Le cancer du sein se propagerait plus vite pendant le sommeil
Une étude suggère que les cellules cancéreuses se propageraient davantage pendant la nuit, une découverte qui pourrait permettre le développement de nouvelles méthodes de diagnostic et d'administration des traitements.
Cette image au microscope électronique montre un amas de cellules tumorales circulantes (CTC) dans les filtres d'un dispositif microfluidique utilisé pour traiter les échantillons de sang. Toutes les cellules de l'amas proviennent du même patient. Cet amas de cellules métastatiques, qui est plus petit qu'un point sur une page blanche, flotte dans le sang et se dépose dans les tissus sains, permettant au cancer de se propager.
En plus de nous endormir le soir et de nous réveiller le matin, l’horloge interne du cerveau humain contrôle également le flux et le reflux quotidien des hormones, régule la température corporelle, signale la faim et programme la digestion, et ce ne sont que quelques exemples de ses centaines de fonctions physiologiques. Une étude menée sur des patientes atteintes d’un cancer du sein révèle que les cellules cancéreuses profitent de ces cycles hormonaux pour se propager pendant le sommeil de la patiente.
Les cancers se propagent vers de nouvelles zones lorsque les cellules se détachent de la tumeur d’origine et se déplacent vers des tissus éloignés par le biais des systèmes sanguin ou lymphatique, après avoir traversé les parois des vaisseaux sanguins. Cette propagation, ou « métastase », est à l’origine de la plupart des décès dus aux cancers. Jusqu’à présent, les scientifiques pensaient que ces cellules tumorales circulantes (CTC) libres étaient rejetées en permanence dans la circulation sanguine tout au long de la journée. Cependant, une nouvelle étude montre que chez les patientes atteintes d’un cancer du sein, la plupart des CTC sont libérées pendant la phase tardive du sommeil, juste avant le lever du soleil, plutôt que pendant les heures actives de la journée.
« Lorsque la patiente dort, la tumeur se réveille », explique Nicola Aceto, oncologue moléculaire à l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETH), en Suisse, qui a dirigé l’étude.
Ces nouvelles recherches permettent de mieux comprendre les mécanismes biologiques qui facilitent la propagation du cancer, et constituent une observation précieuse que les médecins pourront utiliser pour suivre la croissance du cancer et les métastases en prélevant des échantillons de sang à des moments précis de la journée.
« Nous démontrons clairement que le moment de la biopsie est très important pour un meilleur diagnostic », affirme Zoi Diamantopoulou, biologiste spécialiste des cellules cancéreuses dans le laboratoire d’Aceto et autrice principale de l’étude.
Les scientifiques ont tenu à préciser que l’étude ne montre pas que les cancers sont causés par le sommeil ou le repos. Ce qu’elle montre, c’est qu’une fois qu’un cancer s’est installé, sa progression est affectée par le sommeil et les changements hormonaux qui y sont liés. « Pour les patients qui ont déjà un cancer, un sommeil régulier est vital pour s’assurer que le reste de leur organisme est suffisamment fort pour supporter le traitement et combattre la maladie », explique Harrison Ball, étudiant diplômé de l’université du Michigan, qui a été invité à rédiger un commentaire sur l’étude d’Aceto.
Le sommeil favorise un système immunitaire fort, ce qui est bon pour se protéger contre les cancers. « Notre système immunitaire est au mieux de sa forme lorsque nous nous reposons suffisamment », selon Sunitha Nagrath, ingénieure chimiste à l’université du Michigan Ann Arbor, qui développe des outils pour isoler et étudier des cellules rares provenant de patients atteints de cancer. « Le cancer peut se propager de manière agressive [pendant la nuit], mais le corps peut se défendre si nous avons un bon système immunitaire. »
Les conclusions de l’étude comblent une lacune importante dans les connaissances en matière de biologie du cancer, « notamment en constatant que les CTC ont tendance à être plus nombreux et plus agressifs la nuit », explique Francis Lévi, oncologue médical à l’université Paris-Saclay, qui a passé les trente dernières années à explorer l’influence du rythme circadien sur la santé et la maladie. Lévi a notamment montré que la toxicité et les effets secondaires de certains médicaments anticancéreux pouvaient être réduits en modifiant l’heure à laquelle ils sont administrés (un domaine désormais connu sous le nom de chronothérapie), et a établi que ces heures différaient entre les hommes et les femmes.
« Il faudra encore des décennies et probablement des essais cliniques prospectifs pour faire comprendre aux cliniciens que l’heure de la journée a une importance », déplore Christoph Scheiermann, immunologiste à l’université de Genève en Suisse. Mais d’après cette étude, le fait de prélever du sang aux bons moments peut avoir une importance diagnostique immédiate, estime Scheiermann.
