Limbourg, patrimoine naturel sublime, est aujourd’hui menacé
À cheval entre les Pays-Bas et la Belgique, ces chemins creux pouvant atteindre plusieurs mètres de profondeur ont été façonnés par des cours d’eau aujourd’hui disparus. Mais aujourd’hui, cet habitat naturel unique est menacé.
Le soleil se lève sur le Limbourg méridional, une région vallonnée qui détonne dans le plat pays que sont les Pays-Bas. Connues sous le nom de « holle wegen », les voies visibles au premier plan et sur la gauche forment un réseau de verdure parmi les champs où vivent une faune et une flore uniques.
C’était au printemps 1997. Avec l’école, je me suis rendu dans la région la plus au sud des Pays-Bas, non loin de la frontière entre l’Allemagne et la Belgique. Nous visitions une zone géographique particulière, le seul endroit vallonné du pays. Je me souviens encore de ce que nous étions venus voir : les chemins creux, ces voies bordées de saules noueux, aux talus tapissés d’une variété d’autres arbres et plantes, qui transperçaient le paysage. Dans le bus qui nous ramenait à l’école, je me suis dit que j’avais trouvé la plus belle région du pays.
C’est dans le Limbourg belge et néerlandais (les deux pays ont une province du même nom) que vous trouverez ces chemins creux à la végétation luxuriante. Pouvant atteindre plusieurs mètres de profondeur, ils ont été façonnés voilà plusieurs millénaires sous l’effet de l’érosion, généralement provoquée par un cours d’eau qui rejoignait la vallée depuis le plateau.
Ce phénomène d’érosion a par la suite été amplifié par le passage des paysans et du bétail, les voies servant de route. Au fil du temps, elles se sont transformées en ces chemins creux comme nous les appelons aujourd’hui. Et puis la nature a fait le reste : la terre devenue meuble a été emportée par les pluies, creusant un peu plus encore les chemins. Ils se sont alors transformés en ces fantastiques cicatrices dans le paysage, vitales aux Hommes et aux animaux.
Les terriers de blaireaux sont légion le long des talus de marne de ce chemin. Les sections peu entretenues succèdent à des tronçons plus ouverts, bordés de vieux arbres et de saules noueux, si typiques de ces voies.
Si l’on trouve également des chemins creux dans les pays voisins de la Belgique et des Pays-Bas, notamment en Angleterre, en France et en Allemagne, c’est bien dans ce coin de l’Europe qu’ils sont les plus nombreux. On en dénombre ainsi plusieurs centaines.
Bien plus que des chemins agricoles, les chemins creux forment une trame culturelle. Ils ont relié des villages et leurs habitants. Les branches des saules poussant le long des voies servaient à fabriquer des balais ou étaient utilisées comme bois de chauffage, tandis que leurs pousses étaient transformées en paniers.
Ces voies sont de véritables oasis pour la faune et la flore. Leur sol, un mélange bien particulier sableux limoneux de calcaire et de lœss, ainsi que le microclimat inhabituel qui y règne, forment un habitat favorable à des espèces rares aux Pays-Bas. Les chauves-souris utilisent les chemins pour s’orienter et les blaireaux y construisent leur terrier. Relativement protégées du vent et du soleil, elles sont le paradis des plantes d’ombre.
Mais ces paysages idylliques sont en péril. Les chemins ne sont plus entretenus, conséquence du déclin de l’utilisation des branches de saule. Bon nombre d’entre eux ont également été goudronnés. Et dans les champs en bordure des chemins, les pesticides et les nitrates issus de l’agriculture intensive ont des effets dévastateurs sur cet écosystème si particulier.
À BICYCLETTE
Vingt-cinq ans après cette sortie scolaire, j’ai décidé de voir par moi-même dans quel état se trouvaient ces chemins creux. Et pour ce faire, quoi de mieux qu’enfourcher un vélo ? J’ai planifié mon itinéraire dans le Limbourg, où j’ai pédalé pendant deux jours à travers les paysages vallonnés et les villages comme figés dans le temps. Je suis retourné sur une dizaine d’entre eux en voiture, notamment pour les apprécier à différentes saisons.
En Belgique, le cyclisme est intimement lié aux holle wegen et à leurs pavés irréguliers. L’année dernière, la municipalité d’Overijse a essuyé de nombreuses critiques pour avoir remplacé les pavés usés par le temps par de nouveaux pour une course des Championnats du monde de cyclisme sur route. Ses détracteurs estimaient que cela nuisait au charme originel des chemins.
