En Europe, la lutte pour le contrôle des populations de sangliers continue
Les gouvernements et communautés scientifiques d'Europe proposent de nombreuses solutions plus ou moins efficaces pour contrôler les populations de sangliers, en constante augmentation en raison de leur potentiel de reproduction et de l’activité humaine.
Des sangliers fouillent dans les ordures du quartier de Monte Mario (Rome, en mai 2022).
ROME, ITALIE – Par une nuit fraîche du mois de septembre, le zoologiste Andrea Monaco marche en silence dans la résidence présidentielle de Castelporziano, une zone protégée située tout près de Rome, pour rejoindre une famille de sangliers pris au piège. En le voyant, les huit marcassins et leur mère de 50 kilogrammes tentent de traverser le filet souple du piège circulaire, mais celui-ci les renvoie directement vers l’intérieur.
Monaco et ses collègues libèrent la laie et l’un des marcassins, puis entrent dans l’enclos de 6 mètres de large pour attraper les autres petits pour les étudier. Au milieu de la forte odeur de sanglier mouillé, de boue et d’excréments qui les entoure, l’un des chercheurs annonce en souriant que le petit qu’il tient dans ses bras lui a uriné dessus.
Plusieurs écosystèmes méditerranéens prospèrent dans ce domaine de 60 kilomètres carrés, tels que des zones humides, des forêts denses de pins et de chênes, et des dunes de sable. Sa beauté a autrefois attiré des empereurs et aristocrates romains qui y ont construit des villas élaborées. Désormais, de simples briques émergeant du sol limoneux. La région abrite actuellement la plus ancienne population de sangliers du pays, une population que Monaco et d’autres chercheurs étudient dans le but de contrôler cet herbivore qui semble impossible à arrêter.
On estime à un million le nombre de sangliers qui errent à travers l’Italie, détruisent les cultures et causent au moins 2 000 accidents de la route chaque année, selon Monaco. Au début de l’année 2022, un cas de peste porcine africaine a été détecté chez un sanglier italien, ce qui fait craindre que les animaux sauvages puissent transmettre le virus mortel aux porcs domestiques élevés pour l’industrie de la viande.
Un sanglier et ses petits traversent la rue (Rome, le 13 mai 2022).
Ce problème n’est pas propre à l’Italie. Dû en grande partie à l’urbanisation et à la repousse des forêts, les populations de sangliers sont en expansion dans toute l’Europe. De plus en plus de personnes signalent des rencontres avec ces animaux dans de nombreuses métropoles du continent, de Berlin à Madrid en passant par Varsovie.
« Cette espèce est exceptionnelle d’un point de vue écologique, elle est dotée d’une très grande capacité d’adaptation et d’un énorme potentiel de reproduction », affirme Monaco, qui étudie les sangliers du pays depuis plus de vingt ans à l’Institut italien pour la protection et la recherche environnementales (ISPRA), à Rome.
Ce soir-là, dix autres scientifiques et experts de la faune sauvage de tout le pays se joignent à lui, désireux d’apprendre de nouvelles interventions pour freiner la progression des sangliers. Le piège qui a capturé la laie et ses marcassins, par exemple, venait tout juste d’arriver des États-Unis : appelé PigBrig, il est léger, s’ancre au sol comme une tente et peut attraper jusqu’à soixante sangliers à la fois.
Ces filets pourraient potentiellement ralentir la croissance de la population, en particulier si de nombreuses femelles reproductrices sont capturées, explique Monaco. Dans de nombreux cas, les animaux sont euthanasiés sans cruauté sur place, puis vendus ou donnés pour leur viande.
Des ouvriers préparent des vignes au domaine Barone Ricasoli dans le Chianti (en Italie, le 2 mars 2016). Les sangliers dévorent à la fois les vignes et leurs fruits, ce qui est problématique pour l'industrie du vin.
Cette fois, cependant, toute la famille survivra à la rencontre, et sept des marcassins seront équipés d’un marqueur à l’oreille qui permettra au zoologiste de suivre leurs déplacements et leur durée de vie : des données précieuses pour comprendre la population de sangliers du domaine.
Tandis que l’équipe retourne à sa voiture, Barbara Franzetti, coordinatrice du programme dédié au sanglier à Castelporziano et biologiste à l’ISPRA, résume le défi qui doit être relevé.
