La démence, des troubles qui augmentent avec notre espérance de vie
Les cas de démence se multiplient. La maladie est incurable, mais les soignants et les familles innovent pour permettre aux patients de vivre dignement.
Bama Bradley a montré des signes d’un Alzheimer familial, ou héréditaire, à 25 ans, après la naissance de sa fille. À aujourd’hui 31 ans, elle vit dans une structure de soins dans le Missouri. Les chercheurs étudient cette forme rare de la maladie, qui se déclare en général entre 30 et 50 ans, pour saisir son évolution et la prévenir.
Retrouvez cet article dans le numéro 294 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Jackie Vorhauer et sa sœur ont vu le comportement de leur mère changer en 2012. Nancy Vorhauer, artiste verrière à l’aube de ses 70 ans, a oublié d’appeler Jackie pour son anniversaire. Elle a perdu son téléphone. Elle n’a plus payé ses factures. Voyant que les symptômes de Nancy s’aggravaient, Jackie a fait le voyage de Los Angeles, où elle vivait, jusqu’à Millville, dans le New Jersey, pour vérifier l’état de santé de sa mère. Arrivée un soir, elle a trouvé porte close. Un peu plus tard, Nancy est apparue tirant une valise à roulettes contenant une pile d’horaires de bus, un jouet pour chat, une décoration de Noël brisée et des billes en verre -ses créations. «Salut Jack, a-t-elle simplement dit à sa fille. Que fais-tu ici ? »
Nancy a confié plus tard à ses filles qu’elle ressentait comme «un trou noir dans [ses] souvenirs». Après le diagnostic de sa démence, en 2017, elle a passé quatre ans dans deux services spécialisés dans les troubles cognitifs. Le premier avait tendance à s’en remettre aux antipsychotiques, souvent utilisés pour traiter les problèmes de comportement liés à la démence. Le second avait quelques soignants fantastiques, mais manquait de main-d’œuvre et le personnel n’était pas formé pour gérer cette pathologie, souligne Jackie.
Aujourd’hui, on estime à quelque 57 millions le nombre de personnes dans le monde frappées de démence ; elles devraient être environ 153 millions d’ici à 2050. Dans l’intervalle, les frais médicaux et paramédicaux, eux, pourraient atteindre les 15000 milliards d’euros au niveau mondial. De nombreux éléments contribuent à cette hausse: d’abord, le vieillissement de la population; l’augmentation de facteurs de risques comme l’obésité et le diabète, ensuite; enfin, l’aggravation de la pollution de l’air qui, d’après des études, dégrade la santé du cerveau. Ajoutons à cela la baisse des taux de natalité –ce qui signifie moins d’aidants–, et une crise latente se profile. «La situation va devenir de plus en plus difficile, avertit le chercheur Kenneth Langa, spécialiste de la démence à l’université du Michigan. Il faut trouver une solution. »
Melvin Schantz, 91 ans, et sa femme, Meme, 90 ans, sont atteints d’Alzheimer. Melvin, moins touché, a pourtant choisi de vivre avec son épouse au centre Aegis Living, en Californie.
Lorsqu’il est question de démence, la priorité est le personnel soignant. Beaucoup de ceux qui accompagnent les personnes affectées par cette pathologie en sont intimement conscients. Ils connaissent la douleur de voir une mère lutter pour trouver ses mots, ou un veuf attendre sa femme pour le dîner. Mais ils considèrent aussi que les malades sont des personnes, pas un agrégat de symptômes. Cette conviction, forgée par leur expérience personnelle, alimente un mouvement visant à supprimer des soins obsolètes au profit d’une approche globale.
Il n’est pas question de la mort, précise Elroy Jespersen, cofondateur du Village Langley, au Canada, le premier « village Alzheimer» à grande échelle en Amérique du Nord. Sa démarche repose sur un«enrichissement de la vie». «C’est possible dès que l’on se concentre sur la personne: qui elle est, qui elle veut encore être et ce qui la rend joyeuse.»
La démence se manifeste en général après 65 ans. Ce mot fourre-tout recouvre plusieurs maladies, dont celle d’Alzheimer, la démence vasculaire, la démence à corps de Lewy et la démence fronto-temporale. Beaucoup plus rare, la forme autosomique dominante de la maladie d’Alzheimer se déclare entre 30 et 50 ans et résulte d’une mutation génétique transmise d’un parent à un enfant. Ces divers troubles sont biologiquement différents : Alzheimer se caractérise ainsi par des plaques dans le cerveau formées par une protéine, la bêta-amyloïde, tandis que la démence vasculaire survient après la réduction ou le blocage du flux sanguin dans le cerveau; par ailleurs, ces pathologies peuvent se manifester en même temps. Mais l’issue reste la même: une perturbation de la communication des cellules nerveuses (neurones) entre elles et, à terme, la mort de celles-ci.
