Au Chili, on peut entendre les glaciers mourir

Le silence majestueux qui règne dans les vastes champs de glace de la Patagonie chilienne cède de plus en plus fréquemment la place au fracas de la glace qui se brise.

De Robert Draper
Publication 24 août 2023, 18:14 CEST
Le glacier Grey, situé à l’extrémité sud du lac Grey, n’est que l’un des quelque 17 300 glaciers ...

Le glacier Grey, situé à l’extrémité sud du lac Grey, n’est que l’un des quelque 17 300 glaciers de Patagonie. Pour atteindre leurs sommets, les trekkeurs empruntent des sentiers comme les populaires circuits W ou O, ou mettent des crampons pour progresser à même le glacier.

PHOTOGRAPHIE DE Tamara Merino

« Je suis le gardien du glacier », affirme Andrea Carretta. Il ne cherche pas à se vanter en disant cela : il énonce un fait. Le garde forestier de 46 ans se baisse lentement jusqu’à mettre un genou à terre. D’une voix calme, il demande au glacier la permission de nous conduire sur la glace recluse.

Nous approchons du glacier Exploradores, situé dans le parc national Laguna San Rafael, dans le sud du Chili. Au début du mois de septembre, la pluie et les touristes se font plus rares. De gros nuages gris se profilent au-dessus de nous tandis que la forêt s’éclaircit. Nous attachons des crampons à nos chaussures de randonnée et progressons à travers un dépôt lisse de sédiments morainiques, lequel laisse tout d’un coup place à un panorama ondulé de massifs de glace bleu pâle et de cours d’eau glaciaires couleur menthe. La puissance primordiale de l’Exploradores doit être respectée, même par quelqu’un comme Carretta qui parcourt le glacier tous les jours et y passe souvent des soirées au coin du feu dans une cabane aménagée, à se nourrir de boîtes de conserve. Pour le nouveau visiteur que je suis, le glacier est aussi magnifique que terrifiant, à l’image de n’importe quelle force indomptable.

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Une touriste profite d’une croisière d’une journée sur le Grey, l’un des glaciers les plus populaires et les plus accessibles du Chili. Selon les guides touristiques et les climatologues, le tourisme durable soutient les communautés locales et incite les voyageurs à davantage se renseigner sur les glaciers et les moyens de les protéger.

PHOTOGRAPHIE DE Tamara Merino
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Depuis les campements situés près du Grey, les touristes peuvent explorer le parc national Torres del Paine et s’approcher de ses glaciers et de ses icebergs. Le Grey, long de 10 kilomètres et aussi haut qu’un immeuble de 18 étages, est l’un des glaciers les plus impressionnants du parc.

PHOTOGRAPHIE DE Tamara Merino, National Geographic

L’Italien Andrea Carretta, garde de haute montagne et instructeur militaire d’alpinisme, conduit un groupe de randonneurs au glacier Exploradores, dans le parc national de Laguna San Rafael.

PHOTOGRAPHIE DE Tamara Merino, National Geographic

Je suis donc un peu surpris d’entendre Carretta dire que le glacier se meurt. Ses mots sont à la fois tendres et concrets. Né dans les Alpes italiennes, alpiniste accompli, bien que rebelle, Carretta a trouvé son paradis en Patagonie en 2016. Il s’est installé au Chili avec sa femme et son fils, qui acceptent de partager son cœur avec la montagne. « Je sais que le glacier m’aime », soutient-il.

Aujourd’hui, c’est à lui qu’incombe la tâche de mesurer à l’aide de capteurs la constante régression du glacier, qui est d’environ un mètre par an. Carretta le voit bien. La glace ici et là, a laissé place à des étangs. Aucun doute là-dedans : la fonte des glaciers de Patagonie coïncide avec la hausse des températures, elle-même consécutive de l’accélération des émissions de carbone de ces cinquante dernières années.

