plutonium pour le projet Manhattan [ndlr : premier programme américain de fabrication d’une bombe atomique] et durant la guerre froide. L’équipe a ainsi mis au point différentes sortes de verres destinées à confiner les divers types de polluants radioactifs. Les déchets vitrifiés survivront à la demi vie radioactive de la plupart des matières toxiques, même si les débats persistent sur l’endroit où les stocker en toute sécurité.

    De toutes les avancées offertes par le verre de nouvelle génération, c’est l’E6 qui m’a le plus captivé et qui m’a incité à visiter l’usine de Chiba Kogaku. Après avoir cassé le pot en argile pour en retirer le bloc d’E6, les techniciens utilisèrent des chalumeaux afin de le découper en morceaux de la taille d’une boîte à chaussures, expédiés ensuite par bateau vers un laboratoire de Tucson, en Arizona. Là, le seul client au monde de l’E6, un astronome nommé Roger Angel, s’en servira pour construire les plus grands miroirs de télescope de la planète. Une fois achevé et installé au sommet d’une montagne du désert d’Atacama, au Chili, le télescope géant Magellan permettra aux scientifiques de déceler des détails du cosmos encore jamais observés jusqu’à présent.

    Mais les astronomes ont longtemps été embarrassés par les défis posés par le moulage des grands miroirs ; plus ils prenaient de l’ampleur et plus ils devenaient lourds et encombrants. Roger Angel a résolu le problème en utilisant un moule en nid-d’abeilles, ce qui a permis de faire baisser considérablement le poids du miroir, tout en augmentant sa résistance et sa rigidité. Avec ses collègues, il a également mis au point un moyen de faire tourner le verre à mesure qu’il fond afin de lui donner une forme légèrement concave, diminuant ainsi le temps nécessaire à son meulage et à son polissage.

    Un laser pulsé a réalisé la découpe de cette fine spirale en verre. Les outils high-tech ...

    Un laser pulsé a réalisé la découpe de cette fine spirale en verre. Les outils high-tech permettent de traiter le verre de nouvelles et multiples façons, car sa structure chimique autorise presque toutes les formes.

    PHOTOGRAPHIE DE CHRISTOPHER PAYNE

    Le scientifique a compris dans les années 1980 que faire progresser l’astronomie exigerait des miroirs de télescope plus volumineux, capables de capturer davantage de détails. Si personne ne fabriquait ceux dont il avait besoin, pourquoi ne pas les faire lui-même, s’est-il demandé. « Cela me rassure de savoir que de grands scientifiques du passé, dont Galilée et Newton, ont fabriqué leurs propres télescopes », dit-il. Un ancien étudiant raconte que, à l’époque, Roger Angel avait utilisé un petit four à céramique pour fusionner deux saladiers en Pyrex afin de prouver qu’il serait possible de fondre le verre dont il avait besoin pour ses grands miroirs.

    En octobre dernier, j’ai été invité, en même temps que d’autres journalistes, au Mirror Lab – une installation à l’apparence de caverne, construite sur ce qui était autrefois un parking sous le stade de football américain de l’université de l’Arizona – pour assister au moment fatidique où le four atteindrait sa température maximale pour couler le septième et dernier miroir du télescope géant Magellan. Quelques semaines auparavant, une équipe avait soigneusement chargé 18 t d’E6 (des milliers de ces fameux blocs au format d’une boîte à chaussures) dans le four circulaire, de la taille d’une petite piscine. Après son coulage, le verre sera lentement refroidi pendant quatre-vingt-cinq jours, puis meulé et poli pendant environ un an avant qu’un revêtement en aluminium ne soit ajouté pour rendre sa surface réfléchissante.

    Roger Angel, 83 ans, se tenait seul, les bras derrière le dos. Il semblait perdu dans ses pensées en regardant naître sa dernière création, rêvant peut-être à un nouveau défi. Magellan s’inscrit parmi nombre de ses projets révolutionnaires, farfelus diront certains, une idée nourrissant la suivante. Il aimerait notamment développer des miroirs flexibles, capables de concentrer la lumière du Soleil pour produire la chaleur intense nécessaire à la fabrication du ciment, réduisant ainsi l’empreinte carbone du matériau de construction le plus employé dans le monde. Et il cherche aussi comment construire un observatoire sur le pôle sud de la Lune.

    Mais ces entreprises passent au second plan par rapport au télescope géant Magellan. Lorsque les astronomes commenceront enfin à l’utiliser pour sonder le ciel – ce qui devrait arriver aux environs de 2029 –, les miroirs seront capables de fournir un très grand nombre d’informations sur les planètes lointaines passant devant les étoiles à un degré jamais atteint auparavant. Cela permettra aux scientifiques de déterminer leurs températures, mais aussi de savoir si elles contiennent des gaz comme du méthane et de l’oxygène, signes d’une possible présence de vie. « Ce serait la découverte du siècle », affirme l’astronome.

    Je pouvais entendre le ronronnement du four en train de tourner et imaginais l’E6, à l’intérieur, fondre pour prendre la forme de l’immense miroir qui ouvrirait le champ à cette découverte. J’avais l’impression d’assister à un événement historique, un événement qui pourrait tout changer.

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