« Si nous ne changeons pas radicalement nos méthodes de gestion [des sangliers], la population continuera à croître. »
LE BOOM DES SANGLIERS
Les sangliers sont originaires d’Asie du Sud-Est et ont commencé à coloniser le continent européen il y a environ cinq millions d’années, devenant par la suite un aliment de choix pour de nombreuses civilisations. Ces animaux vivent en groupes familiaux de tailles diverses, généralement composés d’une ou plusieurs femelles apparentées et de leurs progénitures, ainsi que d’autres jeunes.
Au début du 20e siècle, en raison de la pression humaine causée par la déforestation et l’agriculture, l’espèce a frôlé l’extinction. Seules quelques populations subsistaient en Toscane, dans le sud de l’Italie et dans les Alpes.
Cependant, après la Seconde Guerre mondiale, alors que l’économie de l’Italie était en plein essor et que sa population s’urbanisait, les forêts se sont lentement reconstituées et la faune est revenue. Les sangliers, qui sont des animaux opportunistes et qui se nourrissent de nombreux aliments, y compris des cultures humaines, ont alors connu un rebond, notamment face à l’absence de leur principal prédateur, le loup gris.
En outre, à partir de la fin des années 1950, des groupes de chasseurs italiens ont fait pression sur les villes et les collectivités régionales pour transférer des sangliers provenant de zones clôturées ou protégées comme Castelporziano, et parfois même de pays d’Europe de l’Est, afin de repeupler les forêts vides. Les chasseurs ont également repeuplé leurs propres terrains de chasse par eux-mêmes.
Cette pratique a perduré jusqu’à son interdiction en 2015 ; à cette date, les sangliers étaient toutefois déjà devenus un problème généralisé.
DES SANGLIERS DANS LA VILLE
En Italie, les sangliers causent désormais jusqu’à 22 millions d’euros de dégâts agricoles chaque année, et bien que les collectivités régionales indemnisent les agriculteurs, le paiement est souvent partiel ou arrive trop tard pour préserver la récolte.
Marco Massera, un agriculteur de la ville de Gênes qui cultive des légumes tels que des courgettes, des aubergines et des poivrons, s’efforce de dissuader les sangliers de s’installer dans sa ferme de 7,5 hectares depuis maintenant quinze ans. En cherchant des racines et des larves, les porcs creusent profondément dans la terre.
« Un sanglier ne mange pas, il désintègre. Avec son museau, il arrache les plantes donc, après son passage, la partie qu’il a déracinée est perdue », explique M. Massera, qui a reçu des fonds du gouvernement pour créer des clôtures autour de ses champs.
Ces dernières années, M. Massera a également remarqué une forte augmentation du nombre de sangliers qui pénètrent dans ses champs à proximité de la ville, après avoir emprunté des rues pourtant pleines de voitures et d’humains.
De Berlin à Varsovie, les sangliers (photographiés ici à Rome en mai 2022) sont de plus en plus à l'aise dans les environnements urbains européens.
Selon Monaco, les sangliers ont en effet adopté les zones urbaines en raison de l’abondance de déchets, et de personnes souhaitant les nourrir. Selon son étude publiée récemment, les sangliers sont désormais courants dans 105 villes italiennes, alors qu’elles n’étaient que 2 il y a 10 ans. Pour démontrer que les sangliers sont devenus bien trop à l’aise en ville, le zoologiste se réfère à une vidéo enregistrée à Rome au mois de mars, qui montre deux laies allaitant calmement leurs marcassins au milieu d’une route.
« Dans la nature, le moment de l’allaitement est celui où les animaux sont les plus délicats et les plus exposés à la prédation et aux risques », explique-t-il.
Carme Rosell, experte en gestion de la faune sauvage et directrice de la société de conseil en environnement Minuartia en Espagne, a observé une audace similaire chez les sangliers de son pays. La population de sangliers y a doublé en seulement vingt ans, et frôle désormais le million d’individus.
« Ils ont accédé à un gigantesque stock de nourriture : nos champs agricoles et les déchets organiques urbains. Rien n’a permis de freiner leur croissance démographique ; ils n’ont pas de prédateurs, leur habitat naturel, la forêt, s’étend de plus en plus, et les hivers sont moins froids », décrit-elle.