« Quand les touristes viennent ici pour prendre une belle photo, je leur dis : "Prenez votre photo puis revenez dans cinq ans pour en prendre une autre : vous remarquerez la différence aussi bien que moi" », dit-il. « Il y a une chance que ça s’arrange. Comme il y a une chance que la Terre nous punisse. »

 

Aussi célèbre que soit la Patagonie chilienne, elle doit sa beauté à sa rusticité : ici, la nature silencieuse et magistrale suffit à nous émerveiller. La Carretera Austral, une route de 1247 kilomètres qui traverse la région du nord au sud, serpente à travers la cordillère des Andes et les pâturages enneigés, ne laissant apercevoir que quelques signes de la présence humaine, comme des cow-boys à cheval accompagnés de leurs hordes de chiens de berger. À l’exception de la ville de Coyhaique, les villes de la Patagonie chilienne restent fidèles à l’éthique stricte du territoire. Ses habitants sont plus en phase avec la terre qu’avec la civilisation. En Patagonie, l’adage veut que : « qui se précipite, perd son temps. »

Les quelque 17 300 glaciers de Patagonie disséminés dans les champs de glace Sud et Nord de l’Argentine et du Chili symbolisent au mieux la région. Reliques d’une calotte glaciaire qui atteignait son apogée il y a 28 000 ans, ils forment le plan d’ensemble de l’apparente immuabilité de la région. Et, comme le reste de la Patagonie, les glaciers récompensent l’inspection. Chaque sculpture de glace ondulante est différente des autres. Mais comme tous les glaciers, leur croissance ou leur déclin dépend de la quantité de neige qui leur tombe dessus et des températures qui les maintiennent gelés ou accélèrent leur dégel et leur vêlage.

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    Pour les apprécier, il faut reconnaître leur vulnérabilité. « C’est un peu le thermomètre de la nature », explique Jorge O’Kuinghttons Villena, glaciologue en chef du gouvernement chilien dans la région de la Patagonie. « Qu’il recule signifie que les vies humaines à proximité sont en danger. »

    O’Kuinghttons fait ici référence au fait que la fonte des glaces peut entraîner des vidanges brutales de lacs glaciaires ou glacial lake outburst floods (GLOF) en anglais, qui peuvent rapidement emporter les communautés sur leur passage. C’est ce qui est arrivé en 1977 à la ville rurale de Bahía Murta, située sur les rives du lac General Carrera, engloutie par des coulées glaciaires déferlantes.

    « Beaucoup de gens ont été pris par surprise car c’était une journée ensoleillée », se remémore Clotilda Yanez Avilles, dont la famille avait déjà déménagé avec d’autres habitants après que les scientifiques les avaient avertis de l’inquiétante montée des eaux des deux rivières aux abords de Bahía Murta. « Certains habitants n’ont pas voulu abandonner leur maison et ont dû être secourus par bateau. »

    Je demande à O’Kuinghttons si le GLOF qui a détruit Bahía Murta était un cas exceptionnel. « Non, c’était un événement extrême, répond-il, et ces phénomènes sont amenés à devenir plus fréquents et plus violents en Patagonie. »

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    Carretta escalade une grotte de glace sur l’Exploradores, dans le champ de glace Nord de la Patagonie, au Chili. Le Chili abrite le plus grand nombre de glaciers d’Amérique du Sud.

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    Le dragon de Patagonie (Andiperla sp.) est originaire des régions chiliennes d’Aysén et de Magallanes. D’une longueur maximale de 15 millimètres, l’espèce passe toute sa vie dans des matrices de glace et génère un fluide à base de glycérol pour éviter la congélation. Incapable de voler et intolérant à la pollution, la présence du dragon de Patagonie est le signe d’une excellente qualité de l’eau.

    Photographies de Tamara Merino, National Geographic

    Un outil de localisation bleu guide les randonneurs dans leur traversée de l’Exploradores, long de 18 kilomètres.

    PHOTOGRAPHIE DE Tamara Merino

    Un matin de bonne heure, nous prenons la voiture depuis la ville délabrée de Puerto Río Tranquilo pour nous diriger vers le sud. Nous empruntons une route de terre cahoteuse qui passe au-dessus de la rivière Leones et traversons des domaines forestiers privés, jusqu’à arriver à une aire de stationnement non goudronnée.

