L'exploration, un idéal de conquête occidental ?
Peut-on vraiment découvrir un endroit ? Et que signifiait l'exploration pour les peuples qui en ont été victimes, souvent exploités, voire exterminés ?
Un plongeur explore un cénote en forme de cathédrale, situé sous la péninsule mexicaine du Yucatán, près des ruines mayas de Tulum. Depuis 135 ans, National Geographic envoie des archéologues, des anthropologues et des plongeurs dans le monde entier pour en découvrir davantage sur les civilisations disparues.
Tout le long de l'ancienne piste de l'Oregon il n'existe qu'un seul musée qui raconte l'histoire de l'expansion de l'Amérique vers l'ouest à travers les yeux de ceux qui en ont été victimes. Dans un coin de l'État, bordé par ceux de Washington et de l'Idaho, ce dédale de galeries lambrissées abritant notamment des expositions interactives, célèbre l'héritage des peuples autochtones et déplore ce qui a été détruit à l'arrivée des pionniers. Après avoir descendu une longue rampe, les visiteurs pénètrent dans un bâtiment à la façade en briques, une réplique d'école dédiée à la formation des Amérindiens où les enfants autochtones étaient convertis et assimilés de force. Sur une photo grandeur nature ceux-ci regardent les visiteurs fixement depuis plus d'un siècle, ressemblant à de petits soldats dans leurs uniformes assortis.
« On nous a dit d'écrire notre histoire nous-mêmes si nous voulions qu'elle soit racontée comme il se doit », explique Bobbie Conner. Elle est assise dans une salle de conférence du Tamástslikt Cultural Institute, le centre qu'elle dirige dans la réserve indienne Umatilla où vivent les tribus Cayuse, Umatilla et Walla Walla. « Cette histoire est vieille comme le monde : la conquête. »
L'histoire de l'exploration est souvent racontée de manière binaire : l’explorateur et la haute montagne, l’explorateur et l’île reculée, l’explorateur et la tribu non contactée, le conquérant et le conquis… Aujourd'hui, la définition de l'exploration est bien plus large. Nous étudions notre corps, nos ancêtres, la capacité de notre cerveau, l'idée d’un lieu d’appartenance. Nous examinons l'histoire et ceux qui la racontent. L'explorateur a un jour été un aventurier, un homme de spectacle ou encore un scientifique, mais il existe désormais un nouvel archétype : l’artisan ou artisane de la réconciliation, qui nous aide à comprendre comment nous en sommes arrivés là. Ces avant-gardistes interrogent nos livres d'histoire, les réécrivent et espèrent faire en sorte que le passé ne se répète pas.
Depuis qu'Alexander Graham Bell, l'un des premiers présidents de National Geographic, a testé ses engins volants sur les collines de Nouvelle-Écosse (en haut à gauche), le média est captivé par l’aviation. Lorsque l'espace est devenu la nouvelle frontière scientifique à franchir, ce dernier a participé à la collecte d'échantillons de la stratosphère (au centre) et fourni à l'astronaute Neil Armstrong un petit drapeau de la National Geographic Society qu'il a emporté lors de la mission Apollo 11, le premier vol spatial habité vers la Lune (en bas à gauche).
Lorsque je me suis assise avec Bobbie Conner dans cette salle de conférence, j'avais passé six mois dans l'Oregon, d’où je suis originaire, à attendre la fin de la pandémie de COVID-19. Pendant des années, j'ai rédigé des articles pour National Geographic depuis des marais reculés du Sud-Soudan, depuis la frontière désertique entre les États-Unis et le Mexique, depuis les montagnes de l'est du Congo. À ce moment-là, j’ai été confrontée à la banalité d'un endroit qui ne m'avait jamais intéressée plus que cela. N'ayant nulle part où aller, j'ai cherché à comprendre ce qui constituait le territoire auquel j’étais désormais limitée ; en peu de temps, je me suis retrouvée aux confins de l'État, remettant en question mon idée même de l'exploration.