« Mais un autre facteur essentiel, c’est qu’ils n’ont plus peur de l’être humain. »
LA CHASSE EST-ELLE VRAIMENT UNE SOLUTION EFFICACE ?
En 2005, dans une tentative infructueuse de résoudre le problème des sangliers, les autorités italiennes ont fait appel à la chasse. Bien que les chasseurs de sangliers italiens tuent environ 295 000 sangliers par an, le rythme de reproduction de ces derniers est encore plus rapide : chaque année, leur population peut atteindre une croissance de 150 %, selon Monaco.
Selon lui, le problème est notamment dû au fait qu’environ 30 à 40 % des 500 000 chasseurs italiens pratiquent la caccia in braccata, une forme de chasse communautaire dans laquelle quelques chasseurs accompagnés de chiens conduisent les sangliers vers d’autres chasseurs installés à des postes particuliers, où les animaux sont ensuite tués. C’est l’occasion de se faire des amis, de passer du temps dans la nature et d’aller boire un verre ensuite.
Un chasseur traîne un sanglier qu'il a tué (en Corse, en 2014). De manière générale, la chasse n'a pas ralenti la propagation de l'espèce.
Cette tradition a toutefois un inconvénient : les chasseurs s’en prennent surtout aux sangliers les plus imposants, désintégrant ainsi le noyau familial et dispersant les plus petites femelles, qui commencent leur cycle de reproduction plus tôt.
Selon Monaco, le gouvernement devrait plutôt engager des chasseurs pour cibler les femelles reproductrices de manière sélective, ce qui réduirait considérablement la population.
Cependant, de nombreux chasseurs traditionnels s’opposent à cette idée, en raison de sa nature solitaire, mais aussi car elle limiterait le nombre de cibles potentielles pour leur braccata.
Massimo Buconi, le président de Federcaccia, l’association historique des chasseurs italiens, est conscient de l’importance de la chasse sélective, mais affirme qu’elle ne serait pas suffisante. L’homme argue que seuls les chasseurs, qui peuvent attraper des dizaines de sangliers en une fois lors d’une braccata, peuvent résoudre le problème ; ils devraient donc, selon lui, bénéficier d’une plus grande autonomie pour intervenir dans les zones protégées.
Des chasseurs se rassemblent pour chasser le sanglier (Toulouse, 2021). Rien ne prouve que la chasse, ou le contrôle par l'abattage, permettre de diminuer la population de l'animal ; elle encouragerait même une plus grande reproduction.
Des chasseurs alignent des sangliers tués lors d'une chasse (Toulouse, 2021).
Antonino Morabito, éthologue pour Legambiente, une organisation environnementale à but non lucratif établie à Rome, note que les chasseurs et les groupes de chasseurs ont souvent une influence politique dans les collectivités locales.
« La chasse a beaucoup d’importance pour ces personnes, et lorsqu’elles doivent voter, ça a une influence sur leur décision », explique M. Morabito. « C’est la raison pour laquelle ce choix conditionne encore clairement l’administration publique italienne. »
ET LES AUTRES PAYS ?
L’Italie n’est pas le seul pays à ne pas avoir vu beaucoup d’avantages à la généralisation de la chasse.
En Pologne, depuis 2017, la chasse au sanglier est ouverte toute l’année. Selon l’Association polonaise de la chasse, en 2021, plus de 4,6 millions de chasses ont eu lieu et 269 000 sangliers ont été abattus. Pourtant, l’animal empiète de plus en plus sur les plus grandes métropoles ; on estime par exemple que Varsovie abrite plus de 1 000 individus.
En Espagne, bien que 400 000 sangliers soient chassés chaque année, la population pourrait encore doubler d’ici 2025, selon les données de l’Institut de recherche cynégétique du pays.
Uri Shanas, biologiste à l’université israélienne de Haïfa, a récemment mis au point une expérience prometteuse qui a permis d’éloigner les sangliers de la ville de Kiryat Tivon.
« Comme les sangliers aiment se baigner dans la boue pour se rafraîchir et se débarrasser de leurs parasites, et la creuser pour trouver de la nourriture, nous avons installé des petits bassins à leur intention dans des zones naturelles, et cela a eu beaucoup de succès. Ils venaient dans les bassins, s’éclaboussaient, jouaient et s’amusaient, et leurs excursions à [Kiryat Tivon] ont diminué. »
Pour la durée de l’étude, l’une des conditions de Shanas était de ne pas réaliser d’abattage de sangliers.
