Guépards à vendre : plongée dans l'enfer du trafic d'espèces sauvages

Le grand félin est très prisé des trafiquants, qui livrent des animaux sauvages à de riches acheteurs. Mais comment les réseaux criminels peuvent-ils faire sortir clandestinement des bébés guépards d’Afrique ?

De Rachael Bale, National Geographic
Publication 19 sept. 2021, 13:54 CEST
Un guépard de 7 mois (nommé plus tard Astur) crache vers la main d’un sauveteur. Les ...

Un guépard de 7 mois (nommé plus tard Astur) crache vers la main d’un sauveteur. Les autorités l’ont intercepté avant qu’il ne soit vendu à un contrebandier. Chaque année, des dizaines, voire des centaines de guépards, souvent très jeunes, sont sortis en fraude du Somaliland vers les États du golfe Persique, où ils sont vendus comme animaux de compagnie.

PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

Connaissez-vous ces animaux ?

La question du procureur porte sur cinq bébés guépards serrés dans une cage. Ils sont présentés aux deux prévenus afin que ceux-ci puissent les voir à travers les barreaux de leur box, situé à l’avant de la salle d’audience. Les couinements de détresse des petits, pareils à un gazouillement, résonnent contre le sol et les murs en béton.

L’un des deux prévenus est Cabdiraxmaan Yusuf Mahdi, plus connu sous le nom de Cabdi Xayawaan. Il jette un œil aux jeunes animaux et répond : « Je ne les ai jamais vus auparavant. »

Un silence, puis le second homme, Maxamed Cali Guuleed, prend la parole : ils ont l’air un peu plus petits, peut-être bien, mais ce sont les bébés qui se trouvaient chez moi.

Ces hommes sont accusés d’avoir prélevé des bébés guépards dans la nature. Ils sont jugés à Hargeisa, la capitale du Somaliland. Cette république autonome autoproclamée de la Corne de l’Afrique sévit à l’heure actuelle contre les réseaux qui ont fait de la région une plaque tournante du trafic de ces félins de plus en plus rares.

En octobre 2020, grâce à un « tuyau », la police a découvert dix bébés chez Guuleed, et l’a arrêté, ainsi que Cabdi Xayawaan – c’était la sixième saisie de guépards en quatre mois au Somaliland.

À Hargeisa, la capitale somalilandaise, un guépard est exhibé à l’entrée d’un restaurant, près d’une poubelle et ...

À Hargeisa, la capitale somalilandaise, un guépard est exhibé à l’entrée d’un restaurant, près d’une poubelle et d’un bidon rouillé. Le Somaliland, un pays non reconnu par la communauté internationale, tente de contrer le trafic d’espèces sauvages. Mais, pour nombre de Somalilandais qui peinent à joindre les deux bouts, protéger la faune ne constitue pas une priorité.

PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

Guuleed s’approche des barreaux du box. Il déclare au juge s’être occupé des bébés afin de rendre service à son nouvel ami, Cabdi Xayawaan, rencontré quelques mois plus tôt. Il ignorait que garder les bébés était illégal, insiste-t-il : « C’est Cabdi Xayawaan qui m’a entraîné là-dedans. »

Guuleed supplie qu’on lui laisse une seconde chance. Assis sur le banc derrière Guuleed, Cabdi Xayawaan, demeure impassible. Déjà condamné trois fois pour des infractions liées au trafic de guépards, il a la réputation d’en être le plus gros contrebandier du Somaliland. Son surnom, Cabdi Xayawaan signifie « Abdi Animal ».

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    Sous sédation, Astur est examiné à son arrivée dans un centre de l’ONG Cheetah Conservation Fund (« Fonds de protec­tion des guépards », ou CCF), à Hargeisa. Les petits guépards passés en fraude ou confisqués à des réseaux criminels tombent souvent malades, en général à cause des longs trajets épuisants et du manque de nourriture adaptée. Beaucoup n’y survivent pas.

