Îles des Apôtres, une destination réservée aux aventuriers
Dans le parc national des îles des Apôtres du lac Supérieur, aux États-Unis, la nature a le pouvoir de créer, de détruire et de régénérer.
Au sortir d’une grotte du parc national des îles des Apôtres, dans le Wisconsin, le kayak du photographe David Guttenfelder s’engage sur les eaux souvent agitées du lac Supérieur. Le site, qui accueille environ 225 000 visiteurs chaque année, offre un terrain de jeu sublime, mais dangereux.
Sur un lac notoirement hostile aux humains, les îles des Apôtres constituent un endroit relativement abrité. Mais cela ne signifie pas qu’elles sont sûres. « Ce n’est pas un lieu pour les amateurs », estime Dave Cooper. Il est à la barre de l’Ardea, une barge de 7,5 m spécialement conçue pour l’océan Pacifique, et navigue sur les eaux agitées du lac Supérieur, de retour de l’île Devils, à 26 km de la terre ferme. Le vent du nord-est souffle en rafales de 20 ou 25 noeuds et les vagues s’élèvent à 1,5 m de hauteur. Responsable des ressources culturelles du parc national des îles des Apôtres (Apostle Islands National Lakeshore), Dave Cooper négocie les creux et surfe sur les crêtes.
En plus de trente ans en tant qu’archéologue sur le lac Supérieur, il a participé à des dizaines de missions de recherche et de sauvetage harassantes. Les Apôtres sont « un chapelet d’îles qui attire les gens prêts à pagayer sur de longues distances », explique-t-il. « En théorie, un archipel offre une plus grande protection, mais il peut également en amener certains à prendre des risques inconsidérés. »
D’autres menaces se profilent à l’horizon. Ainsi, avec le changement climatique, le lac se réchauffe au rythme alarmant d’au moins 0,5 °C par décennie. De plus en plus violentes, les tempêtes endommagent les infrastructures comme les jetées, provoquent l’érosion des rives et augmentent la quantité de sédiments dans le lac, avec le risque de voir les algues proliférer.
Mais les Apôtres ont leurs adeptes, dont Tom Irvine, directeur général de la Fondation des parcs nationaux du lac Supérieur (National Parks of Lake Superior Foundation). Son arrière-grand-père et son arrière-arrière-grand-père ont travaillé ensemble comme gardiens de phare sur l’île Outer. « Quand vous les avez dans la peau, les Apôtres ne vous lâchent pas », confirme-t-il.
À l’automne 2020, Tom Irvine a fait découvrir les îles au photographe et Explorateur pour National Geographic David Guttenfelder. Kayakiste expérimenté, celui-ci a décidé de tester leurs eaux dans un ambitieux voyage de dix-huit jours, au cours duquel il comptait relier à la rame le plus d’îles possible sur les vingt-deux que compte l’archipel. « Le lac a une force d’attraction incroyable, note-t-il. Je suis devenu accro. »
Une promenade mène au phare de l’île Sand. Chacune des vingt et une îles du parc national des îles des Apôtres est unique, mais la plupart disposent d’un campement aménagé et beaucoup sont dotées de sentiers de randonnée.
C’est ainsi que, en août 2021, je l’ai rejoint pour une partie de son aventure en kayak et ai exploré d’autres îles seule. En chemin, j’ai rencontré des écologistes, des scientifiques et des membres des communautés locales. Bien que d’origines diverses, tous partagent la même profonde vénération pour les îles des Apôtres.
« On éprouve facilement un sentiment d’humilité ici », fait remarquer Neil Howk. Garde et guide-conférencier à la retraite, il a travaillé dans le parc pendant trente-cinq ans. Dans la forêt primaire de l’île Outer, les peuplements de pruches du Canada, de pins blancs, de bouleaux jaunes et de thuyas d’Occident sont si denses que les rayons de soleil filtrant à travers le sous-bois ressemblent aux rais de lumière éclairant une cathédrale. À quelques centaines de mètres, les vagues du lac Supérieur s’écrasent sur la rive.