Revenons tout d’abord quelque 60 000 ans en arrière, à l'époque où « une petite colonie d'Afrique est partie découvrir le monde et a perdu tout contact ». C'est ce qu'affirme Felipe Fernández-Armesto, historien et professeur à l'université Notre-Dame, qui a passé près de soixante ans à étudier la façon dont le monde a été transformé par un processus qu'il appelle la recherche d'itinéraires. Différentes cultures se heurtent, interagissent et s'adaptent les unes aux autres au cours de voyages gouvernés par l'avidité, l'impérialisme, la religion et la science. « L'histoire de l'exploration rétablit les chemins qui relient les différents peuples », déclare-t-il. C'est comme si, depuis des milliers d'années, nous essayions d'effacer la distance que les premiers Hommes ont mise entre eux, pour le meilleur et pour le pire.
C'est cet objectif qui a poussé des scientifiques, des intellectuels et des militaires à fonder la National Geographic Society en 1888. Au cours des 135 dernières années, celle-ci a sondé la mer, le ciel, la terre et l'espace « pour approfondir et diffuser des connaissances géographiques ». Les explorations que l’organisation a financées et documentées semblaient parfois moins viser à établir un premier contact qu'à être sur les lieux avant tout autre. Les événements majeurs n'ont pas manqué, de l'ascension du mont Everest avec l'équipe américaine à la cartographie du fond de l'océan Atlantique.
Des marches, des ascensions et des traversées maritimes éprouvantes ont permis de tracer de nouveaux chemins autour du globe, de cartographier des phénomènes naturels et de relier des cultures. Perpétuant la tradition des explorateurs du passé, l'écrivain Paul Salopek, ici au premier plan, parcourt depuis dix ans une route de plus de 38 600 kilomètres que les premiers Hommes ont empruntée pour quitter l'Afrique et peupler le monde.
Les premières fois se sont ensuite transformées en découvertes : science, espace et nature ont été étudiés sous toutes les coutures afin d’en dévoiler les secrets. La famille Leakey a mis au jour des fossiles de nos ancêtres, Jane Goodall a vécu parmi les chimpanzés et le défenseur de l'environnement Michael Fay a effectué une randonnée de plus de 3 200 kilomètres à travers les forêts tropicales centrafricaines. Aujourd'hui, ce ne sont presque plus les Hommes qui explorent : s’agit-il d’exploration lorsqu’un appareil photo est déposé au fond de l'océan pour photographier des profondeurs que l'Homme n'a pas encore atteintes ? Est-ce également le cas quand un robot microscopique est inséré dans notre corps pour réaliser une opération chirurgicale ?
L’exploration est au cœur de nombreuses histoires depuis des centaines d'années. Au cours de ce que l'on appelle « les grandes découvertes », du 15e au 17e siècle, la littérature populaire a mis en scène des héros qui entreprenaient des voyages audacieux, incitant peut-être Christophe Colomb et Fernand de Magellan à prendre la mer. Au fil du temps, ces histoires ont fait naître dans le monde de nouvelles générations d'explorateurs. Les photographies et cartes publiées par le magazine National Geographic vous ont peut-être même donné envie de partir à la découverte du monde. Toutefois, ces récits ont également servi à alimenter le mythe occidental de l'explorateur qui n'est pas tout à fait exact.
« Le défaut de cette littérature est qu’elle ne parle pas des explorateurs d'autres pays, si bien que pendant les 500 dernières années, l'histoire a été dominée par des hommes blancs depuis disparus », explique Felipe Fernández-Armesto. « Cela a donné l'impression qu'il s'agissait d'une affaires d’hommes blancs uniquement, ce qui n'est absolument pas le cas. »
L'une des premières cartes du monde a été peinte sur la paroi d'une grotte en Inde voici environ 8 000 ans et le premier explorateur dont nous connaissons le nom est Hirkhouf, qui a mené une expédition de l'Égypte des pharaons à l’Afrique tropicale vers 2290 avant J.-C. Les Bantous, eux, ont commencé à migrer de l'Afrique de l'Ouest à travers la partie subsaharienne du continent un millier d'années plus tôt. Dans l'océan Pacifique, des marins en pirogue et en catamaran ont suivi les étoiles et la houle pour cartographier et coloniser des îles, de la Nouvelle-Guinée à Hawaï, autour de 1500 avant J.-C. Au 7e siècle, un moine chinois nommé Xuanzang a traversé la Chine, l'Inde et le Népal à la recherche des textes sacrés bouddhistes originaux. Au même siècle, les armées arabes ont marché de la péninsule Arabique à l'Asie centrale et l'Afrique du Nord, animées par un désir de conquête sacrée.