Les pertes de mémoire sont fréquentes avec le vieillissement. Elles deviennent problématiques quand elles affectent la vie quotidienne – quand on oublie de payer ses factures ou qu’on se retrouve perdu dans un environnement familier. De tels symptômes sont typiques d’un trouble cognitif léger (TCL), pouvant aboutir à la maladie d’Alzheimer. À mesure que la démence s’aggrave, la confusion est de plus en plus fréquente et s’assortit parfois d’agitation, voire d’agressivité. Au stade sévère, la démence entraîne souvent la perte du langage, provoque des hallucinations et favorise l’incontinence. Aux derniers stades de la maladie, la neurodégénérescence affecte les fonctions vitales, comme le rythme cardiaque et la respiration ; elle accroît aussi la probabilité de contracter une infection potentiellement fatale.
Dona Blackman, 89 ans, est attablée dans un diner des années 1950, un des décors de Glenner Town Square, un centre d’accueil de jour pour malades d’Alzheimer situé à Chula Vista, en Californie. Ces structures, basées sur la thérapie par réminiscence, ont essaimé aux États-Unis.
Compte tenu de sa complexité, la démence est difficile à traiter. En 2021 et 2023, l’Agence des produits alimentaires et médicamenteux des États-Unis (FDA) a autorisé la mise sur le marché de deux médicaments contre la maladie d’Alzheimer – l’aducanumab et le lecanemab. Le premier vise la biologie sous-jacente de la maladie : les plaques dans le cerveau. Les essais cliniques du second montrent un ralentissement incontestable du déclin cognitif chez des patients atteints d’un TCL ou d’un Alzheimer léger ; ceux de l’aducanumab sont mitigés. Mais aucun des deux médicaments n’est destiné aux autres formes de démence, les perfusions coûtent cher (environ 24 000 euros par an pour le lecanemab) et ils peuvent entraîner de graves effets secondaires, comme des hémorragies cérébrales.
Les soins traditionnels privilégient les besoins médicaux, souvent au détriment de l’identité, de la personnalité et des désirs du patient. Ouvert en 2019, le Village Langley s’inscrit au contraire dans une philosophie qui encourage les préférences de chacun. Dormir jusqu’à 10 heures ? Pas de problème ! Faire une promenade l’après-midi ? Allez-y ! Le village dispose même d’une grange avec des poules et des chèvres, et d’un potager où cultiver concombres et tomates.
La recherche montre que les liens sociaux réduisent l’anxiété et la dépression. Chacun des six chalets du Village Langley est équipé d’une cuisine ouverte et d’un salon avec cheminée, ce qui pousse les résidents à quitter leurs chambres pour se mêler les uns aux autres. Le centre communautaire abrite un salon, une petite boutique et un café où les pensionnaires peuvent discuter autour d’un cappucino et d’une part de tarte au citron.
La lumière naturelle, qui stimule l’humeur et contribue à réguler le sommeil, est une des clés du dispositif. Un mur du centre communautaire est constitué de panneaux de verre. Le soleil inonde l’intérieur des chalets disposés le long de la principale voie piétonne, bordée d’épicéas, d’érables et de glycines.
Nadia Bergese, 40 ans (à droite), est atteinte de la forme héréditaire de la maladie d’Alzheimer, qui a déjà emporté six membres de sa famille, dont son père. Sa mère et sa soeur, Marisa (à gauche), s’occupent d’elle dans leur maison de Florencio Varela, en Argentine.
Après trente ans de carrière dans des services de gérontologie, Elroy Jespersen a vu de près le meilleur des soins traditionnels. Mais, quand une démence a été diagnostiquée chez la tante de sa femme, il a réalisé que ces services n’étaient pas assez bons – trop de règlements, avec des repas à heures fixes et des activités immuables. Il voyait notamment dans la fermeture des portes à clé un facteur contribuant à l’agitation des résidents.
