Pacifique Sud : plongée dans l'atoll de Tetiaroa
Les héritiers de Marlon Brando ont fait de l’atoll de Tetiaroa un lieu de retraite haut de gamme et écolo. Mais aussi un laboratoire grandeur nature pour des chercheurs qui y mènent des études sur les écosystèmes et la biodiversité.
À peine vingt heures de vol séparent Paris des antipodes. Je sors fourbue de l’appareil, enveloppée dans la torpeur ouatée du décalage horaire, avec le vague regret que l’autre côté du monde soit devenu si proche.
Le dépaysement, pourtant, reste entier. À Papeete, il vous saisit dès le tarmac. Dans une chaude obscurité, émerge du bord de la piste le comité d’arrivée de rigueur, deux joueurs de ukulélé et une vahiné ondulant des bras et des hanches.
Avec le seul aéroport au monde à accueillir ses voyageurs en musique de jour comme de nuit, Tahiti vous plonge tout de suite dans le bain. Dans le hall des arrivées, l’air est saturé d’effluves de fleurs de tiaré, le symbole national.
Fifi, qui est chargée de mon transfert à l’hôtel, me passe le collier traditionnel de bienvenue autour du cou, avant de m’affranchir sur les bases du langage floral local : portée sur l’oreille droite, la fleur de tiaré signifie que la personne qui l’arbore est un coeur à prendre ; à gauche, qu’elle est déjà prise.
Le lobby de l’Intercontinental est au diapason, où s’affairent grooms et bagagistes dans un uniforme réduit à sa plus simple expression, torse nu et short, avec l’incontournable fleur. L’île se plaît à cultiver l’image de langueur doucereuse qui fit noircir des carnets de bord extatiques aux explorateurs européens du XVIIIe siècle.
Papeete n’est pourtant qu’une étape obligée. Dès le lendemain matin, retour à la case aéroport, où un DHC-6 Twin Otter, petit bimoteur 18 places calibré pour les atterrissages courts, a remplacé l’Airbus de la veille. Direction 17° 00’ 50’’S et 149° 35’ 13’’ O.
À vingt minutes de vol de Tahiti, dans les îles du Vent, Tetiaroa est l’une de ces poussières de terre que le Pacifique Sud compte par milliers, la généalogie glamour en plus. Ancien lieu de villégiature des rois de Tahiti, l’atoll de 6 km2 est devenu en 1967 la propriété de Marlon Brando, qui en a fait son refuge au cirque hollywoodien.
Avant que ses héritiers ne reconvertissent le confetti en robinsonnade haut de gamme et écolo, autour de trente-cinq villas et deux restaurants, baptisée The Brando. Mais l’atoll ne poursuit pas simplement sa vocation de retraite pour happy few. Il est aussi devenu un repaire de chercheurs, qui y mènent des études pionnières sur la compréhension des écosystèmes insulaires et la préservation de leur biodiversité.
Luxe, calme, volupté... et travaux scientifiques. Le programme, mélange des genres inédit, valait le détour. Le visage collé au hublot, je guette l’apparition de Tetiaroa dans l’immensité bleu indigo du Pacifique. Une tache turquoise surgit, ourlée de bords verts et blancs. Et bientôt une piste de 770 m, bordée de panneaux solaires.
Atterrissage express, nouveau collier de fleurs et me voilà les pieds dans le lagon. Un premier morceau de corail apparaît, entouré d’une myriade de minuscules poissons bleu vif indifférents à ma présence. Une eau limpide et chaude, une plage de sable blanc, des cocotiers et des pandanus qui s’ébrouent mollement sous une brise tiède, et le bruissement des vagues se brisant contre la barrière de corail pour tout fond sonore. Le décor est un concentré d’éden insulaire, l’un de ces fantasmes de navigateurs au long cours, de marins en rupture de ban et d’artistes aux rêves d’ailleurs.
