Virée macabre dans les "jardins de l’enfer" bouddhistes

Présents dans toute l’Asie, ces parcs à thème populaires servaient à l’origine à faire découvrir aux visiteurs les différentes strates de l’enfer bouddhiste… et le destin affreux qui attendait les moins exemplaires d’entre eux.

De La Carmina
Publication 2 nov. 2023, 13:51 CET
À Singapour, la Villa Haw Par, un parc à thème, compte plus d’un millier de statues ...

À Singapour, la Villa Haw Par, un parc à thème, compte plus d’un millier de statues et 150 dioramas, dont certains donnent à voir des versions épouvantables de l’enfer bouddhiste, par exemple des démons dévorant des humains. Dans toute l’Asie, des dizaines de « jardins des enfers » bouddhistes de ce type cherchent à sensibiliser le public à la moralité et au péché.

PHOTOGRAPHIE DE Eye Ubiquitous, Universal Images Group, Getty Images

Tous les temples bouddhistes ne garantissent pas une expérience zen au milieu d’impeccables jardins et d’œuvres propices à la méditation. Dans certains pays, comme la Thaïlande et Singapour, les voyageurs de passage peuvent visiter de véritables « parcs des enfers » bouddhistes. Ces jardins infernaux, qui servaient autrefois à mettre en garde les fidèles quant aux châtiments qui les attendaient au terme d’une vie de péché, ressemblent aujourd’hui davantage à des parcs à thème tout droit sortis d’un film d’horreur de série B.

Les visiteurs passent devant des dioramas en plâtre et des statues macabres à l’effigie de démons torturant des humains réincarnés dans le plus bas des royaumes bouddhistes de l’existence. Certaines représentations montrent des pécheurs hurlant tandis qu’on les fait bouillir vivants dans un wok géant rempli d’huile d’arachide.

De nos jours, on se rend en famille dans ces parcs populaires, au rang desquels figure le Hell’s Museum de Singapour, pour y passer un bon moment kitsch (on peut par exemple y prendre des selfies, les yeux exorbités, tout en faisant semblant d’être coupé en deux). Mais ces représentations effroyables de l’au-delà ont historiquement eu une importance spirituelle, et elles permettent de mieux cerner les perceptions de la mort et de l’au-delà dans les cultures asiatiques.

 

L’ENFER BOUDDHISTE

Le bouddhisme, de même que le christianisme et d’autres religions, n’hésite pas à recourir à l’art afin de relayer des informations aux fidèles, et plus particulièrement à ceux qui ne savent pas lire. Selon John Skutlin, dont le travail anthropologique au Japon aborde la question des représentations des démons et de l’enfer dans différentes cultures, « les conceptions de l’au-delà sont depuis longtemps exploitées par les artistes pour leur riche potentiel imaginatif. Le bouddhisme, avec ses racines ancrées dans l’hindouisme, ne déroge pas à la règle. »

Ce tableau, peint par un artiste indien anonyme du 18e siècle, représente le dieu hindou Krishna ...

Ce tableau, peint par un artiste indien anonyme du 18e siècle, représente le dieu hindou Krishna s’approchant de la citadelle du Naraka, une des niveaux de l’enfer bouddhiste.

PHOTOGRAPHIE DE San Diego Museum of Art, Edwin Binney 3rd Collection, Bridgeman Images

Les textes et les œuvres bouddhistes dépeignent traditionnellement la nature cyclique de l’Univers sous les traits d’une roue composée de six mondes. « Si les mondes les plus élevés sont sans aucun doute splendides, ce sont les représentations épouvantables du plus bas royaume de l’enfer, qu’on appelle Naraka, qui ont suscité les œuvres les plus choquantes et les plus fascinantes », explique John Skutlin.

Les premiers textes bouddhistes décrivent le Naraka comme un enfer sombre sur lequel règne Yama, dieu de la mort et de la justice dans le Veda hindou. Autour du 1er siècle avant notre ère, la notion d’enfers multiples au sein du Naraka s’est implantée à la faveur de descriptions toujours plus créatives et effroyables des agonies que réservait chacun d’entre eux. Le Devadatta Sutta, par exemple, décrit un niveau appelé « enfer des excréments », où des bourreaux à la bouche faite d’aiguilles percent des trous dans la moelle des suppliciés.

Les représentations artistiques de l’enfer bouddhiste sont devenues de plus en plus saisissantes au fil des siècles. Au TibetYama est devenu une figure monstrueuse au visage rouge, avec des crocs et une couronne faite de crânes, tandis qu’un rouleau japonais du 13e siècle montre des démons manier marteaux et pinces dans une mer de feu. « Ces portraits crus faisaient à la fois office de spectacle et d’incitation à vivre une vie morale au risque de subir des conséquences abominables », explique John Skutlin.

 

L’ÉMERGENCE DES JARDINS DE L’ENFER

Dans la droite ligne de cette tradition, de petits temples du Japon, de Thaïlande, du Laos, du Myanmar et du Vietnam proposent des dioramas édifiants de scènes de l’enfer bouddhiste, souvent accompagnés d’éléments du folklore local concernant les esprits malveillants et les enfers. Mais ces jardins infernaux n’auraient jamais connu un tel essor sans les entrepreneurs birmano-chinois Aw Boon Haw et Aw Boon Par, les deux frères qui ont inventé le baume du tigre

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    Ce mur rocheux incrusté de têtes ensanglantées est l’une des représentations les plus grotesques de l’au-delà que présente le Hell’s Museum de Singapour, situé à l’intérieur de la Villa Haw Par.

    PHOTOGRAPHIE DE Kua Chee Siong, Singapore Press, AP Images

    En 1937, ces hommes d’affaires ont ouvert à Singapour la Villa Haw Par, un des quelques lieux récréatifs destinés à la communauté asiatique durant la période coloniale. Son objectif était de familiariser le public avec l’histoire, la religion et le folklore asiatique de manière divertissante. La section la plus populaire, « Les dix cours de l’enfer », était particulièrement explicite. « Il y avait des dioramas de pécheurs en train d’être décapités, jetés dans une mare de sang, etc., raconte Cherylyn Tok, directrice de recherche à la Villa Haw Par. C’était à la fois répugnant et malgré tout étrangement attrayant. »

    Il y a deux ans, la Villa Haw Par a transformé ses « Dix cours » en un Musée de l’enfer (le Hell’s Museum) de 3 800 mètres carrés ; il s’agit du plus grand parc de l’enfer au monde. En plus du gore traditionnel, « des œuvres soigneusement sélectionnées fournissent un aperçu de la façon dont les religions et les communautés du monde entier donnent du sens à la mort et à l’au-delà », indique Cherylyn Tok. Le nouveau Hell’s Museum attire chaque mois 6 500 visiteurs environ et est devenu l’une des attractions les plus populaires de Singapour.

    Cela a incité plusieurs temples thaïlandais à construire d’extravagants parcs sur le thème de la Naraka avec une emphase sur le côté sinistre et théâtral pour attirer les foules. En 1986, le Wang Saen Suk, dans la province de Chonburi, a attiré l’attention des médias du monde entier avec ses fantômes imposants et affamés à la langue touchant le sol et avec ses personnages nus en train d’être hachés menu. En 2010, le Wat Mae Kaet Noià Chiang Mai, s’est donné pour mission de devenir le parc le plus infernal de tous en proposant notamment une scène d’orgie impliquant un homme bien pourvu, cinq femmes et une banane.

    Spécialiste de la culture gothique et des voyages, La Carmina est une journaliste, blogueuse et présentatrice télé multi-récompensée. Elle vit à Vancouver, au Canada, et a également écrit quatre livres, dont The Little Boof of Satanism. Suivez-la sur Instagram

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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