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    Il se lève pour donner sa version des faits et parle avec une indifférence décontractée. Oui, admet-il, j’ai fait de la prison pour contrebande de guépards dans le passé, mais je ne suis plus dans ce commerce. Les bébés appartenaient à Guuleed. « Il n’y a aucune preuve tangible que je sois impliqué. » Le juge n’a pas l’air convaincu.

    Selon des estimations récentes, il reste moins de 7 000 guépards adultes à l’état sauvage, pour la plupart dans le sud et l’est de l’Afrique. Le commerce international de guépards est interdit depuis 1975. Malgré tout, de 2010 à 2019, plus de 3 600 guépards vivants ont été proposés à la vente ou vendus illégalement dans le monde, dont environ 10 % seulement ont été saisis par les forces de l’ordre, explique Patricia Tricorache, chercheuse à l’université d’État du Colorado qui suit le commerce des guépards depuis quinze ans. Le prélèvement de guépards dans la nature est illégal au Somaliland depuis 1969.

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    Cinq jeunes rescapés sont enfermés dans une tente placée devant un radiateur. Âgés d’à peine 6 semaines, ils doivent être nourris toutes les deux à trois heures. Les vétérinaires du CCF se relaient comme soignant auprès des tout-petits, dormant même à côté d’eux. L’association s’occupe de tous les guépards confisqués au Somaliland (près de soixante à la mi-2021).

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    La survie du guépard est surtout menacée par la perte d’habitat et les tueries menées en représailles par les bergers lorsque le félin s’attaque au bétail. Des périls accrus par le trafic des petits.

    Souvent encore allaités et dépendants, les bébés sont arrachés à leur milieu naturel tandis que leur mère chasse, à moins que les trafiquants ne suivent une mère allaitante jusqu’à sa tanière. Puis, à pied, à dos de chameau, en voiture ou en bateau, ceux-ci acheminent les petits à travers la Corne de l’Afrique et l’étroit golfe d’Aden, jusqu’au Yémen. Ce voyage de 350 km ou plus peut prendre plusieurs semaines.

    Les bébés qui survivent au périple sont vendus comme animaux de compagnie en Arabie saoudite, aux Émirats arabes unis (EAU), au Koweït et dans d’autres pays du Golfe.

    Le Somaliland est considéré comme le centre névralgique du trafic des guépards. En effet, il offre un accès aisé vers l’Éthiopie et le Kenya (et les animaux qui y vivent), dispose d’un littoral long de 750 km et est proche du Yémen.

    Depuis des millénaires, toutes sortes de marchandises, légales ou illégales, traversent le golfe d’Aden. À l’heure actuelle, des bébés guépards, des pierres précieuses et des êtres humains, entre autres, sont sortis clandestinement de la Corne de l’Afrique. Et, dans l’autre sens, des armes à feu, des explosifs et des munitions y sont introduits en contrebande.

    Le procureur se lève d’un bond. Cabdiraxmaan Maxamed Maxamud brandit le téléphone portable de Cabdi Xayawaan, saisi après les arrestations. Il diffuse des messages audio envoyés par le prévenu à ses contacts. Dans l’un d’eux, vieux de trois mois, Cabdi Xayawaan demande à un associé en Éthiopie de lui trouver des bébés guépards. Le procureur montre au juge des clichés et des vidéos de bébés guépards (certains locaux, d’autres d’Éthiopie) sur le téléphone, ainsi que des images d’armes commandées par Cabdi Xayawaan au Yémen.

    Mes anciens contacts m’envoient encore des photos en me demandant de leur trouver des acheteurs de guépards, assure Cabdi Xayawaan. Il admet transmettre parfois des photos à un Yéménite, mais, insiste-t-il, pas pour essayer de conclure une affaire.

    Qualifiant Cabdi Xayawaan de « délinquant endurci », le procureur déclare au juge : « C’est un criminel qui a passé une bonne partie de sa carrière à se livrer au trafic d’espèces sauvages. »

    En novembre, Guuleed et Cabdi Xayawaan ont été reconnus coupables. Guuleed, qui n’avait pas de casier judiciaire, a été condamné à un an de prison. Cabdi Xayawaan a écopé de quatre ans, une peine record au Somaliland pour une infraction concernant l’environnement.