Aujourd’hui âgé de 75 ans, il a fait ses classes avec le Green House Project, lancé en 2003, avec l’ambition de transformer le secteur des maisons de retraite. Cet organisme sans but lucratif a alors ouvert ses premières résidences – des habitations de style familial pour dix personnes – à des patients âgés de Tupelo, dans le Mississippi. Depuis, près de 400 de ces logements ont vu le jour aux États-Unis. S’il appréciait ce concept de maison de retraite à petite échelle, Elroy Jespersen n’a pleinement concrétisé sa vision qu’après sa visite de De Hogeweyk, le premier « village Alzheimer » du monde, situé aux Pays-Bas. Conçu pour ressembler à une petite ville locale, De Hogeweyk dispose d’une fontaine centrale, d’un pub et d’une salle de spectacle. Les résidents cuisinent ou aident à la buanderie. Cette forme de liberté constitue, selon Elroy Jespersen, « une grande part de la possibilité de vivre une vie agréable ». En fusionnant les points forts de ces modèles, il a fondé Langley, un « village » pouvant accueillir soixante-quinze résidents atteints de démence légère, modérée ou sévère.
Pour en faire bénéficier autant de personnes que possible, les pionniers du traitement de la démence partagent leurs connaissances. Depuis l’ouverture de De Hogeweyk en 2008, des centaines d’architectes, médecins, soignants et familles ont visité les lieux. Des structures similaires ont ouvert en Italie, Australie, Nouvelle-Zélande et Norvège. La France ne dispose pour l’instant que d’un seul établissement, expérimental, de ce type, le Village landais Alzheimer, ouvert à Dax, dans les Landes, en 2020, avec une capacité d’accueil de 120 personnes. Un autre village, conçu pour 80 résidents, devrait voir le jour en 2026 à Yffiniac, dans les Côtes-d’Armor.
Un des principaux attraits de De Hogeweyk est sa culture de l’autonomie, qui semble calmer les comportements agressifs. Depuis l’invention du concept, les prescriptions de médicaments psychotropes ont chuté de 50 % à environ 10 %, précise Eloy van Hal, l’un des fondateurs de De Hogeweyk. « Si vous conservez des activités quotidiennes normales, dit-il, vous restez plus actif, et cela joue beaucoup sur votre état d’esprit. »
Portant des coiffes de fleurs traditionnelles, des résidents du service Alzheimer de Kontu, à Tampere, en Finlande, participent à la fête du solstice d’été dans une ville voisine. Liwo Ahola (en veste bleue), un des soignants, assure qu’ils mènent une vie très active.
Jennifer Sodo a appris cette leçon quand sa grand-mère Betty a été diagnostiquée démente. Elle est hantée par la culpabilité qu’a éprouvée sa propre mère après le placement de Betty en maison de retraite, puis dans un service spécialisé dans les troubles cognitifs. Cette architecte de 33 ans, qui travaille dans la conception de structures de vie pour les seniors, se souvient d’une fois où elle est sortie se promener avec sa grand-mère, qui, sinon, restait sédentaire. « J’ai vu quelque chose s’animer en elle. Elle sentait la chaleur du soleil. Elle voyait les fleurs bouger, les papillons voleter. Ce bref moment est ce vers quoi doit tendre un projet dans son ensemble. »
En 2017, Jennifer Sodo et ses collègues du cabinet d’architectes Perkins Eastman, où elle travaillait alors, ont visité De Hogeweyk pour orienter le projet Avandell, un village Alzheimer devant être construit à Holmdel, dans le New Jersey. La configuration d’Avandell est plus petite et son emplacement plus rural, mais sa philosophie s’aligne sur celle de De Hogeweyk, explique David Hoglund, cofondateur du département cadre de vie des seniors de Perkins Eastman : il s’agit de créer des espaces de vie intimes qui laissent toute leur place aux rythmes simples de la vie – comme feuilleter un magazine ou boire un café. À l’instar de Jennifer Sodo, David Hoglund, 68 ans, a été touché de près par la maladie, qui lui a pris sa belle-mère et son père. « C’est une chose d’en parler. C’en est une autre de la vivre », dit-il.
Cette approche fondée sur le respect de la personne a poussé Dementia Innovations, un organisme sans but lucratif créé en 2019 à Sheboygan, dans le Wisconsin, à concevoir un modèle différent, qui devrait voir le jour en 2025. L’équipe a réfléchi à son projet avec les dirigeants de De Hogeweyk, mais a aussi tenu compte de la volonté des populations locales de maîtriser davantage les soins proposés à leurs proches. C’est ainsi qu’a été pensée une résidence de logements privés, bâtie sur un terrain de 32 ha (acquis avec des fonds privés), près du lac Michigan. Les couples peuvent rester ensemble – ce qui est assez rare dans les unités Alzheimer traditionnelles, sauf s’ils présentent tous deux des troubles cognitifs – et des soignants seront disponibles en permanence.
