The Last of Us : ce champignon existe bel et bien (et coûte particulièrement cher)
Surexploités, ces champignons parasites se font de plus en plus rares. À tel point que depuis le début des années 1970, le prix d'un kilogramme de cordyceps de haute qualité a été multiplié par 40 000.
L’ophiocordyceps sinensis, champignon parasite utilisé dans la médecine traditionnelle, constitue une source de revenus essentielle pour des Chinois précaires. Sur le marché de la ville de Yushu, on compte les cordyceps « yartsa gunbou », fraîchement récoltés. Utilisés dans la médecine traditionnelle, ces champignons parasites sont menacés par la surexploitation et le changement climatique.
QINGHAI, CHINE – Ma Beng est allongé sur le ventre, le nez dans l’herbe brune et sèche. Doucement, il rampe le long de la montagne pour inspecter le sol centimètre par centimètre. Non loin, ses amis et sa famille le suivent, eux aussi au sol, et étudient avec attention tous les brins d’herbe entremêlés et les arbustes. À 5 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, une altitude proche de celle du camp de base de l’Everest, l’air limité en oxygène ne semble pas être un frein à l’effort physique des membres du groupe, qui discutent et s’échangent les derniers ragots tout en rampant, sans jamais quitter le sol des yeux.
Tous cherchent la même chose. Un prix qui vaut souvent plus que son poids en or : l’ophocordyceps sinensis, aussi appelé champignon chenille.
Au loin, un homme pousse un cri de joie. Une petite tige fongique pointe à peine son nez du sol, légèrement plus épaisse que la végétation qui l’entoure. Il se met à creuser autour d’elle. Des observateurs se rassemblent autour de lui et sortent leurs smartphones pour prendre des photos. Une femme lance une vidéo en direct sur Douyin, un équivalent de TikTok autorisé en Chine. Quelques minutieux instants plus tard, l’homme a déterré son trésor, une petite chenille longue d’environ deux centimètres, couverte de terre et sur la tête de laquelle une vrille de fungi légèrement rouge a germé. Il sort une boîte à tabac, enveloppe avec précaution sa trouvaille dans du plastique et la dépose à l'intérieur tandis que la foule se disperse à nouveau, retournant à la chasse avec un enthousiasme renouvelé.
Appelé yartsa gunbou en tibétain, il se traduit littéralement par « ver l'hiver, herbe l’été ». Ce nom, bien que scientifiquement inexact, est parfaitement approprié pour désigner un exemple macabre de symbiose qui se crée lorsque les larves souterraines de l’hépiale du Houblon, un papillon de nuit, sont infectées par des spores d'ophiocordyceps. Selon les scientifiques, le champignon prend le contrôle du système nerveux des chenilles, forçant ses hôtes à creuser vers le haut et les tuant juste avant qu’elles ne remontent à la surface. En dormance pendant l'hiver, le champignon se réveille au printemps, consomme l'intérieur du cadavre pour en extraire les nutriments, et sort de la tête de la chenille pour s'exposer au soleil.
Le cordyceps est depuis longtemps un remède populaire local, mais au cours des dernières décennies, la demande chinoise a explosé, faisant grimper les prix. Depuis le début des années 1970, le prix d'un kilogramme de cordyceps de haute qualité a été multiplié par 40 000, atteignant plus de 100 500 euros le kilogramme. Il en résulte une « ruée vers les vers » annuelle sur les marges de l'Himalaya, qui est historiquement l'une des régions les plus pauvres du continent asiatique.
Entre rassemblement social et rivalité pour la subsistance, les villageois parcourent ensemble les pentes dans la préfecture autonome tibétaine de Yushu. Pour beaucoup d'entre eux, il s'agit de leur seule source de revenus pour l'année.
À ces altitudes extrêmes, chapeaux et masques sont indispensables pour protéger les cueilleurs de la lumière crue. Ces derniers emportent des outils spécialisés pour extraire soigneusement leurs trouvailles sans les endommager.
Pour de nombreux cueilleurs, la récolte de cordyceps représente le seul revenu de toute l'année, ce qui explique pourquoi, en mai et juin de chaque année, le plateau se fragmente en milliers d'hyper-localités où seuls les résidents sont autorisés à pénétrer.
Peu importe comment et par qui les vers sont déterrés, tous les cueilleurs du plateau ont remarqué un fait alarmant : il y en a de moins en moins chaque année.
Les habitants et les scientifiques expliquent ce phénomène par la surexploitation et le changement climatique. Avec des centaines de réglementations distinctes régissant leur récolte, il n'existe pas de système cohérent, ni de mesures incitatives qui garantissent une récolte durable. Simultanément, les nouvelles pousses ont besoin d'une plage de températures spécifique, d'humidité et d'une couverture neigeuse. Ces variables ne sont plus aussi prévisibles et le champignon est aujourd'hui introuvable dans des altitudes inférieures où il était autrefois abondant.
À la fois chenille et champignon, les cordyceps sont réputés dans la médecine traditionnelle pour être une « plante » autant qu’un animal. Sa cueillette est aujourd'hui une industrie valant plusieurs milliards d’euros.