Plus tôt dans l’après-midi, nous avons laissé nos kayaks à l’extrémité nord de l’île Outer, d’une superficie de 32,37 km2. Située à 45 km des rives du lac Supérieur, elle est l’une des moins visitées de l’archipel. Pourtant, malgré son éloignement, cette île a fait l’objet d’une exploitation forestière intensive débutant autour de 1883. Entre 1942 et 1963, des bûcherons ont débarqué en avion de tourisme pour couper les bouleaux jaunes et les érables argentés destinés à fabriquer des berceaux. Lorsqu’ils ont cessé de venir, leur campement a été laissé à l’abandon.
Les arbres imposants qui nous entourent ont toutefois été épargnés. « Ils offrent probablement le même spectacle qu’il y a quatre cents ans », suppose Neil Howk.
Le soleil se couche sur l’île York, depuis le phare de l’île Raspberry. David Guttenfelder s’estime reconnaissant d’avoir pu faire ce voyage dans les îles des Apôtres. « La plupart des gens n’ont pas accès si facilement à la nature. J’ai bien conscience que c’est un privilège. »
Si on prend la définition du Wilderness Act de 1964 [ndlr : loi fédérale de protection de la nature], la nature est « une zone où la terre et sa communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme ». Mais, de fait, les îles des Apôtres ont été entretenues, utilisées et domestiquées par l’homme durant des siècles. Il en résulte une nature sauvage postmoderne, l’un des rares endroits qui, avec le temps et une gestion appropriée, ont recouvré une grande part de leur splendeur originelle.
Toutefois, considérer les Apôtres uniquement comme une région sauvage désormais intacte, c’est faire l’impasse sur la façon dont les Ojibwés ont prospéré durant des siècles sur ces terres accidentées ; sur les tentatives, souvent vaines, des colons européens de les dompter et, plus tard, sur leur exploitation des ressources locales qui ont permis la construction de grandes villes.
Les strates de l’histoire humaine débutent ici avec les chasseurs-cueilleurs nomades qui suivaient les caribous des bois autour du bassin du lac Supérieur, il y a 11 000 ans. Les premières traces archéologiques de camps saisonniers dans les îles des Apôtres datent de 5 000 ans. Il y a plus de 400 ans, suivant une prophétie, les Ojibwés ont migré vers l’ouest à partir de la vallée du Saint-Laurent pour s’installer sur Mooningwanekaaning-minis (ou « la maison du pic flamboyant »), l’actuelle île Madeline.
« L’île Madeline est notre patrie », proclame Christopher D. Boyd, qui est le président du Red Cliff Band du lac Supérieur chippewa (autre nom anglicisé des Ojibwés), dont la réserve de 58,85 km2 jouxte la limite continentale du parc. « Elle constitue le centre de notre nation, mais toutes les îles sont notre pays. »
Une table est dressée dans une cabane du camp de pêcheurs de l’île Manitou, comme elle aurait pu l’être dans les années 1930, quand Hjalmer « Governor » Olson et son frère ont acquis le site auprès d’une société forestière pour en faire une base de pêche hivernale. Aujourd’hui gérée par le NPS, la cabane contient des objets personnels d’Olson, comme le couteau posé sur la table.
La plus grande île de l’archipel, Madeline, d’une superficie d’un peu plus de 62 km2, est la seule à ne pas faire partie du parc national des îles des Apôtres. À la fin du XVIIe siècle, les négociants en fourrure français y avaient établi un comptoir et l’île est ainsi devenue un important centre de commerce sur le lac Supérieur.
C’est également ici, vers 1759, que le chef ojibwé Kechewaishke est né. En 1852, il embarqua à bord d’un canot en écorce de bouleau pour Washington. Il y rencontra le président Millard Fillmore dans le but de protester contre le déplacement par le gouvernement américain des Ojibwés vers des réserves plus à l’ouest. Ce voyage fut considéré à l’époque comme un « succès » : Millard Fillmore autorisa en effet les Ojibwés à rester sur le lac Supérieur.