RYTHME CIRCADIEN ET SYSTÈME IMMUNITAIRE
Des scientifiques étudient les rythmes biologiques entre le jour et la nuit, ou chronobiologie, depuis le 18e siècle. L’astronome français Jean-Jacques Dortous de Mairan a montré pour la première fois en 1729 que les feuilles du mimosa pudique continuaient à s’ouvrir et à se fermer au cours du cycle jour-nuit de 24 heures, même lorsqu’elles étaient plongées dans une obscurité permanente, suggérant que la plante possédait une horloge interne qui lui permettait de suivre le passage du temps. Des horloges biologiques similaires fonctionnent en suivant la lumière du soleil chez tous les vertébrés, les plantes, les champignons et les bactéries, ce qui leur permet de rester en phase avec leur environnement. Ce phénomène explique pourquoi certains animaux, dont les chats, sont nocturnes et pourquoi certaines algues font briller leur bioluminescence après le coucher du soleil.
L’horloge biologique du cerveau humain n’est pas un concept abstrait. Il s’agit d’un ensemble d’environ 20 000 neurones situés dans les noyaux suprachiasmatiques de l’hypothalamus, et qui régule un cycle de 24 heures de changements physiologiques et comportementaux appelés rythme circadien. Ce faisceau de neurones reçoit des signaux lumineux de la rétine et organise le fonctionnement d’oscillateurs dans d’autres régions cérébrales et dans des organes, dont le foie et les reins, en activant et désactivant une multitude de gènes. En 2017, Jeffrey Hall, Michael Rosbash et Michael Young ont reçu le prix Nobel pour la découverte de gènes essentiels qui actionnent les engrenages de cette horloge interne. Chez les humains, au moins 30 % de tous les gènes qui fabriquent des protéines présentent une activité cyclique dans divers organes, un chiffre susceptible d’augmenter avec une meilleure analyse des activités des gènes.
Si la majorité des gènes des cellules saines sont plus actifs en début de matinée et en fin d’après-midi, d’autres atteignent leur pic en début de soirée, pendant le sommeil, lorsqu’il n’y a pas d’apport alimentaire. « En général, cette synchronisation se fait par la libération de diverses molécules de signalisation, comme les hormones, qui circulent dans tout le corps », explique Ball.
Chez l’être humain, lorsque les niveaux de lumière baissent, les neurones de l’horloge circadienne sécrètent la mélatonine, l’hormone du sommeil. Les gènes qui produisent d’autres hormones, comme la leptine, qui induit la faim et coordonne l’appétit, et le cortisol, qui répond au stress, nous réveille le matin et combat les maladies, réagissent également aux cycles de lumière et d’obscurité.
Lorsque l’activité humaine entre en conflit avec le cycle de 24 heures, comme c’est le cas pour les personnes qui sont actives lorsqu’il fait nuit et dorment lorsqu’il fait jour, le décalage circadien augmente le risque de développer des cancers. Les hôtesses de l’air et les infirmières ont un risque légèrement accru de développer un cancer du sein, peut-être en raison de la perturbation des rythmes circadiens. Dans les études de laboratoire, les souris présentent également un risque accru de développer des tumeurs mammaires dans des conditions de travail simulées. C’est pourquoi le Centre international de recherche sur le cancer considère le travail à des heures irrégulières, comme celui des hôtesses de l’air et des infirmières de nuit, comme « probablement cancérigène ».
Les risques du travail en décalé ou de nuit vont au-delà du cancer du sein et s’étendent au cancer de la prostate, aux maladies cardiovasculaires et à plusieurs autres maladies chroniques. Cette population a également plus de chances de développer des infections, selon Lévi.
Si l’on ne sait pas exactement pourquoi les perturbations fréquentes des cycles de l’éveil et du sommeil sont associées à un risque accru de développer un cancer, des études suggèrent que l’immunosuppression, l’inflammation chronique ou la prolifération cellulaire accrue pourraient en être les causes.
« Les cellules immunitaires ont également une horloge circadienne, et leur fonction présente des fluctuations quotidiennes », explique Kazuhiro Yagita, docteur en médecine interne à l’université préfectorale de médecine de Kyoto, au Japon.
Les niveaux de globules blancs circulants, qui aident l’organisme à combattre les infections et d’autres maladies, atteignent leur maximum pendant la phase de repos : la nuit pour les humains et le jour pour les souris. Le mauvais alignement entre le cycle environnemental et les horloges circadiennes internes provoque des ravages métaboliques dans les cellules, ce qui entraîne leur dysfonctionnement, ajoute Yagita. En outre, « le sommeil est très bon pour protéger ou réduire le risque de cancer ».
Mais une fois que les cellules deviennent cancéreuses, elles s’affranchissent du rythme circadien. « Les cellules cancéreuses et les tumeurs ne présentent normalement pas ces oscillations que l’on observe dans les tissus sains », selon Scheiermann. « Elles ne savent pas quelle heure il est. »
C’est pourquoi les scientifiques ont été surpris de constater que des hormones clés du rythme circadien, telles que la mélatonine et la testostérone, affectaient directement la génération de CTC dans l’étude de Zurich.
HORMONES, REPOS ET MALADIE
Lorsque les scientifiques ont remarqué des écarts dans le nombre de cellules cancéreuses détectées dans des échantillons de sang prélevés à différents moments de la journée, ils ont décidé d’approfondir leurs recherches, selon Aceto.
