Chine : ces forêts ancestrales produisent le meilleur thé du monde
Sur les hauteurs de la montagne Jingmai, des cultivateurs attachés à leurs pratiques ancestrales résistent encore et toujours à l'agriculture moderne.
Mari et femme, Ai Rong (au fond, à droite) et Ke Lanfang, rejoints par leurs parents agenouillés, prient devant l’arbre de l’esprit du thé, le plus vieux et le plus grand de leur plantation, sur le mont Aileng. Pour les producteurs de thé bulangs, la culture des théiers est empreinte de spiritualité.
Retrouvez cet article dans le numéro 304 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
L’aube se lève sur un sommet couvert de forêts de la montagne Jingmai et vient caresser de sa lumière chaude un vénérable théier. Son tronc de 1,20 m de diamètre et ses énormes branches s’étirant vers la canopée lui confèrent un port imposant – rien de comparable avec les petits buissons de théiers en rangs serrés qu’on voit partout en Chine dans les plantations industrielles. Cet arbre profondément ancré dans la province du Yunnan, dans le sud-ouest du pays, est différent. Et sa fonction l’est tout autant.
Ai Rong, 41 ans, et son épouse, Ke Lanfang, 36 ans, sont venus avec leurs vieux parents prier devant lui dans la langue des Bulangs – la communauté autochtone de la région où sont cultivées cinq forêts de théiers, qui représentent ensemble la plus ancienne et la plus grande forêt de ce type dans le monde. Pour un oeil non averti, cet arbre pourrait n’être qu’un élément de la forêt. Mais, pour cette famille, il est le coeur d’un sanctuaire vivant : elle y prie l’esprit du théier en invoquant un ancêtre nommé Pa Aileng, qui est aujourd’hui considéré comme une divinité, de lui accorder une bonne récolte. « Il a 1 000 ans », indique fièrement Ai Rong en désignant l’imposant tronc. Mais ces dernières années, la foi du cultivateur n’a cessé d’être mise à l’épreuve. Alors que le thé produit dans la région suscite un large intérêt, tirant les prix à la hausse de façon spectaculaire, il doit faire face à des forces naturelles toujours plus imprévisibles.
Après l’eau, le thé est le breuvage le plus répandu sur la planète. Au niveau mondial, on en boit 170 milliards de litres chaque année. Les procédés de transformation varient selon les variétés, mais toutes reposent sur le même ingrédient de base : Camellia sinensis. Cette plante au feuillage persistant s’est répandue à travers le monde, notamment lorsque l’Angleterre coloniale l’a importée en Inde au début du XIXe siècle, brisant ainsi le monopole chinois. De nos jours, cependant, une variété spécifique reste intimement liée à la montagne Jingmai. Les Bulangs, comme les Dais, un autre groupe ethnique, entretiendraient depuis plus de mille ans les vieilles plantations de Camellia sinensis var. assamica, dont sont issus le thé noir et sa version sombre au goût puissant, le pu-erh. Certains connaisseurs qualifient ce thé convoité d’« or liquide », en partie parce que nombre de producteurs le laissent fermenter pendant au moins dix ans, ce qui lui confère une saveur intense et lui donne encore plus de valeur. En Chine, les classes aisées en pleine expansion comparent volontiers à un bon vin ce thé légèrement amer au goût de noisette et de terre qui s’adoucit et se complexifie avec l’âge, et devient même une pièce de collection.
Si Ai Rong et sa famille possèdent une parcelle d’environ 4 000 arbres, ils ont lutté des années pour qu’elle soit rentable. En 2015, ils se sont associés avec une marque de luxe commercialisant du pu-erh haut de gamme. Aujourd’hui, ils dirigent une coopérative agricole qui emploie des ouvriers de toute la région et traite le thé de trente-sept exploitations familiales, soit une production d’à peu près 1 t par an. Compressé en galettes, vieilli puis emballé, il est ensuite vendu aux alentours de 310 euros par galette de 357 g. Dans la région de Jingmai, le revenu moyen est sensiblement plus élevé qu’il y a vingt ans. Ai Rong et Ke Lanfang ont vu leurs revenus combinés atteindre 36 000 euros par an, plus que la moyenne de ceux des ménages de la ville voisine de Huimin.
Il y a deux ans, la montagne Jingmai a été officiellement inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Ce n’est sans doute pas un hasard si le prix du pu-erh issu de ses forêts a quasiment doublé depuis que l’idée d’une candidature a été lancée, il y a un peu plus de dix ans.
Les quelque 6 000 habitants de la région cultivent plus d’un million d’arbres répartis sur 1 580 ha de terres en recourant à des méthodes naturelles. Mais le changement climatique soumet leur modèle de culture durable à un stress inédit. Au printemps 2024, la région a connu sa pire sécheresse depuis soixante ans, et un hiver exceptionnellement doux a entraîné une invasion inattendue de parasites sur le sommet où priait la famille d’Ai Rong, menaçant les précieuses feuilles de thé juste avant la récolte.
