Québec, sur la trace des explorateurs

Nos reporters ont sillonné l'ouest méconnu du Québec, autrefois prisé des aventuriers, commerçants et chercheurs d'or.

De Corinne Soulay
Photographies de Emanuela Ascoli
Vu d’un hydravion, le réservoir Baskatong, l’un des milliers de lacs que comptent les Laurentides. Ce ...
Vu d’un hydravion, le réservoir Baskatong, l’un des milliers de lacs que comptent les Laurentides. Ce plan d’eau est si vaste qu’il forme une mer intérieure.
PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

Autour de moi, le noir. Le noir complet. Les yeux grands ouverts, j’agite les bras frénétiquement dans l’espoir de percevoir un mouvement. En vain, je ne vois rien. À 91 m sous terre, dans les profondeurs de la mine Lamaque, dans l’ouest du Québec, j’expérimente ce qu’ont pu vivre les chercheurs d’or des années 1930, en cas de coupure d’électricité. Sur le coup, l’expérience est presque apaisante. L’instant d’après, j’hyperventile : et si la lumière ne se rallumait jamais, comment retrouverais-je mon chemin jusqu’à la surface ? Heureusement, ma vie de mineur est de courte durée : mon guide, Maxime, appuie sur l’interrupteur. Fiat lux, la visite peut continuer. Car la mine Lamaque n’est plus en activité depuis près de trente ans. J’arpente donc ses couloirs saturés d’humidité, munie d’une combinaison XXL, casque et frontale sur la tête, en simple touriste. En 1935, c’est la première des nombreuses mines d’or de l’Ouest québécois à avoir été mise en service. Les travailleurs affluaient en masse, en particulier d’Europe de l’Est, pour participer à l’aventure. Aujourd’hui, l’immense chevalement n° 7, toujours debout, témoigne de ce Golden Age, rappelant, du haut de ses 42 m, que ce coin du Canada a été, pendant des siècles, une terre d’exploration.

Deux jours auparavant, l’historien québécois Paul Trépanier, rencontré dans un restaurant près d’Ottawa, m’avait convaincue de remonter le fi l de ce Far West francophone, qui englobe trois régions : l’Abitibi-Témiscamingue, les Laurentides et l’Outaouais. « Elles sont peu touristiques, et, pourtant, depuis le XVII e siècle, elles ont attiré nombre d’explorateurs », m’avait-il lâché, comme un secret bien gardé. En tête de ces aventuriers, Samuel de Champlain, père de la Nouvelle-France. En 1613, le géographe s’aventure sur la rivière des Outaouais, qui relie désormais la capitale canadienne, Ottawa, à l’Abitibi-Témiscamingue. « C’est alors une porte d’entrée vers toute l’Amérique et le Grand Nord, poursuit le spécialiste. Cela devient ensuite une voie commerciale : les chapeaux haut de forme en peau de castors sont à la mode en Europe et, pour trouver de belles fourrures, il faut aller vers le froid ! Puis, au XIX e siècle, les Anglais manquent de bois, à cause du blocus de Napoléon. Les téméraires vont donc en chercher dans les forêts inexplorées des Laurentides. Enfin, il y eut les prospecteurs d’or… » Apprivoisant une nature sauvage faite de cours d’eau impétueux et de forêts denses, ces différentes vagues d’explorateurs ont colonisé les rives des rivières et des lacs, percé des chemins, établi des villages… « Ce qui est émouvant, c’est que, lorsqu’on lit les descriptions de l’époque, on reconnaît les paysages d’aujourd’hui. La rivière des Outaouais, par exemple, a gardé toute sa sauvagerie. » Il n’en fallait pas plus pour me lancer dans l’aventure.

Me voilà partie pour un road trip d’une semaine, une boucle de 1 400 km englobant ces trois régions. Au départ d’Ottawa, je fi le vers la plus occidentale, l’Abitibi-Témiscamingue. Le nom à lui seul, imprononçable du premier coup, est une promesse d’ailleurs. Il signifie, en langue algonquine, une communauté amérindienne autochtone : « Là où les eaux se séparent » et « au lac profond». Je roule des heures durant, longeant de loin la tumultueuse rivière des Outaouais, que je rejoins parfois. Son apparition fugace me rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, tous les voyages se faisaient par voie d’eau et, dans le cadre de la traite des fourrures, à dix dans un canot d’écorce, assis sur trois tonnes de peaux. À voir le débit du large cours d’eau, je suis mieux au volant de mon automatique.

