Japon : cette ville perpétue la tradition des geishas

Rencontrez la maîtresse de la dernière maison de geishas de Nara : une femme remarquable résolue à faire perdurer cette tradition complexe dans cette ville ancestrale qui fut capitale du Japon au 8e siècle.

De Rebecca Hallett
Publication 22 janv. 2025, 18:32 CET
Kikuno-san forme de jeunes geishas et s’applique à faire connaître davantage cet art dans tout Nara.

Kikuno-san forme de jeunes geishas et s’applique à faire connaître davantage cet art dans tout Nara.

PHOTOGRAPHIE DE Rebecca Hallett

La plupart des touristes visitent Nara pour ses cerfs sacrés. Ils sont présents sur ces terres depuis au moins un millénaire, broutant dans le parc, protégés parmi les immenses temples qui retracent l’illustre passé de la ville, capitale du Japon au 8e siècle. Même si des foules se pressent pour des excursions d’une journée, sa popularité n’est en rien comparable à celle de Kyoto, ville située non loin qui lui a succédé à ce titre en 794.

Seules quelques personnes flânent sur le chemin que j’emprunte autour de l’étang de Sarusawa. La plupart viennent pour prendre des photos de la salle octogonale et de la pagode à cinq étages du temple Kofuku-ji qui surplombe les arbres bordant la ville. Les érables sont déjà couverts d’un rouge profond et les feuilles de saule qui flottent à la surface de l’eau sont colorées d’un jaune pâle mais l’air est encore empreint de la chaleur humide de l’été. Il ne me faut pas longtemps pour trouver la porte que je cherche, ornée de lanternes rouges à pampilles sur lesquelles est inscrit le mot « Ganrin-in » en kanji, caractères d’origine chinoise utilisés dans l’écriture japonaise. Une autre porte le nom « Tsuruya ».

Alors que Ganrin-in était autrefois le quartier animé des geishas de Nara, Tsuruya est désormais la seule maison de geishas qu’il reste en ville. Je suis venu rencontrer sa dernière maîtresse afin de découvrir de quelle manière celle-ci s’évertue à préserver la tradition. Au début du 20e siècle, au moment de l’apogée de la notoriété de Nara, près de deux cents geishas et maiko, leurs apprenties, vivaient et travaillaient dans la ville. Au cours des décennies qui ont suivi, leur nombre a diminué ; une tendance visible dans tout le Japon, les jeunes femmes étant à la recherche d’emplois plus flexibles et s’étant imposées des formes de divertissements considérées comme plus modernes, plus à la mode et plus abordables.

Lorsque je sonne, la porte en bois s’ouvre en coulissant et une petite main écarte avec douceur le rideau jaune, dévoilant le visage souriant de Kikuno-san, la geisha qui régente Tsuruya. Vêtue d’un kimono de soie bleu pâle et de tabi d’un blanc immaculé, chaussettes traditionnelles, elle s’incline et me fait signe d’entrer. Elle me conduit jusqu’à la salle principale de Tsuruya, un espace éclairé de manière chaleureuse par la lumière traversant des shôjis coulissants, panneaux composés d’un cadre en bois et de papier translucide, et meublé d’une longue table basse encadrée d’assises au sol de part et d’autre. Elle me sert une délicate tasse de thé oolong, dont l’arôme fumé se mêle au parfum frais et herbacé du tatami recouvrant le sol. Chacun de ses mouvements semble faire partie d’une danse, du gracieux positionnement de son doigt au sommet de la théière lorsqu’elle verse l’odorant breuvage, en passant par son regard baissé jusqu’à la légère inclinaison de sa tête tandis qu’elle m’écoute parler.

Née à Osaka, Kikuno-san me raconte qu’elle a commencé sa formation ici, à Tsuruya, lorsqu’elle avait quinze ans. « Ma tante m’a encouragée ; elle dirigeait Tsuruya à cette époque », explique-t-elle, la voix basse et apaisante. « J’ai appris les quinze disciplines : la cérémonie du thé, la calligraphie, le shamisen, instrument à trois cordes, la danse, etc. Trois ans plus tard, en 1990, j’ai fait mes débuts en tant que maiko ». Six années supplémentaires lui ont été nécessaires pour devenir geisha. Puis, en 2007, elle a pris la relève de Tsuruya.