C’est à Maastricht, le centre urbain de la province, que débute mon périple. Je m’élance en direction du sud. Une fois la ville derrière moi, une belle montée m’attend et j’emprunte plusieurs chemins creux, désormais asphaltés. Au village de Sint Geertruid, je manque de rater le Schone Grub, ou « beau chemin creux » en français. Celui-ci se trouve dans une forêt que l’office néerlandais des forêts n’exploite plus. Chaque arbre tombé repose là où il s’est effondré.
C’est le printemps. L’ail des ours est sur le point de fleurir et de tapisser les talus du holle wegen. Appelé « daslook » en néerlandais, ou « l’ail du blaireau » en français, sa floraison intervient en même temps que la naissance des blaireautins, qui voient le jour dans des terriers creusés dans les talus.. Je confie à un ami qui pédalait avec moi à quel point il est incroyable que ce petit morceau de forêt primaire existe encore aux Pays-Bas. La nature ne se porte peut-être pas si mal que ça, après tout.
Wouter Jansen n’est pas du même avis. Il travaille pour une fondation qui œuvre pour la préservation et le développement du paysage de la province. Après mon circuit à vélo, le photographe David Peskens et moi le rencontrons à quelques encablures du Schone Grub pour découvrir en sa compagnie quelques chemins creux.
Wouter Jansen a en sa possession une liste d’environ 15 herbes et autres plantes, comme l’arum tacheté, l’hellébore fétide ou la parisette à quatre feuilles, des espèces autrefois abondantes que l’on ne trouve plus que ça et là. Sur le chemin, nous croisons une dame âgée, également munie de cette liste. « Avez-vous vu de l’arum tacheté ? », nous demande-t-elle.
Un chemin creux démarre en périphérie de Sittard, aux Pays-Bas et prend fin à une chapelle dédiée à Rose de Lima, la patronne de la ville. Chaque dernier dimanche d’août depuis 1675, une procession est organisée sur le chemin jusqu’à ladite chapelle en l’honneur de la sainte.
Cette situation inquiète Wouter Jansen. « Ce déclin, c’est un tueur silencieux », dit-il. Les espèces « particulières » sont aujourd’hui moins nombreuses qu’il y a 25 ans. Les plantes qu’il préférerait ne pas voir, comme la grande ortie, la ronce bleue, la ficaire et l’égopode podagraire, profitent, elles, de l’augmentation des niveaux de nitrate, en grande partie due à l’agriculture, et prennent clairement leurs aises.
« Ça me fait mal au cœur », confie Wouter en secouant la tête. « Les nitrates restent dans le sol pendant très longtemps. Le lierre que vous voyez partout étouffe toute la végétation ». Là où je ne voyais que de délicieuses mûres sauvages, je vois désormais des tueuses silencieuses, comme Wouter.
Le commissaire pour la nature, l’environnement et le patrimoine de la province néerlandaise de Limbourg, Geert Gabriëls, a conscience du déclin de la biodiversité. « Les chemins font partie des trésors du Limbourg méridional », déclare-t-il. « Le problème est complexe. Par exemple, nous avons souvent du mal à savoir à qui apprennent les chemins creux ; il arrive que les propriétaires soient multiples. »
L’ORIGINE DU DÉCLIN
C’est en cherchant à savoir quand ce déclin a commencé que je suis tombé sur un livre écrit dans le milieu des années 1980 sur les chemins de la province belge du Limbourg. L’auteur, Jan Stevens, soulignait que la biodiversité était déjà menacée. Nous sommes retournés sur les sites de ces recherches effectuées 35 ans plus tôt en sa compagnie.
En bordure du village de Mettekoven, nous nous arrêtons sur une voie qui court le long d’une grande cerisaie. Comme Wouter Janser, Jan Stevens reconnaît plusieurs espèces végétales, notamment l’épipactis à larges feuilles et l’origan. Il nous explique que les plantes ont envahi les chemins en raison d’un manque d’entretien, avant que ceux-ci ne deviennent des décharges sauvages. « Vous trouvez des frigidaires, des carcasses de voitures. Tout ce dont les gens ne pouvaient pas se débarrasser facilement en toute légalité », indique-t-il.
L’arum tacheté se plaît à l’ombre des holle wegen. Dès que la fleur est prête à être pollinisée, son spadice marron foncé libère une odeur forte qui attire les insectes comme les moucherons. Ils se posent dans la spathe couronnée, où ils pollinisent les fleurs femelles.
L’épipactis à larges feuilles est une sorte d’orchidée qui se sent comme chez elle dans les holle wegen ombragés.
Cette jeune chouette hulotte vient tout juste de quitter son nid dans la forêt de Savel, en périphérie de Maastricht. Sa première tentative de vol a brusquement pris fin, sur le sol. Pas découragée pour autant, elle a grimpé le tronc à l’aide de ses serres puissantes pour une nouvelle tentative, le tout sous le regard attentif de ses parents perchés dans les branches.