 

SOUDAIN, UNE TACHE BRUNE : UNE FEMELLE ORIGNAL QUI ALLAITE SON PETIT !

Je fais une halte dans la petite ville de Mattawa, où quelques bateaux mouillent au confluent de deux rivières, et réalise alors que j’ai déjà entendu parler de cet endroit. Dans l’ancêtre d’un blog de voyage : le « Journal d’expédition du chevalier de Troyes», capitaine de marine du XVII e siècle. La description date de 1686 : «Le douxiesme may, nous allames à Mataouan qui signifie en langue sauvage fourche de rivière, y en ayant effectivement une en cet endroit dont la gauche qui est au sud et (est) le chemin des Outaouais, et la droitte, qui est au nord, par conséquent mon chemin, conduit aux Themiskamingue. » Arrivé de bonne heure, l’explorateur avait assisté à la messe. Je passe mon tour et reprends la route dans un paysage de champs, lacs et marécages, quand, soudain, dans un trou de végétation, j’aperçois une tache brune. C’est une femelle orignal qui allaite son petit. Magique !

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    Dans le parc Oméga, en Outaouais, il est possible de dormir avec les loups, seulement séparé de la meute par une baie vitrée. Frissons garantis.

    La route défile encore plusieurs heures, déroulant comme un ruban sa ligne jaune centrale, égrenant ses maisons de bardeaux, décorées pour certaines de crânes d’orignaux. Le soir, je m’arrête près d’un des 22 000 lacs que compte l’Abitibi-Témiscamingue. Le lac Kipawa fait partie du tout nouveau parc national d’Opémican, qui sera officiellement inauguré à l’été 2019. Dany Gareau m’attend dans son uniforme beige de garde-parc, pour un pique-nique à la Robinson sur l’une des îles de cet écrin aquatique. Nous filons sur le plan d’eau gigantesque, presque une mer, peuplé çà et là d’îlots hérissés de pins rouges ou blancs. On dit que l’un d’eux abrite le chalet de famille de Margaret Atwood, l’auteure de la dystopie «La Servante écarlate», devenue série à succès. Je ne décèle pourtant aucune présence humaine.

    À l’entrée d’un canal naturel formé de parois abruptes, faille géologique millénaire qui se serait comblée d’eau avec le temps, Dany stoppe le moteur. L’eau est sombre, le silence à peine trou - blé par les clapotis de notre embarcation et le trémolo d’un plongeon huard. Nous débouchons sur un labyrinthe d’excroissances rocheuses. Alors que je mets pied à terre, un écureuil minuscule dévale des branches à proximité. C’est un tamia, surnommé «petit Suisse», car sa fourrure rayée rappelle la livrée des gardes du Vatican. «L’Abitibi-Témiscamingue est un joyau méconnu, s’enflamme Dany Gareau. Dans certains coins, je peux camper une semaine sans rencontrer personne. J’aime la beauté apaisante de cette nature. Ici, mon rythme cardiaque diminue de moitié.» Un joyau ? À un détail près : comme les aventuriers du XVIIe siècle, j’expérimente la voracité des moustiques mais, moi, je ne suis pas tartinée de graisse d’ours pour me protéger.

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        Dans l’ouest du Québec, il n’est pas rare que les randonneurs croisent des ours. Si vous rencontrez un petit, c’est que la mère n’est pas loin, alors passez votre chemin.
        PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