Des appareils photo, des submersibles et des dispositifs télécommandés dévoilent les profondeurs opaques de l'océan. L'un des premiers reportages sous-marins de National Geographic présentait les découvertes de la bathysphère, ici en bas à droite, le premier submersible d'exploration des grands fonds. Descendue par un câble d'acier de plus de 1 060 mètres de longueur, elle a sondé les eaux au large des Bermudes dans les années 1930.
L'ère de l'explorateur blanc, archétype qui a dominé le récit occidental, est arrivée bien après. D’autres explorateurs et exploratrices ont pourtant toujours été là.
Dans les archives de National Geographic, je trouve des exemples plus modernes, négligés par la société de l'époque : Juliet Bredon, une exploratrice qui a publié sous le nom d'Adam Warwick pour relater son exploration de la Chine dans les années 1920, et Reina Torres de Araúz, une anthropologue panaméenne qui a réalisé la première expédition en voiture de l'Amérique du Sud à l'Amérique du Nord. Au tournant du 20e siècle, Harriet Chalmers Adams a parcouru plus de 64 000 kilomètres en Amérique latine, retracé la route de Christophe Colomb entre l'Europe et l'Amérique du Sud et photographié les tranchées de première ligne de la Première Guerre mondiale. Dans une pile de coupures de presse sur celle-ci, les titres s'intéressent davantage à la manière dont elle s'est écartée du stéréotype féminin : « Une femme qui n'a pas peur des rats », lit-on dans l'une d'elles.
En fouillant dans l'histoire pour faire entrer de nouvelles personnes dans le panthéon des explorateurs, nous réévaluons les anciens récits : que signifiait l'exploration pour les peuples qui en ont été victimes, souvent exploités, voire exterminés ? Peut-on vraiment découvrir un endroit ? Qui doit être considéré comme un explorateur ou une exploratrice ? Eve, pour avoir croqué le fruit défendu et acquis la connaissance en renonçant à l'Eden ? Ou Pandore, qui, poussée par la curiosité, a ouvert la boîte et déchaîné les malheurs sur le monde ?
Aujourd'hui, afin de combler des lacunes du passé, l'histoire de l'exploration est réécrite par des personnes comme Tara Roberts. Cette dernière apparaît sur notre couverture de mars 2022 avec un masque et un tuba. Cette photographie a été prise lors d'une plongée dans l’archipel des Keys, au large de la Floride, où elle cartographiait les navires engloutis qui transportaient autrefois des esclaves depuis l’Afrique vers l'Amérique. Yazan Kopty, spécialiste de l'histoire orale palestinien, extrait des archives de National Geographic des photos de Palestiniens vieilles d'un siècle et utilise les réseaux sociaux pour compléter leur histoire avec leurs noms, les fêtes célébrées et les villages en arrière-plan.
Au Tamástslikt Cultural Institute, Bobbie Conner, qui est issue des lignées Cayuse, Nez-Percé et Umatilla, a utilisé le mot « réappropriation » pour décrire cette nouvelle forme d'exploration. Récemment, des danseurs ont exécuté une danse cérémonielle du scalp, traditionnellement effectuée au retour d’une bataille, qui n'avait pas été vue en public depuis un demi-siècle. La tribu des Nez-Percés a acquis près de 130 hectares de terres ancestrales où les descendants peuvent se réunir, enterrer leurs morts et organiser des festivals. Les noms des tribus réapparaissent sur les cartes et les panneaux de signalisation.
L'idée de raconter leur histoire dans un musée a d'abord laissé les tribus confédérées de la réserve indienne d'Umatilla perplexes, déclare Bobbie Conner. Il n'y avait rien à célébrer dans la persécution de leur peuple et la destruction de leur terre. Cependant, ils ont pensé à la manière dont l'histoire de l'exploration en Oregon est encore glorifiée avec des éléments rattachés aux pionniers : un chariot sur son drapeau et une statue au sommet du Capitole. Ils ont également réfléchi à l'ampleur de leur histoire par rapport au territoire où elle s'est déroulée, soit un coin reculé à l'extrémité ouest de l'Amérique, et à la façon dont elle pourrait être relatée dans le monde entier. « C'est le centre de notre univers, mais il est relié à tous les autres », déclare-t-elle.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.