L’esprit du théâtre Nô, au cœur des traditions sur l’île de Sado
Loin de l’agitation des grandes villes japonaises, l’île de Sado offre à ses visiteurs sa nature préservée, son histoire, et ses traditions. Le théâtre Nô, une forme de dramaturgie ancestrale intimement liée à la spiritualité, y est intensément pratiqué.
Tomoki Tsuchiya, un homme de 41 ans, employé de bureau en ville, apprend le Nô depuis plus de dix ans. Il joue le personnage principal, la fille de Ki no Aritsune, dans la pièce «Izutsu (la tête de puits) ». Au centre de la scène, derrière lui, se trouvent deux interprètes féminines qui symbolisent la culture libérale de Sado. C'est une longue tradition à Sado pour les femmes de participer à des représentations de Nô qui, jusqu’au milieu du XXe siècle n’étaient jouées que par des hommes.
Dans un cadre enchanteur qui à lui seul invite à la méditation, se dresse un pavillon de bois dont l’architecture rappelle les kiosques et les sanctuaires japonais anciens. Une salle de petite dimension s’avance sur un public qui semble lui-même faire partie de la scène. Nous sommes sur l’île de Sado, un silence religieux emplit la scène et l’assemblée, et dans quelques instants une représentation de théâtre traditionnel va être donnée.
Située dans la mer du Japon, à 45 km au large de Niigata, l’île de Sado cultive ses traditions, son artisanat et ses arts. En particulier celui du théâtre Nô (ou Noh), une forme ancestrale d’art dramatique classique qui s’appuie sur l’histoire, les légendes et la richesse culturelle du Japon et dont le répertoire comprend quelque 240 livrets datant des XVe et XVIe siècles, tirés de la littérature classique japonaise.
Initié par Kan’ami Kiyotsugu (1333-1384) et son fils Zeami Motokiyo (1363-1443), le théâtre dramatique lyrique est la plus ancienne forme d'art du spectacle au Japon. À la mort de son père, Zeami s’attacha à faire perdurer la traditionnelle forme de théâtre aristocratique et religieuse à laquelle il avait été formé. Mais, avec des spectacles plus écrits et plus structurés, le Nô a succédé aux formes les plus anciennes du théâtre japonais
La porte « torii » du sanctuaire historique Nikuu, construit au XIIIe siècle, à l’origine pour une fille de l'empereur Juntoku, exilée à Sado. Le sanctuaire est composé d'une part du bâtiment Noh, et d'autre part du bâtiment principal (ici derrière la porte - ce dernier a malheureusement disparu suite à un incendie volontaire cet automne). Une représentation de Nô a lieu ici chaque année en août, sur cette scène datant d’au moins un siècle. Les spectateurs pénètrent dans le sanctuaire par la porte, s'assoient sur des tapis ou des bancs, et profitent d’une ambiance magique créée par le feu de joie sous le ciel étoilé. Aucune réservation n'est nécessaire. Cette année, le spectacle s’est tenu sans spectateurs en raison de la pandémie.
Sur l’île de Sado, l’esprit du Nô est devenu plus présent et plus populaire après 1434, quand Zeami, alors devenu un célèbre dramaturge, s’y est exilé. Ses pièces sont encore aujourd’hui les plus jouées du répertoire national. Considéré comme le théoricien des grands principes du Nô, il écrira près de 100 pièces de théâtre avant de transmettre sa succession à ses fils. Après leur disparition prématurée c’est son gendre qui fera perdurer l’esprit du Nô, tel que Zeami l’avait insufflé.
Chaque année, du mois de mai au mois d’octobre, plusieurs scènes de l’île offrent une multitude de représentations. Faisant référence à des pratiques ancestrales, elles sont interprétées dans la langue des scripts anciens, sous des masques en bois très réalistes magnifiquement sculptés – il en existe 138 différents –, chacun indiquant l’identité du personnage joué, en costumes somptueux (des «noh shozoku» : kymonos colorés et brodés). Très suivies, ces représentations trouvent leur succès dans les émotions qu’elles procurent, favorisant l’interaction entre les gens et les reconnectant aux énergies et aux émotions de la vie.