        Le lendemain, je gagne le parc national d’Aiguebelle, au nord, visitant sur mon trajet les vestiges du fort Témiscamingue, ancien poste important de traite de fourrures, dont Anglais et Français se disputèrent longtemps l’exploitation. Encore 185 km, et me voilà rendue à destination. Sur les rives du lac La Haie, je croise Émilie Grenier, 33 ans, guide naturaliste, en pleine patrouille. L’occasion de tester mes aptitudes en canoé. Chacune une pagaie en main, nous ramons en cadence, entre de hautes falaises recouvertes d’un lichen orange. À 22 m au-dessus de nous se déploie une passerelle en bois. Je suis prise d’un vertige à l’envers, prenant conscience de l’immensité du relief. Depuis le début de notre navigation, nous entendons au loin un cri aigu. Désormais, le piaillement est tout proche. Les yeux au ciel, à deux doigts du torticolis, je devine à l’extrémité d’une branche un oisillon, dont le plumage se confond avec les rochers. C’est un faucon pèlerin. Affamé, manifestement. « Il y a plein d’espèces d’oiseaux à Aiguebelle, mais aussi beaucoup d’autres animaux : des orignaux, des loups, des coyotes… Et des ours. Quand ils sortent de leur hibernation, ils se gavent de petites baies, les bleuets. Les randonneurs entendent leurs borborygmes !» Émilie est hilare, moi je digère l’information : je peux donc croiser un ours. «Il faut marcher en faisant du bruit, en chantant ou parlant fort, pour l’avertir de ta présence et le faire fuir, me rassure la Québécoise. Si tu en rencontres un, recule doucement, ne le regarde pas dans les yeux et parle-lui calmement. Ne lui tourne jamais le dos.» Bon à savoir, car, cette nuit, je dors dans le parc, près du lac Loïs, et j’ai décidé de me lever tôt pour guetter les orignaux, qui viennent s’y rassasier de plantes aquatiques à la nage.

        Il est 5h et mon portable n'a plus de réseau. Je sors du chalet pour rejoindre le bord du lac. L’air est frais. Sur le sentier, je me régale de bleuets doucement acidulés, espérant que le spot ne soit pas connu des ursidés du voisinage. Courage, plus que 5 m ! Assise à l’extrémité d’un ponton de bois, je reste deux heures au ras de l’eau, hypnotisée par les volutes de brume qui s’évaporent au lever du soleil. Je suis seule au monde. Soudain, plouf ! Comme si un enfant venait de sauter en boule dans une piscine. L’auteur de ce bruit incongru apparaît bientôt, nageur gracieux laissant un V dans son sillage. Pas un orignal, mais un castor qui remonte le lac et disparaît dans une apnée interminable.

        J’en oublierai presque que le trésor de l’Abitibi-Témiscamingue ne réside pas dans sa nature sauvage mais dans son précieux sous-sol. Direction la bien nommée Val-d’Or : 5 prospecteurs en 1934, 7 500 habitants dix ans plus tard, 32 500 aujourd’hui. «Ici, tout le monde connaît quelqu’un qui travaille dans les mines, me soutient Maxime, la petite trentaine, mon guide à la Cité de l’or, créée sur l’ancienne mine Lamaque. Mon grand-père y travaillait, mon père et moi aussi.» Le métal a façonné la ville, créant d’abord Bourlamaque, quartier propret de chalets en rondins, financé par la mine. «Les loyers étaient modiques mais la vie, très réglementée : il y avait un couvre-feu et la consommation d’alcool était contrôlée.» En parallèle s’est développée Val-d’Or, juxtaposition d’architectures hétéroclites, où régnaient violence, alcool et maisons closes dans les années 1930. Aujourd’hui encore, lorsque je découvre la 3e Avenue, artère principale, il me suffit de gommer mentalement les pick-up et d’apposer un filtre noir et blanc pour ressentir cette ambiance de Far West.

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          Pour assister au spectacle poétique de la brume s’évaporant à l’aube sur le lac Loïs, dans le parc d’Aiguebelle, en Abitibi-Témiscamingue, levez-vous très tôt, vous y verrez peut-être nager des castors et des orignaux.
          PHOTOGRAPHIE DE Emanuela Ascoli

          C'est que la région connaît une nouvelle ruée vers l'or depuis 2010. Avec une once à plus de 1 000 euros, sept mines sont actuellement en activité dans la région, dont une à Malartic, à vingt-cinq minutes de Val-d’Or. Perchée sur un belvédère, je découvre ébahie cette mine à ciel ouvert, trou béant aux parois grises monumentales, découpées en escalier. À l’intérieur, les camions remplis de roches se succèdent, comme un circuit de voitures miniatures qui tournerait au ralenti. En réalité, leurs roues dépassent largement la hauteur d’un homme. Ces chercheurs d’or version 2018 travaillent nuit et jour, toute l’année, sauf à Noël. Et dire que tout a commencé par une poignée de prospecteurs, guidés par des Amérindiens…