LE CHAMPIGNON LE PLUS CHER DU MONDE
Presque 100 kilomètres plus loin, dans la ville de Yushu, alors qu’il est à peine huit heures, le marché de cordyceps déborde autant d’énergie qu’une salle des marchés boursiers. Les mains s’accrochent sous des serviettes, prêtes à négocier, des chuchots traversent la foule et les prix fluctuent de vendeur en vendeur, de minute en minute alors que chaque nœud de cette toile d’approvisionnement tente de gagner davantage de yuan par ver.
Les intermédiaires achètent les vers aux cueilleurs pour environ 5 euros et les revendent à des magasins établis à Yushu et dans d'autres centres urbains avec une marge de 10 à 20 %. De là, le processus est une machine bien huilée : les cordyceps sont nettoyés, comptés, triés et emballés dans des sacs sous vide avant d'être expédiés l'après-midi même. Pendant la haute saison, un seul courtier en vers peut acheter plus de 600 kilos de produit par jour, dépensant des dizaines de millions d’euros.
Lorsqu'ils arrivent dans les boutiques rutilantes de Pékin et de Shanghai, le prix d'un champignon chenille a au moins doublé. Il est plus probable de les trouver dans un centre commercial de luxe que dans une pharmacie. La valeur perçue de cette ressource est aujourd'hui si élevée qu'il est devenu un cadeau à la mode, à offrir quand on est reçu chez quelqu'un parmi l'élite chinoise. De manière contre-intuitive, la demande en cordyceps reste forte parce que les prix sont élevés.
Une vendeuse du quartier huppé de Wang Fu Jing, à Pékin, laisse entendre que ce qui attire les acheteurs est avant tout le statut social que leur confèrent les vers, plutôt que leurs prétendus effets sur la santé. Elle montre les différentes boîtes joliment décorées renfermant des chenilles mortes, protégées derrière une vitre.
Le prix des cordyceps de « haute qualité » dépend de la taille du champignon, de sa couleur, de sa symétrie, du rapport entre le pédoncule et le corps, de sa fraîcheur et de toute autre variable les rendant plus rares ou plus attrayants visuellement, et donc plus désirables. Les plus beaux sont vendus au kilogramme à des prix de plus de six chiffres, tandis que les spécimens plus laids sont susceptibles de se vendre à environ 37 000 euros le kilogramme. Les moins esthétiques sont réduits en poudre pour la fabrication de suppléments et d'additifs dans d'autres produits.
L'intérêt croissant des marchés occidentaux pour les médecines alternatives laisse également présager une hausse de la demande.
Le produit attire des profils très divers. Il a été vendu par Gwyneth Paltrow sur son site controversé Goop, ainsi que par le complotiste d'extrême droite Alex Jones sur son site Info Wars. Récemment, la série à succès de HBO The Last of Us a braqué les projecteurs sur le champignon, le faisant découvrir à un nouveau public.
Les boutiques locales ouvrent des comptes sur les réseaux sociaux pour plus de visibilité. Retransmises en direct pour un public chinois, ces femmes retirent la saleté des yartsa gunbou frais.
Ces acheteurs testent l’odeur de vers séchés en vente avant de faire une offre.
UN COMPROMIS MORAL
L'augmentation de la demande se traduit par une pression accrue sur un écosystème déjà fragile. L’entreprise Sunshine Lake Pharma, de la province du Guangdong, pourrait avoir une solution. Pendant des décennies, beaucoup ont essayé de cultiver artificiellement le cordyceps, et jusqu'à récemment, leur cycle de vie complexe, leurs interactions et leur environnement s'étaient avérés trop difficiles à imiter. Toutefois, en 2014, Sunshine Lake a fait avancer la recherche en produisant pour la première fois des cordyceps cultivés en laboratoire grâce à une procédure hautement secrète. Des études indiquent que les composants médicinaux des cordyceps cultivés sont équivalents à ceux des cordyceps sauvages et, mieux encore, qu'ils sont dépourvus des polluants à base de métaux lourds que l'on trouve souvent dans la variété naturelle.
Depuis cette découverte, Sunshine Lake n'a cessé de se développer et, selon ses propres estimations, sa production de cordyceps pourrait représenter 20 % de l'ensemble du marché. Les cordyceps cultivés en laboratoire devraient aider à diminuer la pression exercée sur les champignons sauvages, donnant ainsi aux populations une chance de se rétablir. Toutefois, cette victoire environnementale met en péril ce qui constitue désormais une ressource lucrative pour certains des citoyens les plus pauvres de Chine.
Les champignons séchés ont moins de valeur que leurs homologues frais et sont vendus au poids. Les champignons frais sont vendus à l'unité, mais ils ne sont bons que quelques semaines et sont donc emballés et expédiés le même jour.
La réaction de nombreux cueilleurs a été de se servir des réseaux sociaux pour se créer une identité de marque « naturelle » distincte. Faites défiler n'importe quel réseau social chinois en mai et en juin et vous tomberez probablement sur des vidéos en direct de ces entreprises en train de cueillir, de traiter et d'emballer leurs produits sur fond de montagnes spectaculaires, vous encourageant à les acheter directement dans leurs boutiques en ligne.
Au coucher du soleil, Ma Beng redescend de la montagne les mains vides. Lorsqu'on lui demande si la culture artificielle des champignons l’inquiète, il se contente de hausser les épaules.
« Il s'agit d'un remède traditionnel », dit-il. « Rien ne remplace la tradition. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.