Le pavillon Ukimido, dans le parc de Nara, est un lieu de détente très apprécié en ...

Le pavillon Ukimido, dans le parc de Nara, est un lieu de détente très apprécié en ville.

PHOTOGRAPHIE DE Francesco Iacomino, AWL Images

Tout au long de sa carrière, Kikuno-san a vu des geishas de Nara et d’ailleurs partir à la retraite ; tandis que les jeunes filles sont trop peu à se lancer dans la profession. Il est ironique que, non loin de là, à Kyoto, les geishas fassent encore partie de la culture vivante, la tradition suscitant un tel intérêt que la ville a dû imposer des restrictions afin de mettre un frein au surtourisme et à ses perturbations. Ici, pourtant, Kikuno-san rencontre des difficultés pour trouver des apprenties. « Trop peu de jeunes filles sont intéressées par le métier de maiko aujourd’hui », déplore-t-elle. « J’essaie donc de nouvelles approches. »

La tradition veut que les adolescentes s’installent dans une okiya, soit une maison de geisha, qui couvre les frais de subsistance, de formation et le matériel. Puis, lorsqu’elles commencent à gagner de l’argent, elles remboursent progressivement cette dette, ce qui les lie à leur okiya pour plusieurs années. Les innovations de Kikuno-san comprennent le financement de leur formation, durant au moins un an, qui peut être effectuée à temps partiel, leur permettant ainsi de vivre et de travailler ailleurs. De ce fait, c’est la passion qui les lie à Tsuruya, et non une dette. Une fois qu’elles ont commencé, elle leur verse également un salaire plutôt que de baser leur rémunération sur le nombre de rendez-vous qu’elles obtiennent. « Nous avons créé un nouveau terme pour ces apprenties : "kotoka" », précise-t-elle.

Kikuno-san indique d’un geste un endroit au-dessus d’une porte où sont accrochés des bouts de papier portant chacun le nom d’une membre de Tsuruya. Sur la gauche se trouve Kikuno. À côté est écrit Yoshiki, une danseuse qui a fait ses débuts comme geisha en 2023 mais qui travaille surtout comme actrice, vivant ailleurs et venant de manière occasionnelle à Tsuruya pour des événements. « [C’est ce qui s’appelle avoir plusieurs cordes à son arc] », songe à voix haute Kikuno-san. Les trois noms suivants sont ceux de ses kotoka : Kikyo, qui travaille également en tant qu’assistante sociale et influenceuse ; ainsi que Maki et Saki, qui sont devenues des personnalités du monde télévisuel.

L’approche « kotoka » permet aux apprenties de percevoir un revenu provenant d’ailleurs ou de suivre des études supérieures tandis qu’elles évaluent si cette carrière est faite ou non pour elles. Cela présente néanmoins quelques revers : les apprenties ne sont pas autant immergées dans l’univers des geishas et peuvent quitter celui-ci avec davantage d’aisance. « En toute honnêteté, j’aimerais continuer à les former de manière plus traditionnelle, sans toutefois les endetter à un si jeune âge », admet Kikuno-san. « Mais ce qu’il y a de plus important, c’est de montrer que les arts traditionnels japonais constituent une option de carrière viable. »

Sa propre passion est incontestable. En 2014, Kikuno-san a mis en place le Hana Akari, un événement qu’elle finance elle-même chaque année au mois d’avril et qui offre une rare occasion de voir des geishas provenant de tout le Japon faire montre de leurs talents. « Je m’assure qu’il y a toujours des billets de dernière minute disponibles à l’office du tourisme », affirme-t-elle en resservant calmement du thé. « Je veux que le plus grand nombre possible de personnes puissent voir nos talents artistiques. »

Kikuno-san partage également son art sur une scène plus petite, lors d’événements qui sont réservés à une personne ou bien à de petits groupes et qui ponctuent la journée typique d’une geisha. Il peut s’agir d’une cérémonie du thé dans un hôtel, d’un dîner de deux heures avec représentation dans un ryotei, restaurant traditionnel haut de gamme, ou d’un repas accompagné de musique et de jeux à boire, ici, à Tsuruya. Kikuno-san s’efforce de les rendre aussi accessibles que faire se peut, en évitant les complexités traditionnelles comme celle exigeant pour les personnes qui désirent obtenir une audience avec une geisha d’être recommandées par l’un de ses clients actuels.