En 1855, une vague d’immigrants européens commença à arriver jusqu’aux îles des Apôtres quand les écluses du Sault ouvrirent les Grands Lacs à la navigation et à l’expansion vers l’ouest. Pour guider les navires dans les eaux dangereuses du lac Supérieur, le service des phares des États-Unis bâtit neuf phares en soixante ans dans la région des Apôtres. Tous étaient équipés de lentilles de Fresnel complexes ; la seule qui subsiste est exposée en haut de celui de l’île Devils.
À la fin du XIXe siècle, les eaux poissonneuses entourant les îles devinrent l’une des plus importantes sources de pêche commerciale de harengs et de ciscos de lac de l’extrémité ouest du lac Supérieur. L’intérieur des îles, lui, était mis en coupe réglée par les compagnies forestières, exploité pour ses carrières de grès, ou cultivé. Avec l’arrivée du chemin de fer, le nord-ouest du Wisconsin devint aussi une destination touristique courue.
Le garde du parc Fred Schlichting porte un uniforme d’époque et endosse le rôle de Lee Ellsworth Benton, gardien-chef du phare de l’île Raspberry entre 1914 et 1924. Celui-ci est l’un des six phares des Apôtres inscrits sur le Registre national des lieux historiques (NRHP).
Malgré leur attrait comme havre de paix loin des villes, les îles des Apôtres ne répondaient pas aux normes exigeantes du Service des parcs nationaux (NPS). En 1930, l’architecte paysagiste Harlan Kelsey s’y rendit pour évaluer l’archipel en vue d’une éventuelle protection. Durant sa visite, des incendies firent rage sur certaines îles et il prédit que la région deviendrait bientôt « une terre désolée et fumante ». Il écrivit dans son rapport : « La main de l’homme a impitoyablement et, dans une certaine mesure, irrévocablement détruit la beauté vierge [des îles]. »
Mais, après l’arrêt de l’exploitation forestière intensive, aux environs de 1930, une chose surprenante se produisit. Une fois laissées à l’abandon, les forêts isolées commencèrent à se régénérer. Il fallut encore trois décennies de repousse et le plaidoyer inlassable du sénateur du Wisconsin Gaylord Nelson pour convaincre le Congrès que la région méritait d’être protégée. En 1970, le président Richard Nixon signa finalement la loi faisant des îles des Apôtres un littoral lacustre national (« National Lakeshore »).
Aujourd’hui, l’archipel constitue un habitat prospère pour plus de 800 espèces de plantes, dont la primevère du lac Mistassini, le seneçon sans rayons, ainsi que des orchidées du genre Corollarhyza qui se plaisent particulièrement en milieu forestier. De nombreuses forêts présentent un sous-bois luxuriant et délicat d’ifs du Canada – un arbuste vert aux arilles rouges surnommés « friandises des cerfs » (deer candy) –, qui ont pratiquement disparu sur le continent.
La population de cerfs sur l’archipel a été étroitement surveillée par le NPS. Il en résulte une abondance d’ifs du Canada, qui offrent un habitat idéal pour la martre d’Amérique. Ce petit mammifère en voie de disparition fait toutefois un timide retour sur les îles. En effet, on le trouve désormais sur onze d’entre elles. Compte tenu de leur biogéographie complexe, elles abritent aussi une population étonnamment variée d’autres prédateurs, dont l’ours noir, le lynx roux, le coyote et le loup.
Les îles des Apôtres hébergent aussi une avifaune riche et variée. Elles abritent environ 140 espèces d’oiseaux nicheurs et 200 espèces d’oiseaux migrateurs.
Durant l’été 2021, les plages de sable et de gravier des îles Long et Outer ont servi de sites de nidification à cinq des soixante-quatorze couples nicheurs connus de la fragile mais croissante population de gravelots siffleurs des Grands Lacs.
Les îles servent même de refuge à un petit groupe d’hommes. Il reste cinq familles – deux sur Sand et trois sur Rocky – qui ont négocié des accords d’utilisation et d’occupation à vie avec le NPS. Les cabanes de pêche, embarcadères et autres constructions appartiennent au NPS, mais les familles les entretiennent selon les règles de conservation du patrimoine. En échange, elles en ont l’usage exclusif jusqu’à la mort de la dernière personne citée dans l’accord.