    Les dix petits guépards saisis vivent maintenant à Hargeisa, dans un centre de secours géré par le Cheetah Conservation Fund (« Fonds de protection des guépards », ou CCF). Cette ONG, basée en Namibie, collabore avec le Somaliland depuis 2011, quand le gouvernement a demandé de l’aide pour s’occuper des guépards saisis.

    À la mi-2021, le CCF disposait de trois installations abritant près de soixante guépards et un léopard. Capturés très jeunes, ces animaux sont tous incapables de survivre dans la nature. Ils devront passer le reste de leur vie en captivité.

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    Storm, Guhad et Leo (de gauche à droite) se reposent sur un abri dans un centre du CCF. Les guépards victimes de trafic sont souvent capturés bébés ; n’ayant jamais appris à chasser, ils ne peuvent pas être relâchés dans la nature. Jusqu’à ce qu’il existe une réserve dans un environnement naturel pour les guépards sauvés au Somaliland, ils seront confinés ici.

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    L’attrait pour les guépards n’a rien d’étrange. Bébés, ils ont de gros yeux ronds, de petits corps duveteux et des crêtes de fourrure sur le dos. Adultes, ils sont élégants, rapides et majestueux, moins agressifs que les lions ou les tigres, et ils ronronnent comme de gros chats domestiques.

    Les guépards ont toujours été des symboles de statut social. Dans la tombe de Rekhmirê, un vizir de l’Égypte antique, une peinture figure des visiteurs étrangers apportant des présents au pharaon Thoutmosis III, dont un guépard en laisse. Dans un palais de Florence, une fresque de la Renaissance montre le jeune Julien de Médicis à cheval, avec un guépard derrière lui. Joséphine Baker, vedette des Années folles (et future résistante), promenait son guépard Chiquita sur les Champs-Élysées.

    Aujourd’hui, Instagram est le lieu où voir et être vu avec ce félin. De nombreux messages sont publiés par de riches habitants des États du golfe Persique : guépards avec des Lamborghini et des Rolls-Royce, guépards au bord de piscines étincelantes, guépards posant avec des propriétaires somptueusement vêtus.

    C’est aussi sur Instagram que nombre de trafiquants postent des clichés de petits à vendre, affirme Patricia Tricorache. Ils commencent aussi à se servir de Snapchat, où les publications disparaissent au bout d’un certain temps, et de TikTok, qui héberge surtout des vidéos courtes, précise la chercheuse. Instagram n’a pas répondu à nos demandes de commentaires.

    Le Somaliland a proclamé son indépendance de la Somalie, son voisin du sud, en 1991, en pleine guerre civile. Au contraire de la Somalie, c’est une démocratie assez stable et fonctionnelle. Il est cependant confronté à des défis majeurs.

    Le Somaliland a certes noué des relations informelles avec plusieurs pays, mais la communauté internationale ne le reconnaît pas. Obtenir cette reconnaissance est un objectif-clé du gouvernement, désormais dirigé par le président Muse Bihi Abdi.

    Le Somaliland manque d’infrastructures, affiche un PIB annuel par habitant bien inférieur à 1 000 dollars et dépend économiquement des transferts de fonds depuis l’étranger. En outre, les sécheresses de plus en plus fréquentes éradiquent des troupeaux de bétail entiers, alors qu’ils constituent le fondement de la vie locale.

    Le Somaliland s’est toutefois attaqué au trafic de guépards avec une volonté dont peu de pays font preuve dans la lutte contre les délits liés à la faune sauvage. « Nous sommes un pays jeune, un pays émergent, mais un pays qui [ne veut pas] de la souffrance animale et du commerce des espèces sauvages », déclare Shukri Haji Ismail Mohamoud, ministre de l’Environnement et du Développement rural.

    Son ministère réprime la contrebande de guépards, en collaboration avec les gardes-côtes, l’armée, le Parlement, le procureur général et le ministère de l’Intérieur, qui supervise la sécurité nationale. L’objectif de ce combat est de protéger le patrimoine naturel du Somaliland, de renforcer la paix et la stabilité, et d’obtenir une reconnaissance internationale en tant qu’État indépendant régi par la primauté du droit.

