La beauté immuable du Taj Mahal contée par Salman Rushdie
L’écrivain de renom nous rappelle que le merveilleux mausolée indien transcende le temps tout comme les hordes de touristes.
Le Taj Mahal fut construit entre 1631 et 1648 à Agra, en Inde. L’empereur moghol Shâh Jahân ordonna l'édification du mausolée de marbre blanc en l’honneur de sa femme préférée, Mumtâz Mahal.
Les couches de significations du monument indien se sont tellement accumulées avec le temps qu’il est presque impossible de les discerner. C’est là que réside le problème avec le Taj Mahal. Un milliard de boîtes de chocolat à l’image du Taj Mahal et de guides touristiques nous ordonnent de considérer le mausolée de marbre de l’empereur moghol Shâh Jahân, construit pour sa femme Mumtâz Mahal surnommée « Taj Bibi », comme le plus grand monument au monde dédié à l’amour. Il trône en tête de la liste occidentale des symboles associés à L’Orient exotique (et éternel). Tout comme pour Mona Lisa ou les sérigraphies d’Elvis, de Marilyn et de Mao par Andy Warhol, la reproduction de masse n’a fait que stériliser le Taj Mahal.
Ce n’est aucunement un simple cas d’appropriation ou de « colonisation » par l’Occident d’un chef d’œuvre indien. Tout d’abord, le Taj, qui au 19e siècle n’était qu’un bâtiment abandonné et dans un état de délabrement avancé, ne se tiendrait probablement pas devant nous sans les diligents efforts de conservation des colons britanniques. Ensuite, l’Inde est parfaitement capable de survendre par elle-même l’image de son monument.
Quand vous arrivez devant l’enceinte des jardins dans lesquels repose le Taj, c’est comme si tous les arnaqueurs et les colporteurs d’Agra vous attendaient pour exacerber le fait que la familiarité engendre le mépris, disséminant des imitations du Taj Mahal de toutes tailles et de tous prix.
Cette situation provoque un certain nombre de haussements d’épaules désenchantés. Alors qu’il s’apprêtait à voyager en Inde pour la première fois, un ami britannique m’avoua qu’il avait décidé de ne finalement pas se rendre au Taj en raison de sa surexposition.
Une femme vêtue d'un sari traditionnel marche non loin du Taj Mahal, situé la rive de la Yamuna, dans le nord de l’Inde.
Le Taj Mahal est réfléchi dans l’appareil photo d’un smartphone. D’après les rapports officiels, plus de trois millions de personnes ont visité ce site inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2022.
Si je lui donnai tort, ce fut en raison de mes propres souvenirs : je me voyais encore me frayer un passage pour la première dans cette foule agitée de touristes et de vendeurs d’imitations mais aussi de tableaux explicatifs, passer devant toute une myriade de colporteurs de sens et d’interprétation et enfin dans la présence de la chose en elle-même. Qui me submergea tout entier, et fit de toutes mes notions sur sa dévaluation, des aprioris totalement et complètement superflues.
J'étais sceptique à propos de cette visite. L’une des légendes du Taj veut que les mains des maîtres maçons qui le construisirent furent coupées par l’empereur afin qu’ils ne puissent jamais bâtir quoi que soit de plus beau. Une autre raconte que le mausolée fut construit en secret, caché derrière de hauts remparts, et qu’un homme qui avait essayé de jeter un œil au chantier fut rendu auveugle pour son intérêt pour l’architecture. Le Taj que j'avais moi-même imaginé était en quelques sortes terni par ces contes cruels.
Le bâtiment en lui-même fit voler mon scepticisme en éclat. S’annonçant lui-même, affirmant avec une force absolue son autorité souveraine, il anéantit soudain les millions de contrefaçons qui le représentaient et remplit majestueusement et une fois pour toutes l’espace dans l'esprit précédemment occupé par ses simulacres.
Voici pourquoi il faut visiter le Taj Mahal : pour se rappeler que le monde est réel, que le bruit est plus vrai que l’écho, l’original plus percutant que son reflet dans le miroir. La beauté des belles choses peut encore, dans cette époque saturée par les images, transcender les imitations. Et le Taj Mahal est, même si cela dépasse le pouvoir des mots, une chose merveilleuse, peut-être, la plus merveilleuse d’entre toutes.
Salman Rushdie, l’écrivain américano-britannique d’origine indienne récompensé par le prix Booker et auteur des Enfants de Minuit et des Versets sataniques, a rédigé cet article pour le magazine National Geographic Traveler en 1999. Victory City, son premier roman depuis qu’il a été grièvement blessé lors d’une attaque au couteau en 2022, sort ce 9 février 2023.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.