Comme les Pays-Bas, la Belgique a également cédé à l’appel de l’agriculture intensive au début des années 1980 et de l’expansion des champs et des pâtures. Jan Stevens admet que la situation est meilleure dans certaines zones. « En tout cas, [les chemins] ne servent plus du tout de décharge », reconnaît-il. S’appuyant sur ses recherches, l’auteur avait suggéré de transformer les chemins en attraction touristique, conseil qui n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Celui sur lequel nous marchons fait partie d’une véloroute créée par l’office de tourisme du coin.
Jan nous emmène ensuite découvrir le Romeinse Kassei, l’autoroute romaine. Comme son nom l’indique, ce chemin était à l’origine une route utilisée par les Romains lorsque leur empire englobait ces contrées du Nord. Situé près de Heers, il a été asphalté voilà une quinzaine d’années. Le processus d’érosion stoppé par le bitume, le chemin finira par s’aplanir au fil du temps, au détriment de la faune et de la flore, qui perdront leur abri.
Nous gravissons le Kluisberg, une voie située dans la commune de Halen aux talus spectaculairement hauts. Un terrain qui attire les amateurs de motocross. En seulement quelques minutes de marche, pas moins de quatre groupes nous ont fait sursauter en passant en trombe devant nous. Jan secoue la tête : ce n’est pas le genre de tourisme qu’il souhaitait voir.
DES OASIS D’UNE GRANDE IMPORTANCE
De nombreux villages du Limbourg doivent leur emplacement à un chemin creux, explique Hans Renes, professeur émérite d’histoire-géographie. « Vers l’an 1100 par exemple, de jeunes paysans venant de la vallée de la Meuse, près d’Eijsden, ont emprunté les chemins creux pour rejoindre le plateau », raconte-t-il. Autrefois étroites, les voies ont été élargies par les nouveaux venus lorsqu’ils ont abattu des arbres, aplani les champs et créé des villages. C’est ainsi que sont nés Sint Geertruid et Herkenrade, situés un peu plus en altitude. Les colons ont simplement suivi le chemin jusqu’en haut.
Pour Edmond Staal de la Fondation pour le paysage du Limbourg, ces voies font partie de l’identité de la région. « Comme bon nombre de Limbourgeois, j’en garde des souvenirs romantiques », confie-t-il. « Vous vous sentez à l’abri et vous avez le sentiment que le chemin vous fait un câlin lorsque vous l’empruntez ».
Une société de travaux forestiers entretient un chemin creux dans la commune de Gingelom, en Belgique. Une partie du bois est réduite en copeaux pour faire du compost ; les branches et les troncs seront vendus comme bois de chauffage. La majorité des espèces végétales uniques qui poussent dans les holle wegen apprécient leur sol pauvre en nutriments.
Pour en savoir plus sur leur importance, j’ai rencontré Sjeng Jehae, un garde forestier à la retraite, autour d’un café dans son jardin ensoleillé, lequel offre un panorama sublime sur la forêt en bordure de Vijelen, aux Pays-Bas. Le retraité emprunte encore souvent le chemin creux du coin. « Un chemin creux n’est pas si intéressant que ça : ça reste un chemin. Mais c’est le système entier de voies, de talus, de flaques, de microclimats et d’espèces animales et végétales particulières qui le rendent incroyablement beau ».
Sur le chemin, l’ancien garde forestier passe au crible la zone. Là où je ne vois qu’un tapis vert, il repère avec une efficacité déconcertante de l’oseille des bois, de la scrofulaire ou encore de l’épiaire des bois. « À l’époque, c’était encore plus beau », se souvient-il. Le retraité entrevoit toutefois des lueurs d’espoir. « Ici et là, grâce aux efforts de conservation, la végétation se porte bien mieux qu’au milieu des années 1980 », explique-t-il.
Il semble toutefois que la plupart des Limbourgeois considèrent ces voies comme acquises. Je me rends jusqu’au verger situé en bordure de Sint Geertruit pour échanger avec le fruiticulteur Mark Martinussen. La récolte des pommes y bat son plein ; 14 ouvriers sont affairés à cueillir les fruits. Attrapant une grosse pomme rouge et vert bosselée, Mark explique « qu’elle est trop déformée. On en fera de la compote ou des aliments pour le bétail ».
Pour lui, les chemins creux servent de systèmes d’écoulement, ni plus, ni moins. « Je me conforme aux nombreuses réglementations de la compagnie des eaux, mais elles changent souvent », admet le fruiticulteur.
Quelques semaines plus tard, David Peskens et moi retournons sur le Schone Grub, dans l’espoir d’apercevoir quelques familles de blaireaux sortant à la nuit tombante pour se nourrir.