    Le Somaliland parvient à développer ses institutions gouvernementales dans un contexte de système clanique. Celui-ci a longtemps été à la base de l’organisation sociale, de la sécurité collective et du règlement des litiges. Les anciens des clans, qui conservent influence et respect, entrent parfois en conflit avec les autorités civiles qui s’efforcent de moderniser le système judiciaire et les politiques de protection de la nature.

    Le règlement des litiges, notamment, relevait jusqu’alors du domaine des anciens des clans. Qui, en général, veulent empêcher que les leurs soient soumis au système juridique officiel.

    En cas de soupçons de trafic d’espèces sauvages, l’ingérence des clans et la corruption empêchent parfois les affaires de passer par le système juridique officiel, explique Erica Marsh, une spécialiste de la Corne de l’Afrique – même si la situation tend à changer depuis l’adoption en 2015 de la loi sur la gestion des forêts et la protection de l’environnement.

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    Cilmi Xaamud Axmed (au centre), garde ­côte somalilandais, monte à bord d’un bateau yéménite pour vérifier les permis de pêche, au large de Lughaye. Le Yémen n’étant qu’à quelques heures de bateau, ces eaux voient passer bien des trafics. Les gardes­ côtes sont la dernière chance d’intercepter les bébés guépards avant qu’ils ne soient hors de portée du Somaliland.

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    Le Somaliland ne peut accéder directement ni à l’aide internationale ni aux fonds de développement, faute de reconnaissance diplomatique. Les forces de l’ordre manquent de voitures pour suivre les suspects, de bateaux pour patrouiller le long des côtes, de radios pour communiquer entre elles. Le ministère de l’Environnement peine également à étendre son champ d’action au-delà de Hargeisa. Dans les zones rurales reculées d’où provient la contrebande, peu de gens connaissent les lois sur la protection de la faune. Aux yeux des bergers, pour qui les guépards ne font que menacer le bétail, le trafic de bébés guépards ne diffère guère de la vente de chèvres.

    Mahdi Faarax Dugsiye, 38 ans, marié et père de 7 enfants, possède 40 chèvres et moutons, et 1 chameau. Aux alentours de Bown, où il vit, on l’appelle désormais le « protecteur de guépards ». Or, quelques mois plus tôt, il en a abattu un.

    Tard un après-midi, il a vu un guépard dévorer une chèvre – celle qui avait fourni du lait pour son plus jeune fils. « Je me sentais si amer que j’en ai presque pleuré. Je devais me venger », se rappelle-t-il. Il a couru chercher son fusil, hérité de son père. Il a tiré et atteint l’animal au flanc.

    « J’ai embrassé le fusil. J’avais réussi », raconte Dugsiye. Pour les éleveurs du Somaliland, la richesse se mesure à la taille du troupeau. Quand Dugsiye était jeune, son père avait 500 bovins, chèvres et moutons, un troupeau de chameaux et une ferme. Si un guépard tuait l’une de ses bêtes, il l’ignorait, raconte Dugsiye. C’était simplement la loi de la nature.

    Aujourd’hui, le troupeau de Dugsiye ne représente plus qu’une petite partie de tout cela, et la ferme a disparu. Les périodes de sécheresse sont fréquentes et les précipitations, irrégulières. Lorsque la pluie tombe enfin, elle provoque des crues subites. Les tempêtes peuvent être meurtrières. En 2018, le cyclone tropical Sagar a tué au moins 25 personnes au Somaliland et la moitié du bétail dans la région d’Awdal.

    La terre ne peut plus subvenir comme jadis aux besoins des animaux domestiques ou sauvages. Avec la sécheresse, les bons pâturages et la végétation se raréfient, de même que les proies telles que les antilopes et les phacochères.

    Les guépards doivent donc chercher d’autres sources de nourriture. Parfois, ce sont des chèvres ou des moutons que les éleveurs ont amenés plus avant dans l’habitat des félins pour trouver de bons pâturages.