Plutôt que de théâtre au sens large du terme, le Nô propose un ensemble de spectacles recourant à des contes, des symboles, des chants, diverses musiques instrumentales, des danses rituelles ou profanes, une gestuelle lente extrêmement codifiée qui traduit des actions, des sentiments, et in fine, le récit. Une scène de Nô se compose normalement d'un ou plusieurs acteurs, danseurs, et d'un chœur généralement composé de six à huit musiciens jouant d’instruments japonais traditionnels.
Le «kagaminoma (salle des miroirs)», est situé entre la loge et la scène. Après avoir revêtu leurs costumes, les acteurs s’y rendent et se concentrent intensément en se regardant dans un miroir en pied. Cela leur permet d’entrer spirituellement dans leur personnage. Puis, ils entrent en scène après s’être recouvert le visage avec un masque. Sur la photo, les personnes qui aident à habiller les acteurs se détendent dans le kagaminoma. Cette salle a totalement disparu suite à un incendie volontaire cet automne. Cette photo est l'une des dernières que nous possédons de cet endroit.
Véritables moments de liesse populaire, les spectacles étaient autrefois représentés en plein air, sur des places de marché ou des foires, au rythme des événements de la vie courante, des saisons et des célébrations religieuses. La modernité et l’avènement de l’urbanisation ont peu à peu déplacé ces rituels dans des lieux clos tels que maisons de thé et autres restaurants, puis sur des scènes ayant une configuration particulière et intimiste car peu profondes et surmontées d’un toit, même en intérieur. Par ailleurs, les scènes où se déroulent les représentations de Nô se trouvent le plus souvent dans des sanctuaires.
Jusqu’en 1948, au Japon, le Nô était joué uniquement par des hommes. Cependant à Sado, cela fait près d’un siècle que le Nô est également interprété par des femmes, indique l’Office municipal de l’île. Sur les quelque 200 personnes qui le pratiquent aujourd’hui régulièrement, la majorité d'entre elles sont des femmes, faisant de Sado l’unique lieu où il est possible de regarder un spectacle de Nô exclusivement féminin car, il faut le préciser, en dehors de Sado le Nô est toujours dominé par les hommes.
Parmi les personnes pratiquant régulièrement le Nô, Toshiro Adachi, un agriculteur de 71 ans, retraité du bureau de la ville. Professeur diplômé de Nô, il peut en interpréter tous les rôles. Il a joué du «Kozutsumi», un tambour à main, dans la pièce de théâtre «Izutsu (La tête de puits) », considérée comme l’un des chefs-d’œuvre de Zeami et interprétée sur la scène de l’ancien sanctuaire Nikuu, vieille de 150 ans.
Toshiro Adachi explique ce que représente le Nô pour lui : « Il m'a fallu 30 ans pour vraiment comprendre ce qu'est le Nô. C’est une question de sentiments, d’expérience de la vie. Plus je vieillissais, mieux je comprenais. Il faut apprendre à libérer son esprit, à le vider des pensées quotidiennes. Tous les facteurs perturbateurs doivent être éliminés. L’esprit doit être comme une toile blanche. C'est le seul moyen de s'immerger dans le personnage et l'histoire, d’entrer et de se perfectionner dans le Nô. »
Dans cette scène, le fantôme de la fille de Ki no Aritsune porte la veste de son ami d'enfance et mari Narihisa, et regarde son reflet dans sa veste, regrettant les jours passés avec lui.
Pour les comédiens comme pour les spectateurs, le Nô s’apparente à une forme de méditation spirituelle et d’ancrage, grâce à ces pratiques mémorielles mêlant les arts du spectacle aux rites religieux, ces derniers étant censés apporter de bonnes récoltes et à apaiser ou honorer les esprits.
Déclaré comme bien culturel immatériel par le gouvernement japonais en 1957, il a également été ajouté à la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2008. Ainsi, sur l’île de Sado perdure l’esprit immortel et sacré du Nô.