« Nous avons constaté que la libération des CTC n’était pas constante au cours de la journée, mais qu’elle augmentait et diminuait », explique Diamantopoulou. « Cela nous a donné envie de continuer à chercher quels facteurs régulent la libération des CTC. » Les scientifiques soupçonnaient que des hormones telles que la mélatonine, qui régit le sommeil, et les corticoïdes, qui équilibrent la réponse au stress, le flux d’énergie, la température corporelle, l’équilibre hydrique et d’autres processus essentiels, pourraient être les signaux qui déterminent le moment de la libération des cellules cancéreuses. Ces hormones sont des régulateurs connus du rythme circadien et atteignent toutes deux leur niveau maximal dans le sang entre 3 h et 4 h 30 du matin. Diamantopoulou a donc prélevé du sang sur trente patientes hospitalisées pour un cancer du sein, une fois à 4 h du matin et une autre fois à 10 h. « J’aurais souhaité que ce soit un peu plus tard ou un peu plus tôt ; l’analyse des échantillons aurait été plus pratique et plus facile », dit-elle.
Diamantopoulou a constaté que près de 80 % des CTC étaient détectés dans les échantillons de sang prélevés à 4 heures du matin, lorsque les patientes se reposaient. Pour mieux comprendre leurs résultats, les scientifiques ont reproduit leurs observations chez des souris atteintes d’un cancer induit expérimentalement. Les souris étant nocturnes, leurs taux de CTC étaient jusqu’à 88 fois plus élevés le jour, lorsqu’elles se reposaient, que la nuit, lorsqu’elles étaient actives. La perturbation du cycle d’éveil et de sommeil des souris a permis de réduire le nombre de cellules cancéreuses dans leur sang.
Pendant la phase de repos, les cellules cancéreuses libérées se divisaient plus rapidement que les cellules saines. Ces cellules étaient également plus susceptibles de se développer en de nouvelles tumeurs, ce qui suggère que les CTC qui se détachent pendant le sommeil sont en quelque sorte plus aptes à créer des métastases.
« Ces cellules tumorales circulantes sont probablement libérées et ensuite absorbées par un autre tissu, c’est donc pour moi la partie la plus passionnante [de l’étude] », confie Scheiermann.
« Il est surprenant de constater non seulement que le nombre de cellules était différent, mais aussi que les CTC en phase de repos étaient plus agressives que les CTC quelques heures plus tard », ajoute Nagrath.
Si la mélatonine augmente la production de CTC et la croissance tumorale, alors un composé chimique qui bloque la mélatonine pourrait en inverser les effets. L’insuline, en revanche, a favorisé la prolifération des cellules tumorales. Ces résultats suggèrent que les cellules cancéreuses répondent encore à certains des signaux du cycle jour-nuit et du rythme circadien.
« Il est tout à fait logique que les cellules cancéreuses en circulation soient plus susceptibles de se développer et de se diviser pendant le repos ; c’est un schéma que l’on retrouve également dans les cellules non cancéreuses », affirme Ball. Cette prolifération accrue engendre également des cellules plus « agressives », c’est-à-dire plus susceptibles de se propager et de former des tumeurs secondaires. Les résultats de cette étude peuvent conduire à de nouvelles méthodes de prélèvement des biopsies de cancer, mais aussi ouvrir le sujet de l’administration des traitements à différents moments de la journée.
Bien que l’idée de programmer la dose d’un médicament en fonction du rythme circadien du patient par le biais de la chronothérapie n’en soit qu’à ses débuts, les travaux de Lévi montrent que la prise en compte de l’horloge circadienne peut influencer l’efficacité et la tolérance de dizaines de médicaments contre le cancer. D’autres essais ont laissé entendre que les cancers du sein, des ovaires et du poumon pourraient bénéficier de la chronothérapie.
« Nous avons constaté des différences importantes, jusqu’à cinq fois, en termes de toxicité et un quasi-doublement de l’efficacité du même régime de chimiothérapie, lorsqu’il était administré en perfusion chronomodulée par rapport à un débit constant », décrit Lévi. Un essai sur le cancer colorectal mené par Lévi suggère que la programmation des doses en fonction du rythme circadien pourrait même présenter des avantages spécifiques pour les hommes et les femmes.
Selon Lévi, les résultats de l’étude d’Aceto constituent une base importante, mais beaucoup reste à faire. « Cette étude n’a porté que sur deux points dans le temps, ce qui n’est pas suffisant ». Le rythme circadien peut également varier d’un patient à l’autre, comme on l’a constaté chez les souris étudiées. « Les patients peuvent avoir un chronotype différent », ajoute-t-il : les lève-tôt et les couche-tard, par exemple. La nature de la tumeur et la chimiothérapie peuvent également perturber le rythme circadien des patients et patientes.
Quelle est la prochaine étape ? Selon Nagrath : « Il faut vérifier si ces observations s’appliquent à tous les cancers ou seulement pour les cancers hormono-sensibles [comme le cancer du sein] ».
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.