    Bien que les guépards aient officiellement disparu du Somaliland il y a plusieurs décennies, la plupart des éleveurs disent en voir de temps à autre, pour le moins. Or, le lendemain du jour où Dugsiye a tué un guépard, Cabdinasir Hussein, responsable de la faune au ministère de l’Environnement, a traversé Bown en voiture. Et il a vu un guépard mort au bord de la route. Un berger a identifié Dugsiye comme étant le tireur, et ce dernier a été arrêté. Dugsiye apprenait là pour la première fois que chacun avait le devoir de protéger la faune.

    Peu de gens au Somaliland connaissent la législation sur les animaux sauvages, surtout en zone rurale. En raison du faible taux d’alphabétisation et du nomadisme, il est difficile d’informer les bergers, qui sont les personnes les plus susceptibles d’interagir avec la faune, observe Cabdilahi Xasan Warsame, maire de Harirad.

    Cette ville se situe près de la frontière avec l’Éthiopie, et on vient y vendre des guépards. Avec l’éducation et la sensibilisation à l’importance des félins, les communautés « deviendront leurs protectrices, pas leurs persécutrices », estime le maire, surtout si l’on peut convaincre les anciens des clans de prendre l’initiative.

    Dugsiye a été libéré sans mise en examen, après avoir eu droit à un rappel la loi et au fait que les guépards méritent d’être protégés, car ils font partie intégrante du patrimoine naturel du Somaliland. « J’ai promis que je ne tirerais plus jamais sur un guépard », relate-t-il, ajoutant qu’il s’était engagé à dénoncer quiconque le ferait. Un dévouement bientôt mis à l’épreuve. Peu de temps après son arrestation, Dugsiye a perdu deux autres chèvres : une qui allaitait et une autre en gestation. Mais, assure-t-il, tant qu’il pourra nourrir ses enfants, il restera un défenseur des guépards.

    Lobikito Leparselu garde les chèvres de la famille, dans le nord du Kenya. Comme au Somaliland, ...

    Lobikito Leparselu garde les chèvres de la famille, dans le nord du Kenya. Comme au Somaliland, perdre du bétail du fait des guépards peut y être catastrophique. « J’en perds sans doute plus de vingt par an sur la centaine que je possède, explique Leparselu Lemongu, le père du chevrier. C’est mon patrimoine, et je le vois disparaître peu à peu. » Les prédations poussent parfois certains éleveurs à capturer et à vendre des bébés guépards aux contrebandiers.

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    La pauvreté conduit certaines personnes à tuer ou à braconner des guépards. Mais c’est la cupidité qui motive les principaux trafiquants.   « Dans l’activité de contrebande, si vous avez une goutte de miséricorde dans le corps, ce travail n’est pas pour vous », affirme un vendeur de khat nerveux, aux yeux injectés de sang, qui joue les entremetteurs dans des ventes de guépards.

    L’homme est assis à l’ombre d’un manguier. Derrière lui, des babouins dévalent le lit de la rivière à sec. Il explique comment il a servi d’intermédiaire entre des éleveurs (qui braconnent les petits juste de l’autre côté de la frontière avec l’Éthiopie, quasi inhabitée) et Cabdi Xayawaan, qui fait passer les félins en contrebande jusqu’à la côte du Somaliland, puis hors de la région.

    Cabdi Xayawaan est connu de tous, depuis les ministres du gouvernement et les officiers supérieurs de l’armée jusqu’aux maires des villes, aux pêcheurs et aux agriculteurs. « C’est le pire trafiquant, déclare le colonel Yuusuf Iimaan Diiriye, commandant de la garnison qui supervise les régions du Sahil et d’Awdal, dans l’ouest du Somaliland. Il est l’homme qui fait disparaître le guépard dans cette région. »

    Cabdi Xayawaan opérait souvent près des villes du Sahil, où il a passé son enfance, selon les habitants des environs. Il connaît les itinéraires où il a le moins de risque de rencontrer des patrouilles, les plages les plus (ou les moins) susceptibles d’avoir des gardes-côtes et les villes où il peut payer des individus pour faire le guet.

    Des membres des forces de l’ordre ont établi qu’il était lié à plus de vingt faits de contrebande de guépards au seul Sahil depuis 2012. Mais, avant l’affaire de l’automne dernier, trois arrestations seulement avaient mené à des condamnations.