Outre les raisons liées à l’éthique et la sécurité, « tirer sur des sangliers ne résout pas le problème, et dans de nombreux cas, cette pratique augmente la reproduction, un phénomène que l’on retrouve également chez les loups », explique-t-il.
DES SOLUTIONS FACE À UN VIRUS INQUIÉTANT
En Italie, la présence de la peste porcine africaine a été confirmée chez plus de 200 sangliers, et selon Monaco, la propagation du virus préoccupe fortement les Italiens. Chaque année, les agriculteurs italiens élèvent 8,5 millions de porcs qui font vivre une industrie porcine de près de 3 milliards d’euros.
Après une épidémie particulièrement dévastatrice en 2018, les agriculteurs chinois ont été contraints de tuer des centaines de millions de porcs pour stopper la propagation du virus.
En septembre dernier, Monaco a assisté au 13e symposium international sur les sangliers et autres suidés à Barcelone où, pour la première fois, un consensus a été établi sur la nécessité de contenir les sangliers sur tout le continent.
« La population n’est pas inquiète, elle est terrorisée par la peste porcine », affirme Franzetti, qui a également assisté au symposium.
Les membres de l'association des agriculteurs de Coldiretti portent des masques de sanglier et manifestent pour sensibiliser au contrôle de ces animaux destructeurs (le 27 mai 2022).
Les chercheurs ont partagé certaines victoires : le gouvernement allemand, par exemple, a tué des dizaines de sangliers en utilisant 400 des pièges américains que les chercheurs italiens ont testés à Castelporziano. Dans le Brandebourg, en Allemagne, « les dégâts causés par les sangliers ont diminué et les observations de sangliers sur les caméras sont en baisse », révèle Carl Gremse, membre d’une équipe chargée de lutter contre la peste porcine africaine dans la ville.
Rosell et son équipe ont collaboré à l’élaboration d’un guide de mesures dissuasives à l’intention des municipalités espagnoles. Il s’agit notamment de protéger les poubelles et les mangeoires extérieures pour chats des sangliers, et de peupler les espaces verts urbains de plantes non appréciées de ces animaux.
À Rome, les responsables de la faune ont rencontré un certain succès en installant des filets autour des poubelles ou en les remplaçant par des modèles résistants aux sangliers.
Certains groupes de protection des animaux préconisent de stériliser les femelles au lieu de les tuer. Par exemple, Massimo Vitturi, un militant de la Ligue contre la vivisection (LAV) établie à Rome, propose que les responsables de la faune sauvage injectent aux laies un médicament pour les rendre infertiles.
Toutefois, Vitturi admet que cette approche est limitée par la logistique et les coûts liés à l’injection manuelle de toutes les femelles sangliers, une par une. Monaco affirme en outre que les effets de ces traitements s’estompent au bout de quelques années, permettant aux laies de se reproduire à nouveau.
LIMITER LES DÉGÂTS
En Italie, Maria Luisa Zanni mène un projet scientifique visant à lutter contre les sangliers dans la région d’Émilie-Romagne, dans le nord du pays, où elle dirige le comité de planification de la faune sauvage.
Des sangliers courent dans les hautes herbes dans les Abruzzes, en Italie. Les espèces de la région se sont reconstituées après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les forêts ont commencé à se reconstituer.
Avec son équipe, elle a subdivisé la région en une quarantaine de parcelles de 100 kilomètres carrés, et attribué à chacune d’entre elles une valeur spécifique en termes de l’impact des sangliers. En identifiant les endroits où les animaux causent le plus de perturbations, l’équipe a pu suggérer aux autorités locales de renforcer les efforts d’éradication et les compensations financières aux agriculteurs.
« Grâce à ce système, nous pouvons limiter un peu les dégâts », explique Zanni. Cependant, on ignore si cette stratégie permet de limiter la population de sangliers dans sa région.
« Nous faisons de gros efforts, mais je ne sais pas si nous réussissons », avoue-t-elle. « Si d’autres pays que l’Italie ont trouvé de meilleures solutions, nous les accueillerons avec plaisir. »
Les travaux d’Eva Van Den Berg en Espagne, de Slawomir Borkowski en Pologne, et d’Adi Katz en Israël pour les versions internationales de National Geographic ont été utilisés pour la rédaction de cet article.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.