Certains révoltés du Bounty seraient passés par ici, dit la légende. Les lointaines silhouettes de Tahiti et Moorea ont beau être visibles à l’horizon, une impression d’isolement souverain règne et l’on se laisserait volontiers aller à la contemplation s’il n’y avait tout un atoll à découvrir.
Le lendemain, j’emboîte le pas à Aeata, la coordinatrice des guides de la Tetiaroa Society, l’ONG en charge de la conservation de l’île, des projets scientifiques et des excursions naturalistes pour les clients de l’hôtel, pour un tour du propriétaire. Dans le sillage du bateau, l’eau transparente où j’ai pataugé la veille laisse place à une extraordinaire palette de couleurs, au fil des variations de profondeur du lagon.
Cinquante nuances de bleu, où se détachent ici et là les silhouettes de raies pastenagues, de carangues géantes et de requins à pointe noire. Des douze motus, les îlots qui composent l’atoll, Reiono est celui où la végétation originelle a été la mieux conservée. Soit une forêt dense de puatea, troncs blancs élancés et feuillage parsemé de graines collantes qui adhèrent au plumage des oiseaux et assurent ainsi la dispersion de la plante.
« C’est un arbre typique des atolls, explique Aeata. Il arrive à pousser facilement sur le sol corallien : dès qu’une branche se casse, elle repart tout de suite. » Les cocotiers sont eux moins présents ici qu’ailleurs. « Contrairement à une idée reçue, ils ne sont pas caractéristiques des îles tropicales. C’est une espèce importée. Elle est arrivée avec les premiers navigateurs polynésiens, qui utilisaient la chair et le lait de la noix de coco pour se nourrir, les fibres pour faire du cordage, les palmes pour les maisons. » Une espèce de couteau suisse végétal, dont l’exploitation représente encore l’une des principales activités économiques de la Polynésie.
Nous accostons en quête du plus gros prédateur terrestre de Tetiaroa. Aucune chance de le croiser par hasard, il s’enterre aux heures les plus chaudes du jour. Il faut débusquer la bête. C’est la tâche de Teahui, notre capitaine. Au bout de quelques minutes, il revient avec un magnifique crabe aux reflets bleutés et violacés dans les mains. Grand comme une tête d’homme, il n’est pourtant encore qu’un bébé. Adulte, un crabe des cocotiers peut atteindre 1,20 m d’envergure les pinces déployées, et soulever 25 kg.
« Il est omnivore : il consomme d’autres crabes, des oisillons tombés du nid... et il est assez puissant pour ouvrir des noix de coco et en manger la chair, précise Teahui. C’est un bel animal, mais ça vous sectionne un doigt et même un bras sans problème. » À l’échelle de la Polynésie française, l’animal se raréfie, les habitants prisant sa chair, en particulier une poche de graisse à l’arrière de son corps, version locale du foie gras.
L’espèce n’est que l’un des nombreux représentants d’un riche bestiaire. Tetiaroa est aussi fameux pour son île aux oiseaux. « Les oiseaux marins disposent de glandes qui sécrètent une huile permettant à leur plumage de rester étanche. Leur poitrine est aussi pourvue de poches d’air qui vont amortir le choc quand ils plongent. Ce sont de vraies bêtes de compétition ! » résume Tohei, notre guide aux abords de l’île, un vaste banc de sable où nichent des milliers de volatiles, espèces migratrices ou installées à demeure.
Nous les observons les pieds dans le lagon, gardant nos distances pour ne pas les perturber, sous un concert de piaillements. Des chevaliers errants sautillent sur la plage entre des sternes huppées, tandis que des noddis bruns pendent par grappes dans les broussailles. Les arbres sont le royaume des fous à pieds rouges, bec bleu ciel, plumage gris et pattes écarlates.