          Car les véritables premiers explorateurs de l’Ouest québécois, ce sont eux : la présence des Amérindiens est attestée depuis 6000 ans ! En Abitibi-Témiscamingue, les Algonquins ou Anicinabes disposent, depuis 2017, du centre Kinawit, dédié à leur culture, près de Val-d’Or. «Ne vous attendez pas à voir des gens déguisés avec des plumes, ce n’est pas un lieu folklorique, avertit le responsable, Louis Lavoie. Ici, les Anicinabes viennent recouvrer leurs traditions.» Dans l’ancien camp scout, entouré d’une forêt d’épineux, un artisan construit un canot traditionnel, en écorce de bouleau. À ses côtés, un sexagénaire à la peau burinée n’en rate pas une miette. «Je me souviens de la police montée venue m’arracher à ma mère pour m’amener au pensionnat, j’avais 5 ans, me confie Roy, les larmes aux yeux. J’ai tout perdu de ma culture. Ma langue, mes coutumes… Je me rappelle malgré tout le canot de mon grand-père, j’ai toujours voulu en fabriquer un. J’aurai attendu 68 ans pour apprendre… » Au Québec, le dernier pensionnat pour Amérindiens a fermé en 1996. Avant de quitter les lieux, Liliane, Amérindienne elle aussi, propose de me purifier en brûlant de la sauge autour de moi. Je m’exécute, prête à me lancer, requinquée par ce rituel, dans ma prochaine étape : les Laurentides.

          À moins de deux heures de Montréal et d’Ottawa, la plaque tournante du flottage du bois au XIXe siècle est aujourd’hui prisée des citadins en quête d’un shoot de nature. Ils se rendent l’hiver dans la coquette station de ski de Mont-Tremblant ou profitent, dès le printemps, des activités de plein air du parc national du même nom. Toujours sur la trace des explorateurs, je jette mon dévolu sur le parc régional Montagne du Diable, plus confidentiel. Les sentiers sont larges et plutôt faciles. À part trois randonneuses et deux quads, une dizaine de petits Suisses et toujours ces moustiques et leurs douloureuses acolytes, les mouches à chevreuils, je ne croise personne de la matinée. Pas même la queue d’un ours…

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            Carl Blondin est trappeur, mais aussi tanneur et taxidermiste. Il officie dans les Laurentides et utilise des pièges dits "humanitaires", qui donnent la mort instantanément.

            Ma peur a laissé place à de la curiosité. Je glane des conseils auprès de Carl Blondin, trappeur, que je rencontre à quelques kilomètres, dans les bois jouxtant un immense plan d’eau, le réservoir Baskatong. « Je ne tue pas pour tuer, j’essaie de rééquilibrer la faune, m’assure-t-il. Chaque hiver, j’observe les empreintes. Si je m’aperçois qu’une espèce prend le pas sur une autre, c’est elle que je cible. Et j’utilise des pièges dits humanitaires, qui tuent instantanément, sans souff rance. » Martre, loutre, raton laveur… Seule une quinzaine d’espèces sont autorisées à être tuées. Dont l’ours et le loup. Là, la traque prend des jours et demande de la stratégie. « Le loup a une puissance olfactive énorme. Deux jours avant, j’arrête de manger ail et oignon. Je me lave avec un savon odeur sapin et, dehors, je me balade avec un bonnet en caoutchouc, un imperméable préalablement ébouillanté et des mouchoirs roulés dans mes narines pour éviter la perte de sécrétions. » J’imaginais les trappeurs en Davy Crockett, ils tiennent davantage de l’inspecteur Gadget !

            Nous nous séparons sur cette révélation, alors qu’un hydravion se pose sur le réservoir Baskatong, tout en délicatesse, telle une libellule. Le pilote d’Air Tamarac, Daniel Mélançon, 62 ans, a des faux airs du capitaine Merrill Stubing de « La Croisière s’amuse ». Il m’embarque pour un voyage dans le temps. Sous mes pieds s’étale une mer d’huile à perte de vue, en réalité le réservoir Baskatong, retenue d’eau de 300 km 2 créé par un barrage. Je tente alors d’imaginer le dur labeur des draveurs du XIX e siècle qui, chaque printemps, formaient des radeaux de 8 m de large avec les troncs de pins, de chênes ou d’épinettes, qu’ils devaient guider, sautant de billot en billot, dans les méandres et les rapides des Laurentides. Jusqu’à dix-neuf heures de travail quotidien au péril de leur vie : en cas de chute dans les eaux glaciales, peu parvenaient à refaire surface à travers le mur de troncs.