    «C’est un politicien disposant d’un vaste réseau », explique un chauffeur qui opère le long de la côte du Sahil et dit croiser Cabdi Xayawaan au moins deux fois par mois. Il a vu des bébés guépards – et parfois même des lionceaux – à plusieurs reprises dans la voiture du trafiquant. Le chauffeur a également remarqué que Cabdi Xayawaan voyage souvent avec de jeunes hommes, dont certains sont armés et d’autres paraissent ivres – un tabou au Somaliland islamique, où l’alcool est interdit. « Pour lui, constate le colonel Diiriye, rien n’est haram [“interdit”, en arabe]. »

    Cabdi Xayawaan a fait ses débuts il y a plus d’une décennie, en travaillant avec un autre trafiquant. C’est ce qu’affirme Timothy Spalla, un enquêteur financé par la National Geographic Society et qui, avec son équipe, étudie le commerce des guépards dans la Corne de l’Afrique et au Moyen-Orient. Cabdi Xayawaan a rapidement établi des contacts avec des acheteurs arabes et supplanté son ancien employeur.

    Un officier de l’armée qui l’a arrêté une fois le décrit comme un homme intelligent et secret. Cabdi Xayawaan disposait de plusieurs cartes SIM pour son téléphone portable et d’un téléphone satellitaire, et changeait fréquemment de voiture, précise Spalla. Il sait gagner la loyauté et tisser un réseau en tablant sur le charisme et les encouragements – par l’argent surtout.

    Cabdi Xayawaan s’appuie sur un vaste réseau. Lorsque les forces de l’ordre ont accru la pression dans l’ouest du Somaliland, il a habilement déplacé ses routes commerciales vers l’est.

    Aux dires de témoins oculaires, de complices, de représentants du gouvernement et d’agents des services de police, même si sa spécialité était le trafic de bébés guépards, cela ne l’empêchait pas, à l’occasion, de passer en contrebande un lion ou un léopard, et d’introduire des armes et du khat au Somaliland. Il lui arrivait souvent de convoyer lui-même les jeunes guépards jusqu’à la plage pour les remettre à des passeurs à bord de bateaux à destination du Yémen, affirment le chauffeur et d’autres qui l’ont vu.

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    Le juge (sur la gauche) examine 5 des 10 guépards confisqués dans l’affaire Cabdi Xayawaan et amenés devant le tribunal en tant qu’éléments de preuve. Le prévenu a été reconnu coupable en novembre dernier et condamné à quatre ans de prison dans une procédure largement considérée comme une étape majeure.

     

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    La station de la garde côtière de Ceel Shiikh, une petite ville de la côte centrale, paraît désaffectée. Un bâtiment à la peinture écaillée se dresse dans une grande cour jonchée d’équipements mécaniques. Les agents qui y sont en poste n’ont pas de véhicule pour se rendre aux endroits utilisés par les contrebandiers le long de la plage. Ils n’ont ni radio ni téléphone satellitaire. Et le signal de téléphonie mobile peut être faible, surtout en mer. Leurs quelques petits navires de patrouille ne sont en réalité que des bateaux de pêche.

    Les gardes-côtes et les autorités locales de Ceel Shiikh savent depuis des années que Cabdi Xayawaan passe des guépards en fraude via les plages de la ville. Il a beaucoup de relations selon le préfet de district Maxamed Jamac Colaad, mais ceux qui tentent d’arrêter la contrebande en ont aussi : « La communauté nomade est comme une radio et des antennes. Nous travaillons avec elle pour connaître la situation. »

    Et voici ce qui est arrivé il y a quatre ans. Cabdi Xayawaan se rendait à Ceel Shiikh dans un SUV Toyota rouge. À bord, des bébés guépards qu’il prévoyait apparemment de remettre à un bateau se trouvant au large cette nuit-là.