Les animaux ont créé plusieurs galeries dans les chemins creux donnant directement dans le verger de pommiers et de poiriers voisin. Nous repérons des déjections relativement fraîches. Muni d’un bâton, David en embroche une, qu’il renifle : « Je pense qu’ils ont mangé des fruits », murmure-t-il pour ne pas alerter les blaireaux. Ces dernières années, David est devenu un spécialiste des chemins creux. « J’en ai découvert un autre sublime », l’entends-je souvent dire.
Soudain, il s’arrête. Tout en s’accroupissant, il pointe du doigt un talus situé à une vingtaine de mètres. Je ne vois rien dans un premier temps, puis un blaireau apparaît, avançant sans un bruit le long du sentier, suivi de deux autres. Je suis aux anges.
Bien qu’il ressemble à un serpent, l’orvet fragile est en réalité un lézard sans pattes. Il vit dans les zones couvertes, comme les forêts, les haies, ainsi que les holle wegen présentant une végétation ligneuse.
C’est le printemps dans la forêt de Savel et ces deux blaireautins explorent les alentours de leur terrier parmi l’ail des ours en fleur. Les chemins creux et leur sol dur composé de marne sont parfaitement adaptés à la construction de terriers. Les plus vieux, que l’on trouve dans cette forêt, ont environ 100 ans et prennent l’apparence de structures gigantesques dotées de dizaines de sorties.
UN PATRIMOINE À SAUVER
L’automne a fait son arrivée depuis quelque temps lorsque je retourne au Schone Grub par un après-midi ensoleillé. Comme le photographe, je me suis attaché à ce lieu si particulier et je veux le voir au rythme des saisons. Je rencontre Freek van Westreenen, tout jeune retraité. Il travaillait jusqu’alors en tant qu’écologue pour l’office des forêts du pays.
Il me raconte l’histoire riche du Schone Grub lors d’une randonnée de quatre heures. Des preuves d’activité humaine remontant à la Préhistoire ont été mises au jour dans la région et en 1914, une ancienne mine de silex a été découverte non loin d’ici. Lorsque j’entre dans le chemin creux avec lui, nous entendons le cri si reconnaissable d’une buse. Attiré par la présence de rongeurs, cet oiseau de proie se sent comme à la maison dans ces voies.
« Chaque siècle a laissé sa marque sur la zone », explique Freek van Westreenen. « Le changement a été la seule constante ». Pour étayer ses propos, il me montre quelques photos du Schone Grub datant de la fin du 19e siècle. La différence avec aujourd’hui est saisissante. Le chemin creux semble désormais plus ouvert, sa végétation moins abondante. Si les effets de la transition agricole sur la voie étaient encore légers dans les années 1970, la transition est désormais bien nette.
« Le changement intervient rapidement et d’une manière qui n’est pas naturelle, explique l’ancien écologue. Ses principaux moteurs sont la fragmentation et l’isolement des zones naturelles », ajoutant que la menace de la monoculture plane aussi sur les chemins. Il recommande la réalisation d’un vaste inventaire et d’études génétiques des plantes et arbres indigènes avant qu’ils ne disparaissent.
Au moment de nous séparer, je regarde une dernière fois vers les hauteurs du chemin. L’hiver arrive. Les arbres perdent leur feuillage, mais le lierre résiste. Ce lieu abrite bien plus de vie que je ne le pensais lorsque je l’ai vu pour la première fois.
L’office des forêts reçoit notamment des subventions de la province néerlandaise du Limbourg pour la gestion de ce paysage. Le commissaire à l’environnement de la province, Geert Gabriëls, appelle à une meilleure protection des voies dans les plans d’occupation des sols. Selon lui, ce sont les habitants du coin qui détiennent la clé de leur préservation sur le long terme.
Sjeng Jehae a été garde forestier pendant 43 ans dans la forêt de Vijlenerbos, située dans le sud-est du Limbourg (où il est ici photographié). Même à la retraite, il se lève toujours à l’aube pour se balader à travers ce paysage qu’il apprécie tant et emprunte régulièrement ce chemin creux.
« Heureusement, de nombreux volontaires ont rejoint des brigades d’élagage », indique-t-il. « Nous mettons actuellement sur pied des programmes éducatifs pour sensibiliser davantage le public et veiller à la transmission de notre savoir aux prochaines générations ».
Cet article a initialement paru dans l’édition néerlandaise du magazine National Geographic.
Originaire du Limbourg méridional, le photographe David Peskens a immortalisé chaque chemin creux de la région. Niels Guns contribue régulièrement aux éditions néerlandaises des magazines National Geographic et Traveler.