« Chacun a son habitat et tous coexistent, à l’exception des frégates, précise Tohei. On les surnomme les “oiseaux pirates”, car elles attendent que les autres oiseaux reviennent du récif et les attaquent jusqu’à ce qu’ils régurgitent les poissons qu’ils ont attrapés. Elles n’ont pas de plumage étanche, d’où leurs razzias. »
Aux abords du récif, le casting sous-marin est à l’avenant. J’ai à peine sauté à l’eau avec palmes et tuba que je me retrouve dans Le Monde de Nemo. Autour des patates de corail, des bancs de poissons demoiselles bleu roi oscillent dans le courant, un zangle passe, corps effilé dans une livrée jaune et noire, à côté de bénitiers au manteau violacé.
En 2014, le projet One Cubic Foot, qui a étudié la biodiversité du lagon de Tetiaroa, a répertorié 140 espèces animales dans un pied cube de récif (environ 0,03 m3). Au milieu de la séance de snorkeling, notre guide, Tihoni, improvise une pause naturaliste. « Une partie du sable de Tetiaroa est constituée de morceaux de coraux, mais le reste est produit par le poisson perroquet.
Il digère 3 kg de corail. Autrement dit, quand vous marchez sur la plage, vous marchez dans ses déjections », lance-t-il goguenard à notre groupe, avant de s’attarder sur le cas du poisson boxeur, « un poisson très territorial, qui fixe les plongeurs dans les yeux, et donne des petits coups sur leurs masques ».
La découverte des poissons locaux se poursuit le soir, autour d’un délicieux mahi mahi, cuit dans du beurre à l’aneth, précédé d’un millefeuille de crabe accompagné d’une purée de tomates confites et de poivrons. Entre les repas gastronomiques et les couches de crème solaire indice 50 dont je me couvre à longueur de journée, j’ai l’impression d’être l’une de ces Tahitiennes qui venaient à Tetiaroa aux XVIIIe et XIXe siècles.
Elles y accomplissaient l’ha’aporia, l’engraissement, tout en se protégeant précautionneusement du soleil, pour obéir aux deux grands impératifs de beauté, rondeurs et blancheur du teint. L’atoll était alors le pré carré de la dernière dynastie de Tahiti, les Pomare, qui en avaient fait un lieu d’agrément, où le temps s’écoulait de festins en orgies.
De la présence de ces augustes débauchés restent quelques vestiges, les marae, de vastes plateformes rectangulaires en roche volcanique. Certaines servaient à la vénération des ancêtres, d’autres au tir à l’arc sportif. Il existait aussi un marae dédié aux prières pour une pêche abondante. Un prêtre en déterminait les saisons pour préserver les stocks, m’avait expliqué plus tôt Aeata.
Les anciens Polynésiens ne se contentaient pas de vivre en harmonie avec la nature, ils entretenaient un lien viscéral avec elle. Littéralement. Les rois de Tahiti avaient ainsi interdit à toute femme d’accoucher sur Tetiaroa, car quiconque enterrait le placenta de son enfant sur un terrain pouvait le revendiquer comme sa nouvelle terre nourricière.
Réclamations territoriales mises à part, la tradition persiste : le placenta des nouveau-nés finit souvent sous un fruitier du jardin familial. Alors que je quitte le restaurant, la lune presque pleine éclaire la plage et les traces de tortues vertes venues pondre quelques jours plus tôt depuis les Fidji, à 4 500 km.
Des bernard-l’hermite s’amusent sur le sable, tandis qu’à moins de 2 m du bord deux requins citrons sont en maraude. À Tetiaroa, la nature fait un show à temps plein. Le lendemain, le spectacle reprend dès le petit-déjeuner. Alors que j’avale mes oeufs brouillés, attablée sur la plage, Emanuela, la photographe qui m’accompagne, pousse un cri, empoigne son appareil et se rue au bord de l’eau.
Derrière la barrière de corail, une baleine à bosse surgit dans un saut spectaculaire, suivie par son baleineau. Et d’enchaîner quelques tours de piste sous nos exclamations extatiques. Vision fugace et saisissante de l’autre côté du récif. Comme dans tous les atolls, le lagon et les motus qui composent Tetiaroa ne sont que le haut de l’iceberg. Le sommet d’un ancien volcan, qui s’est affaissé, et dont les pentes plongent sous la surface à des profondeurs vertigineuses. Un tombant qui s’enfonce à plus de 4 000 m de fond.
