Première preuve d'un affrontement entre un requin et un calamar géant
La bataille livrée par ce requin face à un imposant calamar expose aux yeux de la science une toute nouvelle connexion entre la surface et les abysses océaniques.
Un requin longimane nage au large des Bahamas. Ces requins chassent généralement en surface, ce qui rend la découverte d'autant plus curieuse.
Au large d’Hawaï, les obscures profondeurs de l'océan Pacifique auraient été le théâtre d'un affrontement hors du commun entre un calamar géant et un requin ; c'est du moins ce que suggèrent aux scientifiques les cicatrices de ce dernier.
Les tentacules de l'énorme céphalopode ont laissé derrière elles des marques de succion de la taille de balles de golf sur la peau du requin, un longimane de plus de deux mètres de long.
D'après les chercheurs, cette observation intégrée à une nouvelle étude est la première preuve scientifique d'une interaction entre un requin et un calamar géant ou toute autre espèce de grand calamar, dont l'habitat se situe généralement à plus de 300 m de profondeur.
Les batailles titanesques entre grands cachalots et calamars géants sont célèbres mais jusqu'à présent, personne n'avait encore eu la preuve d'une rencontre entre ces céphalopodes géants et les requins.
Tout commence à l'été 2019, lorsque le photographe Deron Verbeck remarque au large de l'île hawaïenne de Kona un requin présentant un motif rectiligne de points blancs sur son flanc. Conscient que les scientifiques identifient les requins en s'appuyant sur leurs cicatrices, il s'empresse d'immortaliser la rencontre.
De retour sur son ordinateur, il zoome sur les points et constate avec surprise qu'il s'agit en fait d'une série d'anneaux de succion au diamètre considérable.
« J'étais estomaqué ! » se souvient Verbeck, qui avait ensuite posté la photo sur Facebook.
Sur cette photo du requin longimane, on aperçoit les marques de succion de la taille de balles de golf probablement laissées par les tentacules d'un calamar. Plusieurs espèces de calamars évoluent dans les profondeurs du Pacifique, notamment le calamar géant.
Écologiste des requins à l'université internationale de Floride à Miami, Yannis Papastamatiou a immédiatement contacté Verbeck après avoir aperçu la photographie.
« Il m'a dit, "Enlève-la d'Internet ! Personne n'a encore jamais vu ça, » raconte Verbeck.
Papastamatiou et ses collègues ont décrit l'apparente interaction dans une étude publiée cette semaine par la revue Journal of Fish Biology. Ils n'ont pas pu déterminer avec précision l'espèce de calamar qui a laissé les marques, plusieurs d'entre elles étant suffisamment grandes pour expliquer leur taille, mais d'après Papastamatiou, « il s'agit forcément d'un animal imposant. »
De telles découvertes peuvent se révéler particulièrement utiles pour la conservation des requins longimanes, une espèce en danger critique d'extinction à cause de la pêche commerciale et du commerce d'ailerons de requins. Par exemple, savoir qu'il arrive aux requins longimanes de chasser dans des eaux plus profondes peut aider les scientifiques à conseiller les législateurs sur les zones de l'océan à protéger.
SECRETS DES PROFONDEURS
Papastamatiou émet toutefois certaines réserves : il est difficile de tirer des conclusions à partir d'une photographie. « Mon plus grand regret, c'est de ne jamais voir ce qui s'est passé, » ajoute-t-il.
La querelle a pu partir d'une simple collision entre les deux prédateurs, mais d'après Papastamatiou, il est plus probable que le requin se soit lancé à la poursuite du calamar, peut-être pour en faire son repas.
En matière d'alimentation, les requins longimanes ne sont pas difficiles : n'importe quelle espèce de poissons ou de calamars plus petits leur convient. Même s'ils sont capables de plonger en profondeur, ils ont plutôt tendance à chasser près de la surface.
Il est également possible que ce soit le calamar qui ait ouvert les hostilités mais à en croire l'expérience de Heather Bracken-Grissom, coauteure de l'étude et biologiste à l'université internationale de Floride, aucun calamar n'a jamais chassé de requins.
« Il est plus probable que ce calamar se soit défendu après avoir été attaqué par le requin, » explique-t-elle par e-mail. De plus, ajoute-t-elle, en se basant sur les cicatrices infligées au requin par les ventouses du calamar, le manteau de ce dernier (son corps) devait mesurer un mètre de long au moins, et ses tentacules près de 8 m. Les points blancs ont probablement été laissés par les petites ventouses situées à l'extrémité des tentacules.
Non impliquée dans l'étude, Grace Casselberry est candidate au doctorat d'océanographie de l'université du Massachusetts à Amherst ; elle indique n'avoir jamais entendu parler d'affrontements entre requins et grands calamars auparavant ni observé de traces de succion sur un requin.
Même si les cicatrices sur les requins sont monnaie courante, « il est rare d'être en mesure d'identifier leur cause, » poursuit-elle. « C'est vraiment intéressant de pouvoir documenter ce type d'interaction uniquement grâce aux marques laissées sur la peau. »
UN CALAMAR AU « WHITE SHARK CAFÉ »
L'étude pourrait permettre de percer d'autres mystères liés aux requins.
Chercheuse postdoctoral au sein de la Hopkins Marine Station de l'université Stanford, Shaili Johri se demande depuis bien longtemps pourquoi les grands requins blancs arpentent des parcelles a priori vides de l'océan qu'elle et ses collègues surnomment les « White shark café » (cafés pour requins blancs).
L'une de leurs théories est que les grands requins blancs chasseraient le calamar géant dans les abysses.
« Cette découverte sur les requins longimanes est importante et corrobore notre théorie sur les requins blancs, » déclare Johri.
Par ailleurs, poursuit-elle, en analysant l'ADN des échantillons d'eau de mer contenant les traces de créatures ayant vécu ou transité dans la région, il devrait être possible de préciser les espèces de calamars qui évoluent dans cette partie de l'océan pour ensuite affiner la recherche de la potentielle victime (ou du potentiel coupable) dans cet assaut.
Ce que met en évidence cette interaction requin-calamar, « c'est le caractère tridimensionnel de l'océan, » ajoute Casselberry. « Nous ne pensons pas assez à la façon dont interagissent les espèces qui occupent différentes profondeurs. »
Les animaux des écosystèmes de surface ou des profondeurs, que l'on croyait autrefois isolés les uns des autres, pourraient avoir des relations inconnues à ce jour, poursuit Papastamatiou.
Ces rencontres inattendues entre créatures marines peuvent nous éclairer sur les connexions qui existent au sein des réseaux alimentaires océaniques et nous donner des indications sur la façon de les protéger.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.