    Faute de voiture, les gardes-côtes ont monté une opération pédestre. Grâce à des informateurs, ils savaient quel itinéraire le trafiquant allait emprunter. Ils se sont donc mis à l’affût dans les buissons, de chaque côté de la route. Si Cabdi Xayawaan parvenait jusqu’à la plage, il lui faudrait transporter les jeunes guépards afin de les donner aux Yéménites pataugeant vers le rivage depuis le bateau. Et si les agents ne parvenaient pas à stopper Cabdi Xayawaan avant la livraison, ils auraient ensuite peu de chance de sauver les petits. Car les bateaux des gardes- côtes ne sauraient rivaliser avec ceux des contre-bandiers yéménites.

    Lorsque le véhicule de Cabdi Xayawaan est arrivé en bringuebalant dans la poussière et les broussailles, raconte le commandant adjoint de la station de gardes- côtes, les agents armés ont jailli des buissons et bloqué le chemin. En fouillant la voiture, ils ont trouvé six bébés guépards. Bien que clamant son innocence, Cabdi Xayawaan a été arrêté. Mais, pour une raison obscure, l’affaire a été classée.

    Toutes les villes du Somaliland ne sont pas aussi dépourvues de ressources que Ceel Shiikh. Berbera possède un port de commerce dont le développement est assuré par la société émiratie DP World. Une forte présence de gardes-côtes y a considérablement diminué la contrebande de guépards, explique le colonel Haaruun Saciid Cali, leur chef à Berbera, le plus important commandement maritime de Somaliland. Lorsque ses hommes partent en patrouille, c’est à bord d’un navire de guerre de 20 m, avec deux petits bateaux à moteur pour la sécurité.

    « Notre littoral est long, poreux et difficile à surveiller », concède Axmad Maxamad Xaaji Du’ale, gouverneur du Sahil. Et il n’y a pas assez de points de contrôle sur les routes menant à la côte pour arrêter le commerce illicite.

    À Berbera, cependant, les gardes-côtes et les réseaux d’informateurs de la police ont contribué à améliorer la sécurité, ces dernières années. Les contrebandiers ont dû trouver d’autres points de sortie. Le port est d’une importance cruciale pour l’économie du Somaliland et pour attirer les investissements étrangers, de sorte que «nous prenons la sécurité très, très au sérieux, poursuit Du’ale. Nous désirons tous obtenir la reconnaissance du pays. »

    Le gouvernement a également chargé une unité militaire de lutter contre le trafic, basée dans la ville côtière de Lughaye, un autre endroit qu’utilisait Cabdi Xayawaan pour faire sortir les guépards du Somaliland. L’unité a pour tâche de prévenir le trafic d’êtres humains, d’animaux sauvages et, surtout, d’armes.

    Cabdi Xayawaan, jugé à Hargeisa pour trafic de guépards, se tient derrière les barreaux du box, ...

    Cabdi Xayawaan, jugé à Hargeisa pour trafic de guépards, se tient derrière les barreaux du box, tandis que le juge lui parle. Déjà condamné trois fois et réputé être le plus gros contrebandier de guépards du Somaliland, Cabdi Xayawaan a plaidé non coupable.

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    Un pêcheur, qui travaille le long de la côte depuis trente ans, dit avoir été témoin de toutes sortes d’activités de contrebande à l’extérieur de Lughaye : êtres humains, carburant, pierres précieuses, guépards, léopards, lions, gazelles.

    Il explique avoir assisté pour la première fois au trafic de guépards à Lughaye vers 2005 et avoir vu la ville en devenir le centre névralgique, l’activité culminant autour de 2013. À l’époque, il voyait des bébés sortis clandestinement au moins une fois par mois, parfois une fois par semaine. Le déclenchement de la guerre au Yémen en 2014 et le blocus de son littoral par les Saoudiens, suivis des mesures répressives prises par le gouvernement du Somaliland contre la contrebande de guépards, ont un temps ralenti le commerce, affirme-t-il.

    Le pêcheur se souvient d’avoir fait la connaissance de Cabdi Xayawaan alors que la voiture de ce dernier était tombée en panne un jour de 2014. « Tu dépends de la mer pour te nourrir, et moi des petits, lui a dit Cabdi Xayawaan. Alors ne t’en mêle pas. » Puis il lui a donné de l’argent.