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    PHOTOGRAPHIE DE Jose More, Alamy Stock Photo

    Le caractère accessible étant si important pour Kikuno-san que celle-ci assure également une présence active en ligne. Outre son compte Instagram et le site internet de Tsuruya, elle gère les pages YouTube et Facebook du Hana Akari et engage le dialogue avec les médias internationaux. Elle est apparue partout : du New York Post à la série documentaire de la BBC intitulée Incroyable Japon, avec Sue Perkins. Ella a même un jour fait venir dans la capitale américaine le Hana Akari, prenant le métro maquillée et vêtue de son kimono.

    Sans surprise, Kikuno-san utilise beaucoup son téléphone qu’elle sort avec grâce de la manche de son kimono. Elle m’a proposé d’exécuter une danse pour moi ; sans shamisen pour l’accompagner, le Bluetooth suffira.

    Kikuno-san s’agenouille sur le tatami, incline la tête au-dessus d’un éventail blanc et, alors que commencent à jouer les premières notes envoûtantes d’un kouta, chant traditionnel, elle se met à danser. Chaque mouvement s’enchaîne à la perfection, la main de la geisha tournant ou balayant la manche de son kimono avec délicatesse, l’éventail décrivant de petits arcs de cercle et fendant subitement l’air. Répété et précis, il s’agit là d’un spectacle hypnotisant.

    Lorsqu’il est pour moi temps de partir, Kikuno-san partage avec plaisir ses recommandations pour visiter la ville. « À Nara, l’air est tellement pur que les couchers de soleil sont magnifiques, surtout depuis Nigatsu-do qui se trouve sur une colline », assure-t-elle. Plus tard dans la journée, je suis son conseil et me fraye un chemin à travers le parc jusqu’à un chemin sinueux menant au temple datant du 8e siècle, un bâtiment en bois coiffé d’un toit fait de tuiles qui est situé à proximité d’une forêt. La foule s’est dispersée et les lampes sont allumées le long de la large terrasse couverte. Alors que je regarde l’embrasement rosé du coucher de soleil sur Nara, je repense à la réaction de Kikuno-san lorsque je lui ai demandé ce que cela signifiait pour elle d’être une geisha ici, dans cette ville. Elle avait marqué une longue pause, avant de finir par me répondre : « Je pense que... je suis née pour venir ici ». Difficile de ne pas être du même avis. Les geishas de Nara font autant partie du tissu de cette ville historique que ses temples et ses maisons en bois. Kikuno-san est aujourd’hui la gardienne de cette culture vivante... jusqu’à ce qu’elle déniche la prochaine perle rare qui reprendra le flambeau de Ganrin-in.

    COMMENT ORGANISER SON SÉJOUR

    Nara se trouve à près de quarante-cinq minutes de Kyoto en train.
    Le voyagiste Luxurique propose un séjour sur mesure de trois jours pour deux personnes à partir de 7 950 €. Ce prix comprend les transferts, l’hébergement cinq étoiles, un ou une guide et l’« expérience Kikuno-san ». Les vols ne sont pas inclus.
    Si vous désirez en apprendre davantage sur Kikuno-san, vous pouvez consulter :
    - Son compte Instagram : @kikuno1118
    - Son site internet : tsuruya.my.canva.site

    Cet article a été réalisé avec le soutien du voyagiste Luxurique. Il a initialement paru en langue anglaise dans le numéro de janvier/février 2025 du magazine National Geographic Traveller (UK).

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