Des producteurs dais récoltent le thé à Da Ping Zhang, une des cinq forêts de théiers de Jingmai. Dans le Yunnan, les Dais et les Bulangs utilisent des méthodes de culture naturelles depuis plus d’un millénaire.
L’esprit du thé chez les Bulangs trouve son origine dans une personne bien réelle. La tradition orale rapporte que, vers le Xe siècle, Pa Aileng mena son peuple jusqu’à la montagne Jingmai où il découvrit les propriétés médicinales des théiers sauvages et décida de les domestiquer. Aujourd’hui encore, la sagesse de Pa Aileng est convoquée par les cultivateurs comme Ai Rong et Ke Lanfang. « Si je vous donne du bétail, il pourrait mourir de maladie, aurait-il dit. Si je vous donne de l’or, vous pourriez le dilapider. Aussi je vais vous donner des théiers qui vous assureront l’abondance pendant des générations. »
Les terres attentivement gérées de la région de Jingmai peuvent paraître sauvages à côté des monocultures de thé en terrasses. Mais la canopée offre un abri aux théiers qui se développent mieux à l’ombre. Un sous-bois dynamique de fougères et d’herbes tapisse le sol de la forêt, favorisant un riche habitat propice à la faune, tout en aidant le sol à préserver une humidité vitale. Les sanctuaires des théiers sont aussi divisés en parcelles distinctes, stratégiquement cloisonnées par la forêt pour empêcher la propagation des maladies et des parasites.
Pour les Bulangs, tout a une âme, et cette croyance porte à laisser la nature tranquille. Pour cette raison, lorsqu’ils entretiennent la forêt, ils évitent le recours aux pesticides, aux herbicides et à toute autre pratique agressive comme la taille. Ke Lanfang ne coupe ainsi les herbes entre les théiers que deux fois par an, à l’aide d’un couteau.
Des recherches récentes montrent que les techniques d’agrosylviculture pratiquées dans la région de Jingmai continuent d’être efficaces. Les pratiques d’agriculture raisonnée favorisent aussi une biodiversité sensiblement plus élevée que celle des plantations commerciales. Et le thé de la région est vendu 6,5 fois plus cher que celui issu de ces dernières.
Bien que sa famille possède des milliers d’arbres vénérables, Ai Rong a connu la pauvreté dans son enfance, quand la demande pour leur thé était inexistante. Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, la Chine a privilégié la production de masse des grandes plantations en terrasses à fort rendement, laissant peu de place aux récoltes sur les vieux arbres, qui exigent beaucoup de main-d’oeuvre. Tandis que des cultivateurs de théiers d’autres montagnes du Yunnan se mettaient à arracher leurs vieux plants pour les remplacer par des arbres plus productifs, les habitants de la région de Jingmai, eux, sont restés déterminés à protéger leur trésor. Des contraintes matérielles sont venues conforter leur détermination : faute de voies de circulation modernes, leurs vieux arbres ne se prêtaient pas à la production de masse.
La fraîcheur des forêts de théiers de Jingmai, situées entre 1 250 et 1 550 m d’altitude, favorise la complexité des saveurs des feuilles. L’isolement de la région l’a protégée du boom de l’agriculture industrielle que la Chine a connu au XXe siècle.
Le destin de la montagne Jingmai a changé au tournant du xxie siècle, quand le gouvernement chinois a financé le réseau d’électricité et la construction de routes en zone rurale. Petit à petit, de nouveaux acheteurs de thé ont commencé à arriver dans la montagne, même si le désenclavement a entraîné d’autres problèmes – comme l’abattage par certains d’une partie de leurs arbres pour en faire du bois de construction, ou le recours à des engrais chimiques néfastes et à une taille agressive pour faire des profits plus rapides.
Vers 2010, d’anciens villageois se sont associés au gouvernement chinois pour déposer une demande d’inscription sur la liste du patrimoine mondial. Sous l’impulsion de l’État, les autorités ont mis en place un poste de contrôle sur l’unique route menant à la montagne Jingmai pour éviter que des espèces animales et végétales non indigènes y soient introduites. Elles ont également construit une route empierrée plutôt que bitumée pour ne pas compromettre les arômes du thé, et mis en place une réglementation officielle pour limiter la construction et la déforestation dans la zone.
Zuo Jing, professeur à l’université de l’Anhui, a contribué à documenter l’héritage culturel de la région. Grâce à une aide publique, son équipe a aussi conçu des maisons écologiques montrant combien certaines technologies peuvent améliorer les systèmes sanitaires, de chauffage et d’énergie, tout en préservant l’architecture ancienne – un projet que les locaux ont vite adopté.