    Nos guides, Pascual et Anita Diaz, mariés et âgés d’une cinquantaine d’années, vont nous accompagner dans une randonnée de trois heures jusqu’au glacier Leones. Après avoir traversé des ruisseaux, nous être faufilés dans une forêt qui avait été rasée par un GLOF vingt ans auparavant, avoir escaladé une fragile échelle en bois à flanc de falaise, puis avoir emprunté une passerelle en bois en encore plus mauvais état, nous finissons par emprunter un chemin à travers une plaine rocheuse qui laisse petit à petit place au rivage morainique d’un vaste lac glaciaire. 

    Un bateau solitaire, appartenant aux Diaz, est amarré aux rochers. Nous parcourons la surface immobile du lac Leones de 10 kilomètres de long, jusqu’à ce que nous nous retrouvions au pied du glacier, à la limite du champ de glace Nord de Patagonie.

    En raison de l’éloignement du glacier Leones, seuls quelques centaines de touristes le visitent chaque année, ce qui ne représente qu’une infime partie de la fréquentation touristique de l’Exploradores. La façade du glacier Leones ressemble à la face d’un vieil homme qui souffrirait d’engelures : négligée, marquée de cicatrices et teintée des marques laissées par la vie. Je la contemple pendant une heure entière.

    En flottant sur le lac vide et en mangeant sur des blocs de roches à même le glacier, j’ai l’impression de vivre une expérience monacale. Rien ne bouge, il n’y a pas de vie, pas le moindre changement si ce n’est le lent déclin de la lumière du Soleil qui, en fin d’après-midi, donne au paysage un éclat de daguerréotype. Toutes les dix minutes environ, le silence profond cède la place à un son similaire à celui d’un coup de feu : le bruit du glacier qui se délite, du choc des blocs de glace qui s’écrasent dans l’eau. Puis le silence revient, comme si de rien n’était.

    Le phénomène, journalier, n’a rien d’extraordinaire, explique Pascual Diaz. Ce qui l’inquiète, ajoute-t-il, c’est que le lent mais régulier recul du glacier de ces vingt dernières années a commencé à s’accélérer.

    « J’ai observé d’importants changements en cinq ans », affirme-t-il. Désignant l’autre côté du lac, Diaz explique qu’il y avait encore de la glace il y a deux ans, là où il ne reste aujourd’hui qu’une couche brunâtre de sédiments morainiques. Comme Andrea Carretta à Exploradores, Diaz assiste au déclin de Leones avec une impuissance palpable.

    « Tout ce que je peux faire, c’est montrer ce qui se passe », déplore-t-il.

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    Cette photographie aérienne du glacier Steffen a été prise à l’été 1945 et fait partie des archives de surveillance glaciologique qui remontent à 1894. Les scientifiques constatent que le glacier recule de plus en plus rapidement.

    PHOTOGRAPHIE DE Photograph Instituto Geográfico Militar
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    Des morceaux d’icebergs flottent dans le fjord du glacier Jorge Montt, dans le champ de glace Sud de Patagonie. Le Jorge Montt est l’un des glaciers qui se déplacent le plus rapidement dans la région, avec une vitesse moyenne d’environ 2,5 mètres par jour.

    PHOTOGRAPHIE DE Tamara Merino, National Geographic

     

    Nous poursuivons notre route avec mon interprète sur la Carretera Austral en direction des Andes méridionales, longeant à notre droite l’écumant fleuve Baker et observant le bétail bien nourri qui se prélasse dans le paysage. Nous nous garons sur un grand parking entouré d’épiceries et de stands touristiques puis empruntons une succession labyrinthique d’escaliers et de passerelles en bois pour descendre à pied jusqu’à Tortel, un village sur pilotis vieux de 68 ans.

    Près de 500 habitants vivent dans des cabanes suspendues par des poutres en bois au-dessus du fleuve Baker, qui s’écoule vers l’océan Pacifique ; il n’y a sûrement pas plus dangereux en termes d’habitation dans la Patagonie chilienne. Pris en sandwich entre le champ de glace Sud et le glacier San Rafael, et situé à l’embouchure du fleuve Baker, Tortel ressemble fortement au terminus de la civilisation. 

    Là-bas, il n’y a pas de voitures, l’électricité est sporadique, et les gens se chauffent principalement au bois. Mais pour les nombreux jeunes qui ont abandonné le malaise urbain pour rejoindre la tranquillité peu clémente de l’arrière-pays par soif d’aventure, l’essentiel est de vivre au bord d’une nature de glace. 

    Freddy Fernandez Cardenas, 26 ans, ancien professeur d’éducation physique qui dirige aujourd’hui l’un des deux services de taxis nautiques de Tortel, explique pourquoi il a décidé de quitter Santiago pour venir s’installer ici : « Quand je ferme puis ouvre les yeux, ce sont des montagnes et de l’eau que je vois. »

    Dans une maison bleue située sur une colline escarpée couronnée d’arbres, je rencontre l’une des premières habitantes de Tortel, Juanita Vidal Menco, 84 ans, dont l’un des 13 enfants est le maire du village. « Il n’y avait rien ici », dit-elle en se remémorant son arrivée à cheval avec sa famille à l’âge de 10 ans, depuis la ville de Cochrane, plus grande et plus enneigée, située au nord d’ici. Avec d’autres familles d’éleveurs, ils ont vécu dans des tentes tout en abattant des arbres pour construire les passerelles de Tortel. 

    À l’âge de 16 ans, après la construction des premières maisons de Tortel, elle a épousé un homme de dix ans son aîné qui imaginait déjà de nouvelles frontières. « Il pensait qu’il serait préférable d’élever du bétail dans la prairie près du glacier San Rafael », raconte-t-elle. « Nous avons donc construit une maison et y avons vécu pendant plusieurs années. » La vieille femme ajoute avec émotion : « Nous vivions comme des animaux, sans notion du temps, sans mémoire. »

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    Uberlinda Fuentes et Efrain Huelet vivent au pied du glacier Steffen depuis plus de 50 ans. Leur maison est vulnérable aux vidanges brutales de lacs glaciaires (GLOF).

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    Leur fenêtre offre une vue sur le lac Steffen. Avec la hausse des températures, les GLOF sont de plus en plus fréquents, ce qui rend la vie incertaine dans les villages situés au bord du lac.

    Photographies de Tamara Merino

    Le couple a fini par retourner à Tortel pour y élever sa famille, une décision qui s’est avérée judicieuse, car la hausse des températures a entraîné le recul du glacier et, par conséquent, l’inondation des lacs et rivières environnants. En avril 2008, un GLOF (le premier d’une série de sept dans le delta du fleuve Baker sur une période de deux ans) a englouti toute la région.

    Le village a été épargné, mais il suffit de jeter un coup d’œil à la situation bancale de Tortel pour comprendre que ses habitants vivent avec une épée de Damoclès sur la tête. « Tortel est si proche de l’activité glaciaire que le village est sous le coup d’un danger imminent », explique O’Kuinghttons.

    Pour les voyageurs à la recherche de la nature la plus pure, cela fait réfléchir de voir que même ses œuvres les plus impressionnantes ne sont pas immortelles.

    Des mois après mon séjour en Patagonie chilienne, allongé confortablement sur mon lit, j’ai repensé à la nuit que j’avais passée dans une tente sur la rive du lac Leones, à écouter le faible crépitement du feu de camp et l’incantation lointaine d’une cascade glaciaire. Le son inimitable de la glace qui se fracture avait alors percé cette musique à moitié étouffée, suivie de la détonation de la surface du lac, et du retour au calme. Et le cycle se répétait, inlassablement. Je m’étais endormi avec ce bruit en fond. 

    Maintenant, il m’empêche de dormir.

    Des icebergs flottent dans une lagune au milieu de l’Exploradores, résultats de la fonte rapide de la glace. Le contact constant avec l’eau accélère d’autant plus la fonte de la glace.

    PHOTOGRAPHIE DE Tamara Merino, National Geographic

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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