Les rives de l’île Sand sont parsemées de grottes creusées par la glace, le vent et les vagues. Comparé aux autres Grands Lacs, le lac Supérieur présente « une eau de meilleure qualité, un plus faible stress hydrique et un moindre aménagement du littoral », précise Brenda Lafrancois, écologue au NPS.
En juin 2021, Jim Pete, l’un des anciens du Red Cliff Band du lac Supérieur chippewa, dont le nom ojibwé est Guyaushk (ce qui signifie « mouette »), nous a invités à nous joindre à un groupe de neuf garçons de Red Cliff, âgés de 13 à 18 ans, qui comptaient camper pendant cinq jours sur l’île Sand. Située à environ 6 km du continent, Sand est l’une des îles les plus faciles d’accès et les plus fréquentées, notamment pour son phare de 1881 et ses grottes. Des années 1890 à 1944, une communauté dynamique de pêcheurs et d’agriculteurs norvégiens et leurs familles vivaient ici, à l’époque seuls résidents à l’année du parc national. À l’extrémité sud de l’île se trouve le village de la pointe Shaw, qui est, lui, toujours habité.
En arrivant, nous trouvons les campeurs en train de jouer et Scott Babineau, chef de tribu et directeur du camp, occupé à faire frire du poisson avec trois autres employés. Si les campeurs sont ici, explique-t-il, c’est pour trouver « un sens à leur vie ». Les activités traditionnelles comme édifier des wigwams et allumer des feux, pêcher et identifier les plantes, mais aussi les discussions autour de sujets délicats tels que les traumatismes intergénérationnels, ont pour objectif d’aider les jeunes à « voir plus loin », précise Scott Babineau. « Je veux les amener à comprendre que leurs actes ont des conséquences. »
Les îles des Apôtres sont au coeur de l’histoire des migrations des Ojibwés, l’endroit où « la tribu a d’abord grandi, puis, comme un arbre, étendu ses branches dans toutes les directions », écrivait au XIXe siècle l’historien des Ojibwés William Warren. Or, malgré l’importance des îles, beaucoup de ces jeunes n’avaient jamais eu l’occasion d’y mettre les pieds avant ce voyage.
« Je pense que 90 % des membres de notre tribu ne sont jamais allés sur les îles », m’a confié plus tard le président du Red Cliff Band Christopher D. Boyd. « C’est un paradis pour les touristes, mais il faut avoir accès à un bateau, ce qui n’est pas simple. » Et, a-t-il ajouté, le groupe ne s’est pas toujours senti bien accueilli par le NPS. Mais les choses sont en train de changer. En juin 2021, pour la première fois dans l’histoire du parc, une cérémonie a eu lieu durant laquelle le drapeau du Red Cliff Band a été hissé au centre d’accueil des visiteurs de la baie de Little Sand.
Jim Pete, un ancien de la tribu se faisant aussi appeler sous son nom ojibwé, Guyaushk, s’adresse à des adolescents du Red Cliff Band du lac Supérieur chippewa, lors d’un séjour sur l’île Sand. Vêtu d’une tenue de cérémonie, incluant un collier de griffes d’ours et une étole brodée de perles, il dispense les sept enseignements ojibwés sur la sagesse, l’amour, le respect, le courage, l’honnêteté, l’humilité et la vérité.
Après le dîner autour du feu de camp, Scott Babineau annonce que le voyage doit prendre fin prématurément le lendemain matin, les vents devant se renforcer l’après-midi, ce qui rendrait trop dangereux le retour à la rame vers la terre ferme. Les adolescents rouspètent. Quand je leur demande ce qu’ils ont préféré dans cette expérience, les réponses fusent, de « surfer » et « nager » à « être libéré des jeux vidéo et de l’électricité ». Pour Cody Engels, c’était surtout « une meilleure version de l’école, et la nourriture était vraiment bonne ». Il ajoute : «En plus, j’ai appris à survivre dans la nature. »
« C’est la sagesse transmise par les anciens, me confie Guyaushk. C’est important que nous parlions de ce que nous sommes censés être. »
Article publié dans le numéro 282 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine