Kenzo, le couturier voyageur
Né au Japon il y a 80 ans, le styliste Kenzo, connu pour ses collections audacieuses, a sillonné le monde. Il revient sur ses voyages inspirants, qu’il a réalisés parfois pour le travail, souvent pour le plaisir.
Quel a été votre premier voyage ?
Kenzo : C’était en 1964, j’avais 25 ans. Je venais de finir mes études au Bunka Fashion College – une école de mode de Tokyo qui venait juste d’ouvrir ses portes aux garçons –, et j’avais trouvé du travail. Mais, cette année-là, le pays organisait les jeux Olympiques. L’immeuble où j’habitais allait être rasé pour être remplacé par des installations sportives. Pour me dédommager, on m’a offert une indemnité : l’équivalent d’un an de loyer ! J’ai décidé de m’en servir pour partir pour Paris.
Comment s’est déroulé le périple ?
Kenzo : J’ai embarqué sur le paquebot français « Le Cambodge », direction Marseille. C’était la première fois que je quittais le Japon ! J’avais réussi à avoir des billets de seconde classe, et la plupart du temps, j’avais une cabine pour moi tout seul. Il y avait une piscine, du personnel français, des repas raffinés… C’était magique !
Quels pays avez-vous traversés ?
Kenzo : Nous sommes passés par Hong-Kong, le Vietnam, Singapour, l’Inde, le Sri Lanka, Djibouti, l’Espagne… Nous naviguions deux ou trois jours, puis nous nous arrêtions pour une ou deux nuits. J’ai découvert des endroits splendides. Singapour par exemple : à l’époque, il n’y avait pas encore de building, c’était très sauvage, recouvert de végétation. J’ai aussi vu Saigon. C’était juste avant la guerre du Vietnam, les filles roulaient à bicyclette avec leurs grands chapeaux coniques et leurs robes colorées. La mode n’existait pas, les vêtements étaient encore traditionnels. Et puis Hong Kong. C’était magnifique de voir cette ville pour de vrai. Je ne la connaissais qu’à travers les films, comme « La Colline de l’adieu », avec les grandes stars hollywoodiennes, Jennifer Jones et William Holden. Mais, l’un de mes plus beaux souvenirs reste Bombay. C’était très pauvre, mais tellement beau et inspirant, une explosion de couleurs extraordinaires sur les vêtements. La traversée a duré un mois. J’aimerais refaire la même chose, mais c’est impossible, aujourd’hui tout a changé…
Quelle a été votre première impression en arrivant à Paris ?
Kenzo : Je suis arrivé à gare de Lyon, le soir du 1er janvier. Je m’attendais à la Ville lumière, j’ai été un peu déçu : il faisait noir, c’était triste [rires] ! Puis, j’ai pris un taxi pour me rendre à mon hôtel, rue des Écoles, dans le 5e arrondissement. Je suis passé devant Notre-Dame tout illuminée. Là c’était beau.
À partir de là, vous n’avez plus jamais cessé de voyager. était-ce plus pour le travail ou pour le plaisir ?
Kenzo : Bien sûr, il m’est arrivé de voyager pour le travail. Une année par exemple, je souhaitais faire une collection aux influences africaines, donc, avec mon équipe, nous nous sommes rendus en Afrique pour chercher l’inspiration. Mais, en réalité, j’ai davantage voyagé pour le plaisir, seul ou avec des amis. Et, c’est ce que je préfère ! Quand je travaille, mon esprit est occupé, je ne profite pas de la même façon. J’aime me laisser surprendre par quelque chose de beau, plutôt que de programmer. Après Paris, j’ai voulu découvrir d’autres villes d’Europe. J’ai visité Rome, Florence – où j’ai été ébloui par Botticelli –, Madrid, avec tous ses musées, le flamenco, puis Londres. C’était l’époque de Carnaby street, il y avait une énergie créative énorme et tous ces hippies, avec leurs tenues ethniques. Les matières, les imprimés indiens… Tout cela m’a beaucoup inspiré.
Parmi les lieux que vous avez visités, quel est votre plus beau souvenir ?
Kenzo : J’en ai beaucoup ! Par exemple, je suis allé en Mongolie dans les années 1990. Il n’y avait rien, pas même une boutique de carte postale… mais les paysages étaient grandioses. J’aime les destinations natures, mais ce que je préfère, ce sont les lieux qui sont attachés à une culture et une histoire fortes. L’Égypte fait ainsi partie de mes plus beaux souvenirs. J’ai adoré voguer sur le Nil, voir Louxor, les temples… C’était magnifique.
Vous semblez apprécier les croisières…
Kenzo : J’adore le bateau, c’est vrai ! On reste là, immobile et tranquille, et ça change de décor. Il fait beau, je contemple la mer. Je ne m’y ennuie jamais. Chaque été, je fais du bateau avec des amis, en Méditerranée. Nous visitons la Grèce, l’Italie, la Turquie, la Corse. Avant les années 1980, j’adorais aussi sillonner les Caraïbes, aller de la Martinique à l’île Moustique. À l’époque, celle-ci était quasiment déserte. Il n’y avait rien, pas de port, seulement le Cotton house, un hôtel installé dans une ancienne maison de planteur. Un jour, nous avons loué un bateau au Venezuela pour voguer jusqu’aux Grenadines. Nous nous sommes retrouvés coincés dans une tempête, une journée et demie. Tout le monde était malade, mais, au bout de quelques heures, on en riait. Et puis, le calme est revenu…
Que vous apporte le voyage ?
Kenzo : Il nourrit ma curiosité et il m’a permis une certaine ouverture d’esprit. Jeune, j’étais naïf, à chaque voyage je ressentais tout très fortement. Avec le temps, j’ai peur d’avoir un peu perdu cette sensibilité et cette curiosité. J’ai besoin d’un peu plus de confort [rires] ! Par exemple, dans les années 1980, j’ai fait des safaris au Kenya, c’était hallucinant, on campait dans des tentes, on rencontrait des guerriers masais. Je me rends compte que c’était assez dangereux. Il y a une dizaine d’années, j’y suis retourné pour un safari de trois jours. C’était un séjour beaucoup plus luxueux. Moins authentique peut-être.
Avez-vous encore des envies d’ailleurs ?
Kenzo : Je ne connais pas du tout le Moyen-Orient. Bagdad, par exemple, m’attire. Ce nom fait rêver, il renvoie à une grande civilisation. Et puis, il reste une destination que j’aimerais vraiment découvrir, c’est le Japon ! Je m’aperçois que je ne connais pas bien le pays où je suis né. J’aimerais partir en bateau à la découverte des petites îles de la mer de Seto. Tout le monde commence à connaître Naoshima, avec ses musées d’art moderne, mais les autres îles restent très méconnues.
Cette conversation a été publiée dans le magazine National Geographic Traveler n° 14, daté de avril-mai-juin 2019.