    À Hargeisa, dans lefroid du tribunal aux murs de béton, le procureur revient à plusieurs reprises sur les éléments de preuve contenus dans le téléphone de Cabdi Xayawaan, en particulier les messages entre lui et les Yéménites. Un jour, selon les relevés bancaires cités par le procureur, ces derniers lui ont envoyé près de 4 000 dollars. Peu de temps après, le prévenu a reçu des photos et des vidéos de bébés guépards.

    Personne ne sait où ces animaux se trouvent à présent – s’ils font partie des dix amenés au domicile de Guuleed et secourus par la suite, s’ils ont été embarqués sur un bateau en partance pour le Yémen et vivent dans une ménagerie privée, ou s’ils sont morts. La plupart des jeunes guépards capturés reçoivent pour seule nourriture du lait de chèvre et de la viande, et il est probable que beaucoup meurent de malnutrition et d’autres de maladies en cours de route.

    Les itinéraires empruntés par les contrebandiers pour transporter les guépards du Yémen au golfe Persique sont mal connus, mais, selon Patricia Tricorache, nombre d’entre eux sont sans doute acheminés à travers le Yémen jusqu’en Arabie saoudite. De là, ils sont répartis entre les acheteurs situés dans le royaume, au Koweït ou aux Émirats arabes unis.

    Les lois sur la protection des espèces sauvages comme animaux de compagnie dans ces pays peuvent être difficiles à décrypter. Les Émirats arabes unis, par exemple, ont interdit la propriété privée d’animaux « dangereux » tels que les guépards en 2016. Certaines personnes ont rendu leurs félins, mais, cinq ans plus tard, beaucoup d’Émiratis en possèdent encore, selon une recherche effectuée sur Instagram.

    Certains, semble-t-il, profitent d’une faille dans la loi qui exempte de l’interdiction les centres de recherche, les parcs animaliers et les zoos – y compris les zoos privés, tels que ceux appartenant aux ultrariches. Le ministère de l’Environnement des Émirats arabes unis affirme avoir établi des normes rigoureuses pour les licences de zoos et travaille avec les autorités locales à « l’élaboration d’une réponse coordonnée et rapide aux cas de possession illégale». Les peines encourues vont jusqu’à six mois de prison et une amende de 136 000 dollars.

    Au Koweït, plusieurs propriétaires de guépards ont refusé de parler à National Geographic de peur d’avoir maille à partir avec la justice, même s’ils partagent publiquement des photos de leurs guépards sur leur compte Instagram.

    Peu importe ce que montrent ces photos, les guépards n’ont pas été domestiqués. Les animaux domestiques, tels que les chats, les chiens, les moutons ou les chevaux, sont issus de générations d’élevage sélectif, pour la compagnie, la nourriture ou le travail.

    Mais les guépards ne se reproduisent pas facilement en captivité, explique Adrienne Crosier, la biologiste qui gère le programme d’élevage de guépards au Smithsonian Conservation Biology Institute, en Virginie. Les cycles de reproduction irréguliers et la fragilité des petits guépards font de leur élevage un art plus qu’une science, dit-elle, ajoutant que la majorité des guépards de compagnie « ont été prélevés dans la nature ».

    Cabdi Xayawaan est à l’heure actuelle en prison, mais on ignore pour combien de temps. Au printemps dernier, plusieurs mois après l’expiration du délai légal lui permettant de faire appel de sa condamnation, son dossier a été rouvert, pour des raisons qui demeurent obscures. À la même période, Guuleed, qui a payé une amende et n’a purgé qu’une partie de sa peine d’un an de prison, est décédé chez lui à Hargeisa peu après sa libération, selon le ministère de l’Environnement.

    Si la condamnation de Cabdi Xayawaan est annulée, l’une des plus grandes victoires du Somaliland contre le trafic de guépards prendra fin avec elle – comme c’est le cas de tant de procédures contre la criminalité liée aux espèces sauvages – sans bruit et sans réelle conséquence.

    À la fin juin, au moins cent cinquante guépards avaient été mis en vente cette année. 

    Article publié dans le numéro 264 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine

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