Géographie étourdissante où croisent des baleines à bosse venues d’Antarctique pour mettre bas, talonnées par des groupes d’orques avides de la chair des baleineaux, et quantité de poissons taille XL comme les thons à dents de chien. Un territoire de « grands fauves », à deux pas du lagon. On voudrait rejoindre cette immensité sans borne, mais la météo a viré à l’orage et la houle, gagné en force. Impossible d’aller au bout de la barrière de corail. Tant pis pour l’appel du large. Reste celui de la science.
« Tetiaroa est un laboratoire grandeur nature », résume le biologiste néo-zélandais James Russell dans les bureaux de la Tetiaroa Society, un endroit idéal pour faire des expériences, en variant les paramètres d’un motu à l’autre. » Lui est venu mener à bien un programme d’éradication des rats, cette « peste » des îles tropicales apportée dans les cales des navires et dont l’élimination reste un casse-tête. Au programme, déterminer les quantités de poison nécessaires, mais aussi la façon dont il peut se répandre dans l’écosystème, et toucher les espèces natives, en particulier les crabes, susceptibles de consommer les appâts. Il ne serait pas toxiques pour eux, mais affecterait les humains qui les consomment.
Un projet pilote parmi d’autres, qui pourrait être reproduit sur d’autres îles. La Tetiaroa Society teste aussi des techniques de restauration de la faune marine et des coraux. Et un programme prometteur de lutte contre le virus Zika. L’an dernier, des moustiques mâles génétiquement modifiés qui sont porteurs d’une bactérie rendant stériles les femelles avec lesquelles ils s’accouplent ont été introduits sur l’île. Derrière ces travaux, un enjeu sanitaire majeur en Polynésie française, où 80 % de la population a contracté le virus. Dans l’immédiat, la nuit est tombée sur l’atoll et dans le bungalow de la Tetiaroa Society, toutes fenêtres ouvertes et lumières allumées, pas un moustique ne pointe le bout d’une aile. Ils ont disparu à 99 % de l’îlot. Ou comment améliorer encore un peu le paradis.
Ce reportage a été publié dans le magazine National Geographic Traveler n° 6 (printemps 2017).
CARNET DE NOTES
■ Y ALLER
La compagnie Air Tahiti Nui assure des vols Paris-Papeete, avec escale à Los Angeles. Aller-retour à partir de 1700€.
■ QUAND PARTIR ?
L’hiver austral, d’avril à octobre, est la période idéale pour visiter Tahiti, avec un temps frais et sec. Les baleines à bosse sont visibles au large de Tetiaroa de juillet à octobre, tandis que les tortues vertes viennent pondre sur l’atoll d’octobre à début avril.
Les photos sous-marines du reportage ont été réalisées avec le Nikon1AW1, premier boîtier numérique étanche à objectifs interchangeables. Antichoc et utilisable en plongée jusqu’à 15m de profondeur.
■ THE BRANDO
L’hôtel est membre du réseau National Geographic Unique Lodges of the world, créé en 2015 pour distinguer les plus beaux hôtels engagés dans un tourisme durable. Parmi les réalisations du Brando en la matière, le SWAC, un système couplant siphon et échangeurs thermiques, qui utilise l’eau de mer puisé à 930 m de fond pour climatiser les villas. Les besoins en électricité sont couverts à 90% par des énergies renouvelables (énergie solaire ou huile de coprah), les déchets alimentaires sont transformés en compost, l’eau de pluie récupérée pour alimenter buanderie et piscines, l’eau du lagon désalinisée et réutilisée dans les salles de bains. Ultime attention écolo, le resort offre à ses clients des crèmes solaires dépourvues de composants nocifs pour la flore et la faune marines.
Séjour de 2 nuits minimum, à partir de 1760€ la nuit, en formule villa avec chambre double et petit-déjeuner, et 2400€ la nuit en formule tout inclus.