Comme tant d’autres, Chuck Butler, un des trois fondateurs du projet, est mû par l’expérience. Sa grand-mère était atteinte de démence, mais c’est une rencontre, alors qu’il était chef adjoint des pompiers de Sheboygan, qui l’a le plus marqué. Un homme est entré dans la caserne et a éclaté en sanglots, expliquant qu’il n’arrivait plus à s’occuper de sa femme, également touchée par cette maladie. Chuck Butler a fait appel à un service d’aide sociale, mais, deux mois plus tard, l’homme était de retour, désemparé par la façon dont était traitée son épouse dans un établissement de soins de longue durée à l’emploi du temps extrêmement rigide.
Eleanor Padula, 90 ans, était assez colérique, mais, étonnamment, la démence l’a radoucie. « Je ne lui connaissais pas cette joie de vivre », avoue Cynthia Lacasse, qui s’occupe de sa mère chez elle, en Californie.
L’accessibilité de la prise en charge reste l’un des plus gros défis des structures résidentielles. La démence étant progressive et souvent invalidante, les coûts peuvent être exorbitants. Aux Pays-Bas, qui disposent d’un système de sécurité sociale, les frais sont couverts ou subventionnés par l’État. En Amérique du Nord, en revanche, les dépenses reposent largement sur les individus. Le Village Langley, une résidence privée, coûte ainsi entre 6 900 et 8 300 euros par mois. « Cela exclut bien des gens qui pourraient en bénéficier, se désole Elroy Jespersen. Pourtant, il y a une liste d’attente de 150 personnes. »
Les programmes de soins de jour sont une alternative pour beaucoup d’individus soignés à domicile (jusqu’à 80 % aux États-Unis), souvent par leur conjoint ou leurs enfants – qui ont tous besoin de répit. Ainsi, l’année 2018 a vu ouvrir à Chula Vista, en Californie, le Glenner Town Square, un espace de 836 m2 imitant un décor urbain des années 1950. Inspiré de la thérapie par réminiscence, qui vise à stimuler les souvenirs en remontant dans le temps, le site abrite un flipper d’époque et une mythique Ford Thunderbird de 1959. « L’approche médicale n’est plus, à elle seule, la réponse, explique Eloy van Hal. Nous devons penser à ce que les gens sont encore capables de faire. »
Un jour, Jackie Vorhauer a reçu un message du service spécialisé dans les troubles cognitifs où était placée sa mère, l’informant que celle-ci refusait de se nourrir. Jackie a vite découvert que le problème venait de la fourchette en métal, peu pratique. Elle a donc acheté un jeu de petits couverts faciles à utiliser. « Je lui ai mis la fourchette dans la main et elle s’est mise à manger. » Conclusion : la créativité est la clé pour améliorer les soins.
Peu après la mort de Nancy, en 2021, des suites de la Covid-19, Jackie a entrepris de construire un espace qui nourrisse l’esprit – un endroit où sa mère, une artiste très sociable, se serait épanouie. Sa structure bénéficie d’un agrément de l’État de Californie pour l’accueil de personnes âgées, et elle étudie les applications de la méthode Montessori pour la démence et le vieillissement. Une des clés réside dans l’utilisation de la couleur et de la lumière pour créer un cadre apaisant. L’automne dernier, Jackie a fait appel à l’expertise d’Elroy Jespersen, comme celui-ci avait fait appel à celle d’Eloy van Hal. « Penser que je pourrais me retrouver dans un endroit comme celui où ma mère a fini sa vie me donne froid dans le dos », dit-elle.
Jackie place aussi la musique en tête des pistes à privilégier. Les mélodies tendent à rester, même quand la démence progresse. Selon des chercheurs, les zones du cerveau dévolues à la musique pourraient mieux résister à la dégénérescence cellulaire. Un après-midi, au Village Langley, Meg Fildes, musicothérapeute, entonne « Que será, será » accompagnée de sa guitare. Deux femmes se prennent par la main et se mettent doucement à danser. Quand la mélodie s’arrête, l’une, âgée de 78 ans et atteinte de démence, s’exclame : « J’adore cette chanson ! »