            L’image funeste disparaît, je suis happée par la poésie du paysage, désormais océan vert profond, parsemé de zones blanchies constituées d’amoncellement de bois morts. L’œuvre des castors, qui construisent des barrages pour faire monter le niveau de l’eau et protéger ainsi leur habitat des prédateurs. Le vol se termine : je m’attendais à être secouée dans tous les sens, mais seul le déhanchement de la danseuse hawaïenne sur le tableau de bord trahit l’instabilité de la carlingue.

            Je quitte les Laurentides pour l’Outaouais, à une heure trente de route. Là aussi, les lacs offrent des panoramas à couper le souffle. Mais mon séjour s’achève et je suis toujours en quête de faune sauvage. Je triche un peu et mise sur le parc Oméga, à Montebello : 800 hectares de forêts et de prairies abritant 500 animaux, que des espèces de la région, en semi-liberté. « La régulation des populations de wapitis, par exemple, se fait naturellement, car les prédateurs – loups, coyotes… – peuvent entrer dans le parc », explique Sébastien, soigneur d’origine grenobloise. Le Français est « tombé en amour » avec l’Outaouais. « On dirait que cette région a été créée pour canoter ! Tu peux descendre une grande rivière, déboucher dans un lac puis continuer sur un affluent plus petit… à l’infini. »

             

            LES LOUPS ME DÉVISAGENT, PUIS M’OUBLIENT POUR UN TEMPS

            Je déambule en voiture à travers une prairie peuplée de bisons, reste bloquée dans un chemin par une horde de sangliers et leurs marcassins, traverse un groupe de jeunes wapitis… et finis l’après-midi à observer un ourson maladroit tentant désespérément de s’allonger sur une branche. Et ce n’est pas fi ni : ce soir, je dors avec les loups ! Plus précisément, dans un chalet pourvu d’un pan vitré donnant sur l’enclos d’une meute de huit Canis lupus. Pour l’heure, les canidés font la sieste et ne prêtent pas attention à la silhouette de 1,60 m, le nez collé à la vitre. Puis la nuit tombe, et la meute s’anime. Les loups s’approchent, un par un d’abord, puis à deux, trois, quatre… Ils me dévisagent et repartent de leurs pas sautillants, m’oubliant pour un temps. Ils jouent, se renversent, se mordillent… Cela pourrait être de gros chiens, sauf que, régulièrement, ils se fi gent et lancent un regard noir dans ma direction. La bête sauvage n’est pas loin. Je m’endors, bercée par leur va-et-vient.

            5h51, je suis réveillée par un couinement. J’ouvre l’œil et me retrouve nez à nez avec la meute entière, qui m’observe, incrédule, avant de reprendre sa chorégraphie à la fois lente et agile. Quand soudain, à 6 h 44, un premier hurlement, discret, signale le début d’un rituel inaliénable. Gorge tendue, museau au ciel, le mâle alpha déploie sa mélopée, tandis que les autres loups, regroupés autour de lui, offrent à son cri lancinant une caisse de résonance destinée à impressionner les meutes alentours.

            Difficile de quitter mes colocataires d’une nuit, mais il est temps de retourner à Ottawa pour prendre l’avion. Je m’octroie un bref crochet par le parc de la Gatineau, aire protégée parcourue par 170 km de sentiers pédestres. Me voilà pour la dernière fois en pleine nature. J’ai juste le temps de faire le tour du lac Pink, à la teinte vert émeraude. Pas de traces des coyotes de l’Est qui peuplent les forêts du parc, je me satisfais d’un pic mineur, d’un martin-pêcheur et d’un gros écureuil noir. Puis je reprends la voiture, entre sur l’autoroute… et déjà aperçois la sortie Ottawa. Incroyable : la route des explorateurs commence à dix minutes à peine de l’une des plus grandes villes du Canada !

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